Les grandes tendances actuelles en matière de politique financière
Les grandes tendances actuelles en matière de politique financière
Suite de notre série consacrée à la politique fédérales des finances… Aujourdhui nous observons une amélioration de notre économie, pourtant la politique des «caisses vides» se poursuit et ne laisse entrevoir aucun ralentissement.
Depuis la fin de 1997, léconomie suisse connaît à nouveau des taux de croissance plus élevé quauparavant et les comptes des collectivités publiques se sont très rapidement améliorés. Les organisations patronales et leurs représentants sur le plan politiques et médiatiques en profitent pour accélérer encore leur offensive visant à réduire la charge fiscale pesant sur le Capital, cest-à-dire sur les revenus et la fortune des milieux daffaires et sur les bénéfices des entreprises.
En dautres termes, la politique des caisses vides ainsi que son complément indissociable, la politique daustérité, ne vont en aucun cas se stopper ni même, probablement, se ralentir, mais se poursuivre, peut-être même à un rythme plus rapide. A cet égard, un éditorial que la NZZ publie en décembre 1999 est éloquent: «Les années de récession économique qui sont derrière nous ont été dures sur le plan financier, mais elles ont constitué de très bonnes années sur le plan de la politique financière. Lobligation de faire des économies a conduit à ce que lexpansion explosive des dépenses [
] a pu être freinée. […] Grâce à la crise économique, grâce à la «politique des caisses vides» dénoncée par les partis de gauche, on a réussi à maîtriser à nouveau la croissance vertigineuse des dépenses et ainsi à faire également un pas en direction dune administration plus mince et plus fit…».1
Deux mois plus tard, linfluent quotidien zurichois revient à la charge: «Le but commun des Libéraux et des Bougeois-Conservateurs – est-il écrit dans un éditorial – doit être au-jourdhui non seulement dempêcher une croissance supplémentaire de la quote-part étatique mais de ramener la charge globale des habitants à un niveau raisonnable»; aussi léditorial se félicite-t-il de la décision de baisser les impôts de 3% dans le canton de Zurich que venait de prendre la majorité bourgeoise du Grand Conseil car «
la diminution du taux de limposition donne au Gouvernement un mandat clair, celui de faire des économies [
] les impôts [ayant] été réduits en large partie afin de renforcer la discipline en matière de dépenses». 2
Les organisations patronales ne sont pas en reste.
Présentant leur stratégie financière le 14 avril 2000, le Vorort, lAssociation suisse des Banquiers et lUnion suisse des Arts et Métiers exigent de substantielles diminution dimpôts, cela alors que léquilibre financier des collectivités publiques helvétiques est à peine rétabli. Reprenant pratiquement mot à mot ce que le Vorort affirmait en 1985 (cf. la citation ci-dessus), elles allèguent qu«
en périodes de croissance bouillonnante des recettes, lapparition de nouvelles convoitises ne peuvent être empêchées que par des baisses préventives des impôts». 3
Mais cest le principal dirigeant de lUnion démocratique du Centre (UDC), le Conseiller national Christoph Blocher, qui exprime peut-être de la manière la moins euphémisée lorientation de lensemble de lestablishment helvétique: «Sur le long terme et de façon durable», déclare-t-il lors dune conférence tenue en mars 1998, «la Confédération et les cantons ne peuvent voir leurs budgets être assainis que si on leur retire de largent et des recettes fiscales. Après les essais sans nombre déquilibrer recettes et dépenses, qui ont tous échoué, lEtat doit être soumis à une cure radicale».4 Trois mois plus tard, commentant devant le Conseil national le compte de la Confédération pour lannée 1997, qui boucle sur un déficit de 5 milliards, le milliardaire zurichois présente un point de vue qui devrait faire réfléchir toutes les personnes, y compris à gauche, reprennent ou croient le discours catastrophiste sur les finances fédérales: «Le problème fondamental – affirme-t-il – ne réside pas dans le déficit. Le problème fondamental réside dans le niveau trop élevé des recettes de la Confédération».5
Les déclarations dintention qui viennent dêtre recensées ne sont pas restées lettre morte. La poursuite de la politique des caisses vides sest concrétisée par de nombreuses démarches concrètes, certaines déjà abouties, dautres en cours ou annoncées. Il ne peut être question de les recenser toutes ici tant elles sont variées. Commençons par le plan fédéral en prenant seulement deux exemples.
Politique des caisses vides et baisse des impôts sur le plan fédéral
Durant les deux années 1999 et 2000, la majorité bourgeoise des Chambres a multiplié les petits cadeaux fiscaux, moins visibles et donc moins sujets à polémiques, en faveur des couches aisées et riches et des entreprises. A lissue dune séance particulièrement fructueuse de ce point de vue-là, où le Conseil national décide de faire des cadeaux fiscaux impliquant au total une perte de recettes de lordre de 200 millions en faveur des milieux du tourisme, des professionnels de la gestion de capitaux et des petits patrons, Villiger ne peut sempêcher de sexclamer que si la Chambre du peuple continue sur cette voie «nous pouvons préparer le prochain programme déconomies».6 Quinze mois plus tard, toujours au Conseil national, à propos cette fois-ci dune motion réclamant une baisse de limposition des holdings, le Chef du Département des finances a déclaré que «
certains cercles exigent que lon ferme le robinet dargent à lEtat», caractérisant lui-même cette attitude de «politique des caisses vides».7
Les remarques de Villiger ne signifient pas quil sopposerait ou critiquerait la politique des caisses vides. Au mieux est-il peut-être partisan davancer un peu plus prudemment dans cette voie. Peut-être sagit-il, aussi, dune sorte de division du travail où, face aux exigences démesurées de certaines fractions du camp bourgeois, le radical lucernois peut présenter ses propres propositions en la matière comme plus raisonnables et ainsi les faire avaliser plus facilement par la social-démocratie. Quoi quil en soit, la principale démarche de ces deux dernières années visant à diminuer les recettes de la Confédération a été bel et bien ficelée par Villiger et adoptée par le Gouvernement.
Et a long terme ?
En octobre 2000, le Conseil fédéral a en effet présenté un projet de révision de la fiscalité fédérale qui, adopté tel quel, devrait entraîner pour la caisse de la Confédération une perte de 1,4 milliards par an au minimum, selon les calculs officiels (A relever que le Gouvernement se contente généralement, dans les estimations chiffrées quil présente à propos des projets de révision fiscale, de ne donner que les effets à court terme des allègements fiscaux prévus. Sans insister sur lutilité, et même le besoin quil y aurait à ce que dautres institutions, indépendantes du Conseil fédéral, élaborent leurs propres estimations, il serait au moins nécessaire que le Gouvernement fournisse des estimations à plus long terme. Le projet actuel du Conseil fédéral devrait entraîner une perte de recettes de 1,4 milliard lors de sa première année dapplication, si lon en croit les chiffres officiels. Mais à combien de milliards sélèveront les pertes lors de la 3e ou de la 5e année? Cela, le Gouvernement ne le dit pas).
Ce projet comprend pour lessentiel les volets suivants: 8
Premier volet, la suppression du droit de timbre (DT) de négociation sur les ventes et achats de titres en Bourse opérés par certains investisseurs institutionnels, quils soient suisses ou étrangers (fonds de placement, assurances-vie, pouvoirs publics et caisses de pensions), ainsi que la suppression du DT de négociation sur les achats et ventes dactions suisses opérés par des banques suisses auprès dune Bourse étrangère. La perte de recettes devant résulter de cette mesure, qui profite principalement aux milieux daffaires, est estimée du côté officiel à 500 millions par an au début de son application. En effet, les cercles bancaires se sont opposés à toute mesure fiscale compensatoire (par exemple, à lintroduction dun impôt, même très faible, sur les dépôts gérés par les établissements helvétiques, qui atteignent au minimum 3 500 milliards de Francs, ou à lintroduction dun impôt sur les commissions prélevées par les banques pour la gestion de ces dépôts). Rappelons à ce propos que lors de laccord dit de la Table ronde, conclu en avril 1998 entre les Partis gouvernementaux, Socialistes compris, accord qui prévoyait un sévère plan déconomies de lordre de 2 milliards par an, le principe avait été admis que la suppression de ce DT serait intégralement compensée.9 Commentant cet accord, Villiger avait dailleurs déclaré: «Je ne pourrais pas accepter la perte [de ce DT, nda] sans quelle soit compensée».10
Trente mois plus tard, cette promesse destinée à mieux faire passer la pilule du programme daustérité se révèle valoir ce que valent ce genre de promesses: du vent.11 Non seulement Villiger a accepté le principe que ce DT soient supprimé sans compensation, tout en tentant encore parfois de faire croire le contraire, mais il la même défendu au Parlement, avançant un argument saisissant: «En ce qui concerne les compensations qui sont demandées, la seule discussion sur de nouveaux impôts seraient dommageable pour notre place financière».12
Lors de leur session de décembre 2000, les Chambres ont décidé de supprimer le DT de négociation comme cela avait été prévu dans le projet décrit ci-dessus, mais en excluant pour le moment les opérations effectuées par les sociétés dassurances-vie, les pouvoirs publics et les caisses de pensions suisses. La perte de recettes qui en résultera a été évaluée, du côté officiel, à 220 millions (au lieu de 500 millions dans le projet initial). Il semble que ce choix ait été dicté par la volonté de faire entrer en vigueur immédiatement les nouvelles dispositions, soit dès le 1er janvier 2001. La décision des Chambres ne signifie donc pas que le projet de départ ait été abandonné: comme la souligné Villiger, cette décision ne constitue quun «premier pas en direction du modèle du Conseil fédéral».13 Autrement dit, lélimination du DT de négociation sur les autres opérations doit être rediscutée très prochainement et il ne fait guère de doutes quelle sera acceptée, au moins en large partie.
Le second volet du paquet fiscal présenté par le Conseil fédéral en octobre 2000 sera débattu par les Chambres au cours de la première moitié de 2001. Il sattaque à limpôt fédéral direct (IFD). Sous prétexte de décharger les couples mariés (Parti démocrate-chrétien oblige !) avec enfants, ce projet vise en fait à diminuer la charge fiscale reposant sur les couches très aisées et riches, répondant ainsi aux exigences des Partis bourgeois, en particulier de lUDC. En effet, la perte de recettes est estimée, officiellement, à 900 millions lors de la première année dapplication, soit presque 9% du revenu (10,5 milliards) rapporté par lIFD en 1999. Or, dans le cadre de sa campagne pour les élections fédérales doctobre 1999, lUDC avait demandé que lIFD soit diminué de 10% dici 2001 et que la baisse des recettes soit compensée par des économies dans tous les domaines, sauf ceux de larmée et de la police. A cette occasion, lun de ses candidats avait expliqué que «seule une réduction dimpôts permet de contraindre un gouvernement à se rappeler quelles sont les priorités de lEtat».14 Villiger na dailleurs pas cherché à cacher lalignement du Conseil fédéral sur lUDC puisquil a lui-même affirmé quavec le projet proposé «
lexigence dune baisse de limpôt de 10% pour les personnes physiques est en fait remplie».15
Je lai déjà dit, cette baisse devrait profiter essentiellement aux couches disposant de revenus élevés et très élevés: un couple marié avec deux enfants, disposant dun seul revenu brut de 60 000 Francs par an paierait 140 Francs dIFD, soit 0,2% de son revenu, en moins; le même couple, mais disposant de 500 000 Francs par an, sacquitterait de 7 073 Francs, soit 1,4% de son revenu, en moins! Un couple marié avec deux enfants, disposant de deux revenus totalisant
70 000 Francs par mois, paierait 146 Francs, soit 0,2% de son revenu, en moins alors que le même couple disposant au total de 500 000 Francs sacquitterait de 7 273 Francs, soit 1,5% de son revenu, en moins.16 En dautre termes, le projet du Conseil fédéral équivaut à une ou deux places de cinéma par mois pour la grande majorité des salariéEs, et à une croisière de deux semaines sur le Nil pour les familles qui sont déjà très privilégiées.
Le troisième volet est moins élaboré et donc davantage susceptible de changements. Il porte sur limposition des propriétaires de leur logement: dun côté, limposition de la valeur locative de tels logements devrait être abandonnée, mais de lautre la possibilité de déduire du revenu les intérêts hypothécaires des dettes contractées pour lacquisition de tels logement devrait être supprimée, sauf durant les années qui suivent lachat. Dans ce domaine, même si les positions ne semblent pas encore clairement établies, il est probable que la majorité bourgeoise des Chambres favorisera davantage les propriétaires en allant au-delà de la proposition du Conseil fédéral, par exemple en fixant à un nombre élevé – dix ou quinze – les années suivant lachat durant lesquelles les nouveaux propriétaires au-raient le droit de déduire les intérêts hypothécaires de leurs revenus.
Et cest pas fini
Le projet de paquet fiscal du Gouvernement – qui, rappelons-le, devrait provoquer un manque à gagner de 1,4 milliard par an au minimum – a été bien accueilli par les organisations patronales et les Partis bourgeois. Il faut cependant souligner que ces derniers ont déjà annoncé que cette démarche ne constituait quun premier pas qui devrait être suivi sans attendre dun deuxième. Le parti radical a ainsi revendiqué la mise en chantier dun nouveau projet de baisse dimpôts de 1,5 milliards, axé sur la modération de la double imposition lors de la distribution des bénéfices,17 une diminution supplémentaire de lIFD et une réduction de limposition des stock options, cest-à-dire de la part du revenu que les cadres reçoivent sous la forme dactions de lentreprise où ils travaillent. Bref, une nouvelle étape dans la contre-réforme fiscale au profit quasiment exclusif des dirigeants dentreprises et des actionnaires.18
- NZZ, 11-12 déc. 1999
- NZZ, 10 février 2000
- NZZ, 14 avril 2000
- NZZ, 26 mars 1998
- NZZ, 11 juin 1998
- NZZ, 17 mars 1999
- NZZ, 21 juin 2000; cf. la NZZ du 7 juin 2000
- Le Temps et la NZZ du 3 octobre 2000
- NZZ et Le Temps du 8 avril 1998
- Interview de Villiger dans la NZZ du 5 mai 1998
- Sur ce plan-là aussi, ceux qui, à linstar dEric Decarro (cf. Les Services Publics, 21 mai 1998), caractérisaient le résultat de la Table ronde de marché de dupes, ont eu raison, contrairement aux dirigeants du Parti socialiste et de lUnion syndicale suisse qui se sont complu dans lautosatisfaction (cf. la NZZ du 21 avril 1998 et Les Services Publics du 7 ami 1998).
- Propos rapportés par la NZZ que constitue la Suisse, selon le livre maintes fois réédité, et pour cause, dAndré Siegfried (La Suisse démocratie-témoin grande bourgeoisie
- NZZ du 5 décembre 2000
- Le temps du 20 septembre 1999
- NZZ du 5 octobre 2000
- Les chiffres fournis par le Département des Finances mentionnés dans Le Temps du 3 octobre 2000
- Par double imposition, il est entendu le fait que les bénéfices distribués sont imposés deux fois: une première fois dans le cadre de limposition des bénéfices de lentreprise et une seconde fois dans le cadre de limpôt sur le revenu des actionnaires. La modération ou la suppression de lune de ces deux formes dimposition constitue lune des revendications des milieux daffaires qui hésitent cependant pour le moment à en faire une bataille centrale car cela risquerait de montrer au contraire combien les bénéfices en Suisse sont peu imposés par rapport à ce qui se pratique dans la grande majorité des autres pays comparables
- NZZ des 11 oct., 20 oct. et 23 nov. 2000