Affaire Tinner: le Conseil fédéral serviteur de son maître
Affaire Tinner: le Conseil fédéral serviteur de son maître
Quand Washington le demande, le
gouvernement suisse obéit. Quitte à prendre quelques
libertés avec le droit et la morale. Mais cest pour la
bonne cause. Et comme Pascal Couchepin la dit :
« La Suisse nest pas le Saint-Siège des
droits de lhomme. » En effet.
Le 14 novembre 2007, le Conseil fédéral ordonne la
destruction de lintégralité des pièces
à conviction dune instruction en cours contre quatre
prévenus, dont les trois Tinner (le père et ses deux
fils) soupçonnés davoir travaillé pour les
réseaux du concepteur de la bombe atomique pakistanaise,
lingénieur Abdul Qader Kahn. Lenquête
résulte dune demande dentraide judiciaire
demandée par lAllemagne.
Les Tinner ont vraisemblablement été
retournés par la CIA, qui les aurait largement payés,
entre autres pour des informations permettant de bloquer en 2003 la
tentative de la Libye de se doter des centrifugeuses nécessaires
pour enrichir luranium. Le motif invoqué par le Conseil
fédéral est de ne pas contrevenir au Traité de
non-prolifération des armes nucléaires, qui interdirait
aux signataires non dotés de cette arme, comme la Suisse,
den détenir des plans. Or des documents de ce type
figureraient dans le disque dur saisi chez la femme de Marco Tinner. A
lépoque, la presse helvétique considère
quasi unanimement quen fait le Conseil fédéral
sest couché devant la CIA, ce que confirmeront ensuite
des sources américaines (New York Times du 25 août 2008).
La CIA avait en effet fait valoir que si les Tinner passaient en
jugement, sa capacité de recrutement de nouveaux informateurs
à propos du nucléaire iranien serait affaiblie,
lagence américaine apparaissant inapte à les
protéger.
La séparation des pouvoirs ? Bof, une vieillerie.
Dick Marty, lancien procureur tessinois et conseiller aux Etats,
qui avait enquêté pour le Conseil de lEurope sur
les vols clandestins de la CIA est cinglant. Pour lui, cette
destruction en masse de pièces à conviction dans une
procédure juridique en cours représente « un
acte de prostitution pour plaire aux Américains »
(LHebdo du 29 janvier 2009). Le même avait
déjà mis en évidence, dans une conférence
donnée à lUniversité de Neuchâtel,
lhypocrisie ouverte des autorités helvétiques,
qui, dun côté, condamnaient la prison de Guantanomo
et de lautre demandaient aux autorités américaines
dinterroger ses détenus pour obtenir deux des
renseignements sur des musulmans incarcérés en Suisse.
Toujours soucieux dopacité, le Conseil
fédéral avait ensuite tenté dempêcher
la publication du rapport de la Délégation des
Commissions de gestion du parlement (DélCdG) concernant cette
obstruction à la justice. Quy apprend-on de si
sulfureux ?
Dabord, il sy confirme que la
séparation des pouvoirs nest pas le premier souci du
gouvernement quand il veut faire plaisir à ses amis
doutre-Atlantique. La poursuite de lenquête devient
tout à fait bancale et le jugement improbable, des pièces
essentielles manquant au dossier. Pour faire bonne mesure, le Conseil
fédéral avait du reste suspendu laide la police
judiciaire fédérale à cette instruction
Ensuite, les raisons invoquées par le gouvernement ne tiennent
pas la route. Il aurait parfaitement pu sécuriser la partie
dangereuse du dossier. Enfin, la base légale invoquée par
les prétendus sept Sages est plus que douteuse. Il sagit
des fameux articles 184 et 185 de la Constitution
fédérale, déjà invoqués lorsque
lUBS avait eu besoin de menue monnaie pour faire ses courses.
Evidemment, le rapport de la DélCdG reste
muet sur certains points. Ainsi, les contacts bilatéraux entre
le chef du DFJP et les représentants des Etats-Unis (point
4.5.3) ne sont pas évoqués puisque :
« Lors de ces entretiens, les intérêts des
deux parties à la destruction de lensemble des
pièces à conviction sont devenus manifestes. En raison
des intérêts légitimes au maintien du secret
invoqués par le Conseil fédéral, la DélCdG
renonce ici à sétendre sur le contenu de ces
contacts. »
Blocher et lindépendance nationale
Dommage, on aurait pu ainsi lire noir sur blanc, la haute estime dans
laquelle Blocher, alors chef du Département
fédéral de la justice (sic !) et police tenait
lindépendance de la Suisse, si manifestement
invoquée en public, si lourdement foulée aux pieds
dès quil sagit des intérêts de
loncle Sam. On y trouve cependant des petites perles comme
celle-ci : « En juillet 2007, comme cela a
déjà été exposé au paragraphe 4.4.2,
le chef du DFJP, en présence du directeur de lOFJ,
sentretient à Washington avec le directeur national du
renseignement américain sur la suite de la procédure en
ce qui concerne les documents sensibles de laffaire
Tinner. » Moins pudibond, le New York Times explique que lors de
cette entrevue avec le gratin de la sécurité et des
renseignements US il fut question des deux préférences
américaines dans la « suite de la
procédure ». Soit la plus prisée :
envoyer le matériel saisi chez les Tinner aux Etats-Unis. Soit
la solution de rechange : la destruction des documents.
Cest cette dernière que retiendra le Conseil
fédéral, certes informé très partiellement
par son ministre de la justice, mais bien peu enclin à en savoir
plus. Et surtout très disposé à étouffer
une affaire dans laquelle, comme le montre lenquête
menée par les télévisions suisses romande et
alémanique, il sagissait aussi de couvrir la politique
à double sens de Washington à légard du
Pakistan et de la prolifération nucléaire.
Officiellement, le gouvernement US lutte contre la
prolifération. En réalité, il laisse faire
Karachi, allié trop précieux dans le combat contre
lUnion soviétique. On connaît la suite : le
soutien, via le Pakistan, aux talibans en Afghanistan et lappui
à Ben Laden, puis les premiers essais nucléaires de
lInde et du Pakistan en 1998. Un vrai succès, sur toute
la ligne !