Brésil

Brésil : «Je ne veux pas de ballon, je veux des écoles» - Entretien avec João Machado

Entretien avec João Machado

Notre journal s’est entretenu avec João Machado, militant du Parti Socialisme et Liberté (PSOL) et, en son sein, de la tendance « Enlace », sur les récentes manifestations qui se sont déroulées au Brésil. Cette contribution permet de saisir les caractéristiques et les défis du mouvement en cours dans le plus grand pays d’Amérique latine.

Juan Tortosa: Quelles sont les racines sociales de l’apparente perte de crédibilité des autorités brésiliennes ?

 

João Machado : On assiste à une perte de légitimité généralisée du système politique. Une grande partie de la population sent que les partis majoritaires mènent des politiques très semblables. D’où la réaction généralement identique des autorités les plus directement responsables de la question des transports publics à São Paulo, le maire Fernando Haddad (PT), et le gouverneur de l’Etat Geraldo Alckmin (PSDB) [voir glossaire des acronymes en fin d’article].

Il est vrai que le gouvernement fédéral avait obtenu un soutien majoritaire ces dernières années, et en particulier lors des élections. Mais des sondages publiés peu avant le début des mobilisations indiquent une chute significative de cet appui. Et le secteur qui soutient le moins le gouvernement est justement le secteur intermédiaire des sa­la­rié·e·s (qui fait bien sûr partie du prolétariat) et les couches moyennes. Les partisans les plus importants du gouvernement sont les sa­la­rié·e·s les plus précaires, les plus pauvres, ceux que certains analystes appellent « le sous-prolétariat ». Mais même une partie d’entre eux se rebellent – ce sont d’eux que partent les initiatives de fermer des magasins et des banques, de brûler des voitures – dès qu’ils prennent conscience d’être exploités et opprimés.

La croissance économique du Brésil a-t-elle bénéficié à toute la société?

 

Moins significative que ce que disent le gouvernement et la bourgeoisie internationale, ces dernières années, elle a surtout bénéficié au capital financier et à l’agro-business. Mais une partie du gâteau a également été aux couches les plus pauvres de la société, surtout avec l’accroissement de l’aide sociale (le volet le plus important de ce plan est connu, il s’agit du programme Bolsa Familia) et l’augmentation significative du salaire minimum (ce qui a aussi des implications pour ceux et celles qui touchent des pensions indexées au salaire minimum). C’est la raison principale de l’appui que le gouvernement fédéral trouve parmi les couches plus pauvres.

En outre, bien que la situation de l’enseignement public ne soit pas bonne, le gouvernement fédéral a développé l’université fédérale publique, ainsi qu’une politique de bourses qui a ouvert les universités privées à des secteurs plus populaires. Les sa­la­rié·e·s intermédiaires et ceux qui reçoivent des salaires plus élevés ont le plus perdu par rapport aux em­ployé·e·s publics. Les « couches moyennes » (incluant une partie du prolétariat et même des ou­vriers·ières) ont ainsi une opinion beaucoup plus négative du gouvernement.

Les pay­san·ne·s et les indigènes (pas très nombreux au Brésil) sont les autres perdants parce que le gouvernement favorise l’agro-­business et non l’agriculture paysanne. Le gouvernement fédéral tolère un véritable génocide des indigènes – il y a beaucoup d’assassinats perpétrés par les grands propriétaires ruraux, et le gouvernement fédéral l’accepte parce que ces derniers représentent l’agro-business et une partie importante des alliances politiques réalisées pour garantir la « gouvernabilité ».

 

 

Quel bilan fais-tu du PT au pouvoir?

 

On peut résumer ainsi la ligne suivie par les gouvernements du PT : donner quelque chose à «ceux d’en bas» à condition de n’entrer dans aucun choc frontal avec les classes dominantes, ce qui implique de ne faire aucun changement fondamental d’orientation dans la politique néolibérale soutenue par ces classes. Cette orientation conservatrice est possible lorsque la situation économique le permet?; avec une croissance de l’économie, on peut donner quelque chose à «ceux d’en bas» sans rien enlever à «ceux d’en haut». La force de Lula, du PT et des organisations qu’il dirige permet de contenir les revendications des travail­leurs·euses et des couches opprimées de la société.

En définitive, les gouvernements du PT n’ont éliminé ni les violentes contradictions de la société brésilienne, ni la dépendance envers l’impérialisme, ni les contradictions du capitalisme. Et le PT ne peut contrôler à long terme ses alliés, les organisations qu’ils dirigent, et les revendications de «ceux d’en bas». Cette ligne a affaibli le mouvement ouvrier et populaire, ce que le PT considérait jusqu’ici comme secondaire, car il comptait sur sa force électorale, amplifiée grâce à de larges alliances avec la droite. D’autres aspects de la ligne gouvernementale sont très négatifs : le mépris des enjeux écologiques, renforcé par des alliances avec des secteurs de l’agro-business?; l’ouverture d’espaces à la droite religieuse fondamentaliste, consolidée par le système d’alliances gouvernemental.

 

 

Quels sont les secteurs sociaux à l’origine des mobilisations?

 

A l’origine du mouvement contre l’augmentation des prix des transport public à São Paulo, il y a le Movimento Passe Livre (MPL, Mouvement pour la gratuité des transport public). Ce mouvement existe depuis 2005 et avait déjà organisé à plusieurs reprises des mobilisations, mais jamais de l’ampleur de celles d’aujourd’hui. Il se définit comme apartidaire et anti-hiérarchique, horizontal, mais pas anti-partis. En général, il a toujours eu de bonnes relations avec les partis les plus à gauche, comme le PSOL et le PSTU. De fait, ces deux derniers ont soutenu les mobilisations depuis le 6 juin, en collaborant avec le MPL. Certains secteurs du PT y ont également participé. Mentionnons aussi des organisations de jeunesse proches du PSOL et des secteurs anarchistes.

La base sociale du MPL est essentiellement la jeunesse des couches moyennes. Il s’agit d’un mouvement de gauche, en général plus à gauche que le PT. Après le 13 juin, bon nombre d’autres mouvements et organisations se sont joints aux mobilisations et ont participé à leur organisation. A São Paulo, c’est notamment le cas du MTST (Mouvement des travailleurs sans toit) et du mouvement Périphérie Active, qui organisent des ha­bi­tant·e·s des quartiers périphériques. Il y a également des secteurs tel que le mouvement LGBT, celui des femmes et des mouvements de jeunes. Des secteurs de la gauche gouvernementale (PT et PC do B) ont aussi commencé à y adhérer. La participation des anarchistes s’est également amplifiée. D’autre part, des groupes d’extrême droite ont commencé à intervenir pour tenter de changer l’orientation du mouvement. Dans d’autres villes, des secteurs similaires ont organisé les manifestations : des collectifs qui luttent pour la gratuité ou contre l’augmentation des prix des transports publics (le MPL n’existe pas dans tout le pays), en collaboration avec des partis de gauche.

Il existe dans de nombreuses villes des Comitês Populares da Copa, qui ont commencé à organiser, il y a plus de deux ans, une mobilisation critique, non seulement contre le caractère exorbitant des dépenses pour la Coupe du Monde de football, mais aussi contre les violations des droits des populations expulsées par les travaux de construction pour la Coupe, contre la législation d’exception adoptée pour celle-ci (une exigence de la FIFA), etc. Dans plusieurs villes, ces comités ont appelé et appellent toujours aux manifestations. De fait, les manifestations les plus violemment réprimées par la police sont les plus proches des lieux où se déroule la Coupe des Confédérations. Pourtant, la foule était plus dense à l’extérieur des stades de football qu’à l’intérieur de ceux-ci.

A partir du lundi 17 juin, les appels aux manifestations ont été sans cesse plus diversifiés, relayés par Facebook et d’autres médias, bien au-delà de la capacité de mobilisation des organisations citées. La majorité des par­ti­ci­pant·e·s au mouvement restent des jeunes des couches moyennes (y compris des jeunes sa­la­rié·e·s), mais avec un élargissement aux autres groupes d’âge et couches sociales – particulièrement aux couches les plus pauvres des ha­bi­tant·e·s des quartiers périphériques des grandes villes.

 

 

Quel est le rapport du mouvement actuel avec d’autres mouvement sociaux comme les sans terre, les sans toit, etc.? Y a-t-il une articulation entre ce mouvement et d’autres secteurs sociaux?

 

Les mouvements des sans toit, des jeunes, des habitant·e·s des quartiers périphériques, et les comités populaires de la Coupe du Monde participent activement à la mobilisation. Dans certaines villes, le MST l’a également soutenue. Par ailleurs, il n’y a pas de relation, ou de bonne relation, entre les mobilisations actuelles et le mouvement ouvrier organisé. La classe ouvrière ne participe pas aux mobilisations en tant que classe, même si la CUT, et je crois d’autres centrales syndicales, ont commencé à soutenir formellement le mouvement.

En effet, la proximité du MST du gouvernement fédéral et le contrôle de ce dernier sur la CUT entravent la participation de ces secteurs aux mobilisations, et cela affecte aussi, dans une certaine mesure, les rapports entre le mouvement de protestation et le MST. La tonalité du mouvement est très naturellement dirigée contre le gouvernement fédéral (en plus des gouvernements des Etats et des mairies en général).

 

 

Quelle est la réponse du gouvernement aux revendications du mouvement? Existe-t-il des contradictions dans l’appareil d’Etat?

 

Le gouvernement, ou pour dire mieux, les gouvernements des différents partis dans tout le pays ont cédé sur la question des prix des transports urbains. Sur ce thème initial, le mouvement a obtenu une victoire claire et rapide. En outre, la présidente de la République, Dilma Rousseff, a fait un discours, vendredi 21 juin, promettant «d’entendre la voix de la rue», tout en disant qu’elle «ne tolérerait pas les troubles» (et surtout qu’elle garantirait la sécurité de la Coupe des Confédérations), et proposant un «pacte national pour les services publics». Autrement dit, elle n’a défini aucun changement d’orientation politique?; elle tentera de faire la même chose qu’avant, mais avec plus d’efficacité et plus de coordination avec les gouverneurs des Etats et les maires.

 

 

Quels sont les rapports entre ce mouvement et la gauche? Est-il apolitique? Penses-tu qu’il est en train d’être récupéré par la droite?

 

Le mouvement a une claire tendance apartidaire (au sens où il existe en son sein une forte méfiance envers les partis), même si je ne le qualifierais en aucun cas d’apolitique. Sa tendance initiale était très clairement de gauche : gratuité des transports publics (ou annulation des augmentations de tarifs)?; critique des dépenses exorbitantes pour la Coupe?; amélioration de la santé et de l’éducation publiques?; contre l’homophobie.

Pourtant, dès la manifestation du jeudi 13 juin à São Paulo, lorsqu’il a été clair que le mouvement allait connaître une grande croissance, la droite – et même l’extrême droite – a commencé à vouloir en changer l’orientation, grâce aux médias et en participant directement aux manifestations. Le jeudi 20 juin, dans plusieurs villes, surtout à Sao Paulo et Rio de Janeiro, la présence agressive de groupes d’extrême droite, collaborant avec des provocateurs de la police, a obtenu une victoire partielle en expulsant des manifestations les gens qui portaient des drapeaux de partis ou de mouvements. A São Paulo, ça a commencé avec les drapeaux du PT, pour ensuite toucher les autres partis ou mouvements. Il y a même eu des actes hostiles contre des gens portant des vêtements rouges.

Ces agressions ont tablé sur un sentiment spontané de méfiance envers les partis, qui a au moins deux causes distinctes : le discrédit des partis institutionnels (même les gens qui soutiennent le gouvernement ont une mauvaise image des partis qui le composent), et ce qui est vu, à raison, comme un opportunisme des partis de gauche : en arborant de grands drapeaux et en se plaçant en tête des manifestations, ils donnent l’impression qu’une grande partie des gens qui manifestent les soutiennent. En outre, ce sentiment a été très accentué par les médias bourgeois, qui cherchent à développer une orientation selon laquelle «tout le monde doit s’unir autour du drapeau brésilien».

Je ne crois pas que le mouvement soit en train d’être récupéré par la droite, ni qu’il puisse l’être. Il y a une lutte entre orientations et slogans, mais jusqu’à présent, ce qui a été concrètement arraché, ce sont des victoires de gauche – l’annulation des augmentations des prix des transports urbains dans tout le pays. Il est intéressant d’observer que l’annonce de cette annulation, à São Paulo et Rio de Janeiro, et dans plusieurs autres villes, a été faite le mercredi 19 juin (d’autres villes l’avaient déjà fait avant). Dans ces deux villes, la manifestation du 20 juin a été maintenue pour « célébrer » cette victoire. Et la participation a encore crû (les médias ont parlé de plus de 300 000 personnes à Rio de Janeiro par exemple). Des couches significatives du peuple ont fait l’expérience de mobilisations de masses et obtenu des victoires.

 

 

Quels problèmes ce mouvement pose-t-il au PT?

 

La situation du PT est très difficile, tout au moins dans l’immédiat. C’est sans aucun doute le parti qui a le plus perdu avec ces mobilisations. C’est la première fois dans son histoire qu’il affronte de grandes mobilisations de masses hostiles. Depuis le début du gouvernement Lula, il s’est habitué à subir des grèves et des mobilisations contre sa politique. A de nombreuses reprises, il a négocié en comptant sur la collaboration de la majeure partie des directions syndicales?; dans d’autres cas, il a utilisé la répression. Mais même la plus grande mobilisation contre l’un de ses gouvernements – la réforme conservatrice des retraites – ne peut pas être comparée à l’ampleur des mobilisations actuelles. Cela provoque évidemment un profond malaise au sein du PT.

 

 

Quels sont les défis que pose le mouvement à la gauche radicale? Comment assurer que ces mobilisations ne soient pas «sans lendemain»?

 

La gauche radicale a été elle aussi surprise par l’ampleur des mobilisations et par la complexité de la lutte qui se livre en ce moment entre les secteurs de gauche et de droite dans les manifestations. Je crois que nous sommes en train de progresser dans la compréhension de la situation. Une seconde question tourne autour de la relation avec le PT et ses partis satellites, comme le PC do B, et de la nature de l’unité de la gauche à construire. Il existe une pression de ces secteurs en faveur de «l’unité de toute la gauche». Il y a en ce moment un débat entre les différents secteurs de la gauche radicale, mais je crois que la tendance est très claire et correcte: on ne peut faire aucune alliance avec des secteurs qui, en ce moment, défendent (même si c’est une défense prétendument « critique ») les gouvernements du PT.

L’unité de la gauche à construire est avec les secteurs qui se situent dans l’opposition aux gouvernements du PT (et, bien entendu, aux gouvernements de l’opposition de droite). Cela inclut des secteurs anarchistes, sans parti, mouvementistes, comme le MPL de São Paulo. Dans ce cadre, il faut éviter le piège du débat sur les drapeaux de partis. Bien sûr, les partis ont le droit d’avoir et de porter des drapeaux, mais il est nécessaire en ce moment de trouver la meilleure manière de combiner la défense de la légitimité de la participation des mi­li­tant·e·s des partis dans les mobilisations, sans donner l’impression (et dans beaucoup de cas, il ne s’agit pas que d’une « impression ») de vouloir apparaître comme la direction du mouvement et sans faire passer l’idée peu honnête que tous les manifestants soutiennent le parti. Il y a d’autres symboles qui sont bien mieux acceptés, comme par exemple les t-shirts de partis.

Avec cela, nous passons à un autre défi : déterminer (avec tous les secteurs qui impulsent le mouvement) les meilleures revendications à avancer maintenant. La question des transports urbains – avancer vers la gratuité ou, peut-être la gratuité pour les jeunes, ou quelque chose de cet ordre-là, la question de la qualité de ces transports – constitue toujours un axe important. Mais cette semaine, deux autres questions tendent à prendre la priorité : les protestations contre la Coupe des Confédérations (et les dépenses pour les « méga-­événements »), ainsi que la lutte contre le projet de loi qui permettrait de traiter l’homosexualité comme une maladie, projet défendu par la droite religieuse fondamentaliste. Il y a déjà eu une manifestation assez grande à São Paulo, strictement sur ce thème (le vendredi 21 juin), avec plus de 10 000 personnes, et ce sujet a été très présent dans de nombreuses manifestations plus larges. La question est débattue à la Chambre et de nombreux dé­puté·e·s ont déjà commencé à faire des déclarations pour s’opposer au projet de loi. Une victoire à court terme semble donc très probable.

Finalement, le défi le plus difficile est le conflit avec la droite (spécialement les grands médias) et avec les groupes d’extrême droite. Une manière de l’aborder est justement d’organiser des manifestations avec des revendications et des slogans clairs, dans lesquels les ma­ni­festant·e·s ont naturellement une inclinaison vers la gauche. L’unité de la gauche non institutionnelle est une autre manière d’affronter la droite. En outre, il est nécessaire de mieux veiller à des aspects organisationnels, comme la protection des ma­ni­festant·e·s contre les provocations.

 

 

Comment caractériserais-tu la situation politique du Brésil aujourd’hui?

 

Des signes indiquent que la politique suivie par le PT au pouvoir – offrir quelque chose à «ceux d’en bas» à condition de ne pas provoquer un choc frontal avec les classes dominantes – est en train de s’épuiser. Le PT a été, sans aucun doute, le parti le plus frappé par les manifestations, bien que d’autres partis traditionnels, des alliés du PT (comme le PMDB du gouverneur de Rio de Janeiro, Sérgio Cabral, très ciblé par les ma­ni­fes­tant·e·s) ou de l’opposition (comme le PSDB, du gouverneur de São Paulo), en souffrent également. Je ne pense pas qu’il y ait une quelconque possibilité de « coup d’Etat de droite » comme certains secteurs du PT l’ont évoqué. La droite n’a aucune raison de faire un tel coup : le gouvernement du PT n’est peut être pas le gouvernement de leurs rêves, mais il les sert bien. Dans cette crise, les partis de droite se sont comportés d’une manière très similaire au PT. Ce qui intéresse la droite, c’est de tirer profit de la crise pour user le PT et mieux se positionner pour les prochaines élections.

Des signes indiquent que le mouvement a la force de continuer, qu’il peut conquérir d’autres victoires, mais il ne semble pas probable qu’il entraîne de lui-même un changement fondamental. Une de ses limites est qu’en dépit de la forte perte de légitimité du système politique, il ne se fixe pas l’objectif de changer le régime politique ou le gouvernement?; nous sommes loin du «Qu’ils s’en aillent tous». Il semble certain cependant qu’il va provoquer un changement dans le rapport de forces.

Des organisations plus indépendantes, comme celles qui ont impulsé les mobilisations, vont probablement se renforcer. Parmi les partis politiques non institutionnels (bien plus faibles que le PT ou que les partis de l’opposition de droite), on peut estimer, pour l’instant, que c’est le « Réseau Soutenabilité » de Marina Silva qui s’en sort le mieux, un parti encore en processus de reconnaissance officielle. Comme son nom l’indique, ce parti tente de faire croire qu’il n’est pas un parti. Il a une image « propre » et ne siège dans aucun gouvernement.

 

 

Existe-t-il une alternative crédible à la gauche du PT? Quels sont les principaux défis auxquels la gauche anticapitaliste est confrontée?

 

Pour le moment, sur le plan national, il n’existe pas d’alternative crédible à la gauche du PT. Nous sommes encore dans la phase initiale de reconstruction de la gauche anticapitaliste brésilienne, après le discrédit subi en raison de l’adhésion du PT à l’institutionnalisation bourgeoise. Le PSOL, qui est de loin la principale alternative politique à la gauche du PT, est encore très faible et traversé de nombreuses contradictions internes.

Il peut constituer une alternative crédible dans certaines villes, comme lors des élections d’octobre 2012, mais pas sur le plan national. Le principal défi immédiat que la gauche anticapitaliste doit affronter en ce moment, c’est d’apporter sa contribution au développement du mouvement. Si elle y parvient, elle aura avancé dans le processus de sa reconstruction – et de sa construction comme une alternative crédible à la gauche du PT.

 

 

Que penses-tu des propositions faites par la présidente du Brésil, à savoir convoquer un référendum et octroyer 100% des bénéfices pétroliers à la santé et à l’éducation?

 

Cette proposition est bien sûr une tentative de répondre à la perte de légitimité du système politique, dont témoignent les manifestations. Je ne sais quel sera le résultat final, mais il faut signaler que cette proposition (dans chacune de ses versions) est très limitée et contient de très mauvais aspects. Les royalties les plus significatives du pétrole devraient venir de l’exploitation sous-­marine profonde, qui n’a pas encore commencé. Ces revenus ajouteront très peu aux ressources actuelles dans les prochaines années, raison pour laquelle la proposition des secteurs de gauche liés à la lutte pour l’éducation est d’affecter 10 % du produit intérieur brut à l’éducation publique dès maintenant – une proposition viable qui devrait passer par un changement substantiel du budget, par exemple par la réduction de la dette publique sur la base d’un audit populaire.

D’autre part, le mouvement écologiste est hostile à l’exploitation du pétrole de la couche sous-marine profonde au vu des énormes problèmes environnementaux qu’elle suppose. Cela suffit déjà pour prendre position contre cette exploitation. De plus, dans le modèle prévu, la majeure partie de la rente pétrolière irait à des entreprises privées. Pour conclure, la consigne « 100% des royalties du pétrole de la couche sous-marine profonde à l’éducation» – très populaire dans des secteurs de la gauche gouvernementale – est mauvais à bien des égards.

Depuis le 24 juin le gouvernement, la Chambre des députés et le Sénat font la course pour annoncer le plus de «bonnes choses», afin de répondre à la «voix des rues». L’annonce – ou la décision, dans certains cas – la plus effective est la réduction du prix des transports publics (très variée selon les différents niveaux des gouvernements responsables, dans les Etats et villes), incluant diverses annonces de « transports gratuits » pour les étu­diant·e·s. Un autre point très positif serait le retrait (attendu dans ces prochains jours) du projet de loi permettant de traiter l’homosexualité comme une maladie. Il faudra attendre quelque temps pour pouvoir faire une évaluation plus claire de ce qui aura été conquis – y compris parce que les mobilisations continuent, moins massives, mais plus nombreuses et diversifiées.

On assiste aussi à un processus d’élargissement de la discussion politique à divers secteurs (jeunes, ha­bi­tant·e·s des banlieues, mouvements pour les transports publics, mouvements pour l’éducation, etc.), avec beaucoup plus de gens qu’avant, pour débattre de leurs objectifs et revendiquer concrètement. Les centrales syndicales, qui ne se sont pas du tout engagées jusqu’ici, annoncent (y compris les centrales les plus à droite) une grève générale et une journée de protestations pour le 11 juillet, avec une ligne très progressiste. La majorité des mouvements sociaux, y compris les plus proches du gouvernement, se sont joints à cet appel et présentent leurs propres revendications – également très progressistes. L’ex-­président Lula a rencontré certains secteurs sociaux très proches de lui, et expliqué que le moment était venu de «descendre dans la rue» pour affronter la droite et pousser le gouvernement à gauche. Evidemment, cette position de Lula présente des aspects assez comiques, mais c’est un signe parlant de ce qui se passe dans le pays. Dans tous les cas, la participation politique du peuple a fait un saut qualitatif. Il faut espérer que sa conscience fasse de même. Le Brésil n’est déjà plus le même, c’est sûr. 7

 

Entretien réalisé par Juan Tortosa, les 23 et 27 juin derniers, pour le bimensuel SolidaritéS. Traduction française de Ataulfo Riera et Hans-Peter Renk, abrégée et adaptée par notre rédaction. Une version exhaustive paraîtra dans le prochain numéro de la revue Inprecor.


Glossaire des sigles

PT Parti des travailleurs, fondé en 1978, actuellement au gouvernement
PMDB Parti du Mouvement démocratique brésilien. Initialement parti d’opposition légale sous la dictature militaire
PSDB Parti socialiste démocratique brésilien
PC do B Parti communiste du Brésil. Fondé en 1962, défenseur d’une ligne pro-chinoise, puis albanaise.
PSOL Parti Socialisme et Liberté. Fondé en 2003, après le tournant à droite du PT
PSTU Parti socialiste des travailleurs unifié. Se réclame du trotskysme