Steffe la Cheffe
Steffe la Cheffe : Une nouvelle Sappho? Le rap féminin en Bärndütsch
En direction de la Furka et de l’Oberalp le petit train rouge s’accroche à la crémaillère pour franchir le premier verrou rocheux qui barre l’accès à la haute vallée du Rhône.
Au sortir du tunnel hélicoïdal la vallée s’évase : vertes et grasses prairies bordées de forêts de sapins et de mélèzes, ponctuées de mazots noirs, parfois mangées par les ensembles de chalets vides combattus récemment avec l’aide de Franz Weber. En face de l’une des petites gares de chemins de fer vicinaux à la française, un ressaut herbeux planté de bosquets d’arbres au frais ombrage. C’est ce locus amoenus d’une Arcadie helvète que viennent ébranler, au cœur de l’été, les rythmes assourdissants d’une pop music vibrante d’accents locaux : de nombreux groupes suisses allemands s’en sont appropriés les formes depuis plusieurs années.
L’open air de Lax en est à sa huitième édition. Au menu de la soirée : Utopia, le groupe haut-valaisan qui cherche à redéployer la tradition de Genesis et autres Pink Floyd?; Heartbreak Shuffle dont la saturation sonore propre à la technologie postmoderne atténue la sensibilité dans la restitution vocale et musicale des classiques du rock des années cinquante et soixante?; Phenomdem, le groupe zurichois pour les inconditionnels du reggae en dialecte : « Nöd Gnueg Vo Dir », mais sans le mordant social cadencé, ni le désespoir langoureux de Bob Marley?; et finalement Steff la Cheffe, vice-championne du monde de beatbox.
Glukupikros Eros
C’est-à-dire ? Steff la Cheffe l’explique elle-même dans un interview : « C’est une percussion de la bouche. On fait des bruits, des mélodies et des rythmes avec la langue, les lèvres, le nez, le larynx, le palais, les cordes vocales et le diaphragme ». En bref : une boîte à rythmes, humaine. Mais originaire du quartier tranquille de Breitenrain-Lorraine à Berne, Stefanie Peter n’est pas seulement spécialiste de ce jeu musical verbal. Elle est surtout chanteuse de rap. Sa voix profonde, avec l’intonation et la cadence propres aux inflexions du dialecte bernois, elle la met au service de textes qu’elle compose elle-même – en bärndütsch, langue orale s’il en est?; des textes ironiques quant à nos habitudes de vie de nantis, chantés et publiés en tant que lyrics (sic !), comme c’est la tradition dans le rap. L’album qui a lancé Steff la Cheffe sur la scène du rap helvète en dialecte s’intitule Bittersüessi Pille. De quoi pour éveiller la curiosité de l’helléniste : glukupikros Eros, Eros le doux-piquant – aurait chanté Sappho?; mais l’espiègle Eros est désormais remplacé par la pilule : modernité oblige…
Serait-ce l’occasion d’une confrontation comparative, en comparaison naturellement différentielle, avec ce que nous connaissons des poèmes de Sappho, puisque l’auteur et poète, dans les deux cas, est femme ? Quoi qu’il en soit, la comparaison peut être ici, très rapidement, de l’ordre de l’ethnopoétique : frappent la saturation des formes (féminines) en je et le rythme verbal, accentué par l’intonation et la couleur dialectale, en concordance avec le rythme musical de la lyre d’un côté, de l’instrumentation du rap de l’autre?; dans les deux cas, une cadence verbale en correspondance avec les mouvements d’une chorégraphie.
J’aimerais de nouvelles chaussures, j’aimerais un sac Gucci
J’aimerais un nouveau parfum, j’achète mille fioles
J’aimerais un beau visage, j’aimerais du make-up…
(Dans une traduction littérale qui ne parvient pas à rendre les rimes du texte en bärndütsch)
Jeux de son, jeux de mots
Dans la réitération des « I bruche », la cadence dialectale rythme l’obsession féminine d’une apparence fondée sur la consommation?; elle est entretenue par Annabelle, le grand magazine féminin de Suisse allemande?; « Switzerland’s magazine for women. Annabelle is Switzerland’s magazine for women. Dreaming without losing sight of reality – that’s Annabelle », chante la publicité ! C’est le refrain « Anna, Annabelle » qui le dit, dans les constants jeux de sons et jeux de mots sur un titre parlant. La musicalité de la langue animée par le rythme revendicateur du rap confère au texte sa portée critique. Par les lyrics d’une rappeuse pleine d’humour ironique, c’est l’expression musicale d’un féminisme bien compris, en contraste par exemple avec les déclarations machistes et sexistes de NTM (avant le tournant NPA pris par Joe Starr) ou le bling bling voyant mais fort avisé de Jay-Z.
Un exemple de mondialisation culturelle bien maîtrisée et intelligemment exploitée de l’intérieur, entre le local et le global : des misérables bidonvilles afro-américains de Kingston en Jamaïque aux chalets noirs d’un village de la Vallée de Conches en passant par les housing projects en briques sombres du Bronx. Non pas la mondialisation économiste que cherchent à imposer des institutions telles l’OMC : accords sur la propriété intellectuelle au profit, en particulier, des majors de l’audiovisuel et, de manière générale, des multinationales les plus puissantes, dans l’expansion néo-coloniale d’un capitalisme arrogant par l’exploitation des richesses non renouvelables et des « ressources » humaines de pays marginalisés (dans le cas particulier la Jamaïque). Du point de vue culturel, les majors sont les principaux acteurs de ce que l’on n’hésite plus à dénommer le « marché de l’industrie musicale »?; pour le profit, diffusion par l’image et par le son, à l’intention d’un public de purs consommateurs, de scenarios assortis de scènes de violence gratuite et de sexualité brute, dans une débauche de moyens techniques assourdissants. Pensant l'échange culturel en termes d’import-export et de profit financier, ces industriels de l’audiovisuel n’ont pas manqué de contaminer les formes les plus tape à l’oreille et l’œil de ce qui est devenu un rap de rapport.
Mais avec des rappeurs et des rappeuses telle Steff la Cheffe, on assiste à la valorisation marginale et autonome, hic et nunc, d’une culture décentrée certes, mais à la puissance critique et identitaire en somme rassurante.
Claude Calame