De Managua à Bagdad: résistance à l’impérialisme US

De Managua à Bagdad: résistance à l’impérialisme US

Comment les Nicaraguayens perçoivent-ils les terribles événements qui secouent l’Irak et le monde depuis quelques mois? Cette question ne devrait pas forcément être plus pertinente depuis le Nicaragua que depuis n’importe quel autre recoin de la planète, mais d’une part ce pays est encore marqué dans sa chair et son âme par les guerres qui l’ont dévasté jusque récemment, et par la pression incontournable, brutale ou insidieuse, que Washington exerce sur presque toutes les décisions politiques, économiques et sociales qui se prennent ici… Et d’autre part, je me trouve au Nicaragua depuis début février, et étant par ailleurs très attentive aux merveilleuses et impressionnantes mobilisations pacifistes qui envahissaient les rues du monde entier, j’ai évidemment suivi avec beaucoup d’intérêt l’écho que cette effroyable guerre d’invasion a eu par ici.


C’est bien sûr très difficile, voire impossible, de réellement sentir à quel rythme bat le pouls des gens quand on est de passage dans un pays pour quelques mois seulement, et qu’on est donc conditionné par un regard inévitablement extérieur et partiel, mais je vais quand même essayer de brosser un tableau, forcément subjectif, de ce que j’ai perçu depuis ma position de journaliste stagiaire a Managua.

Indifférence ou individualisme?

Dans l’ensemble, il faut bien dire que l’impression dominante est celle d’une relative indifférence, ou en tout cas d’un degré de mobilisation faible. La dégradation continue des conditions de vie au Nicaragua y est probablement pour beaucoup, parce que les gens sont avant tout préoccupés par la lutte pour la survie. Par ailleurs, le contexte national a globalement changé ces dernières années, et j’ai souvent entendu la petite phrase cruelle et désabusée: «Oui, nous sommes devenus plus individualistes…»


Sans compter que les principaux médias nicaraguayens, avant le début de la guerre, ne fournissaient que des informations très superficielles sur la crise irakienne.


Il y a quand même eu un sursaut de prise de conscience dans les deux ou trois semaines précédant la guerre, quand les prix de l’essence et du gaz de cuisine ont atteint des sommets: le pays tout entier risquait d’être paralysé si les prix du pétrole continuaient à prendre l’ascenseur, il fallait se battre tous les jours pour négocier des prix de transports publics accessibles, on faisait des réserves de bois pour remplacer la cuisine au gaz par les fourneaux à bois, et les gens réalisaient à nouveau combien leurs conditions de vie sont liées – presque toujours pour le pire – aux fluctuations du marché international, et plus particulièrement à la politique états-unienne… Comme le disait mon amie Denise: «Quand les gringos attrapent un rhume, nous on est bons pour une pneumonie…»


Et quand la guerre a démarré et que les chaînes de TV câblées ont commencé à diffuser sans trêve les images des bombardements, j’ai quand même eu la très nette impression que la légendaire étincelle anti-impérialiste des Nicaraguayens se rallumait avec vigueur! ça ne s’est pas forcément traduit par des mobilisations de rue massives, mais l’Irak était présent dans toutes les conversations, dans les taxis et les bus, les «pulperias» et les bars, les marchés et les maisons, et les prises de position majoritaires reflétaient une solidarité viscérale et immédiate avec le peuple irakien, solidarité basée en grande partie sur l’expérience même des Nicas, de leurs guerres encore brûlantes dans les souvenirs, et du poids de l’oncle Sam dans leur vie quotidienne.


Le Mouvement Social Nicaraguayen Contre la Guerre (qui s’est constitué officiellement lors du dernier Forum Social Mondial de Porto Alegre) a alors multiplié les actions de rue (plantons face à l’ambassade des USA, processions, soirées de prière, concerts pour la paix etc.), qui ne réunissaient pas des foules immenses, mais qui se distinguaient par une détermination et un engagement créatifs et énergiques.


Radio La Primerisima, la radio dans laquelle je fais mon stage, a participé à ce mouvement citoyen en organisant, jeudi 20 mars, un «parlathon» de toute une journée sur le thème de la guerre, avec micro ouvert à tous les activistes, spécialistes, ou citoyens qui voulaient prendre la parole à ce sujet. Les studios ont été envahis de gens ce jour-là, et les débats ont été animés et de qualité. La radio (en grande partie grâce au travail extraordinaire de son directeur, William Grigsby) est de toute manière devenue l’un des principaux médias d’information alternative et critique sur le sujet, à des années-lumière des vomissements de propagande officielle du Pentagone déversée par CNN et consorts et par l’un des deux principaux quotidiens du pays, La Prensa, qui se vante pourtant d’être le journal le plus sérieux du pays…

Aide humanitaire du Nicaragua aux Etats-Unis

Cet état servile pro-gringo a atteint un triste sommet avec les déclarations du président Bolanos, qui exprimait, «au nom du Nicaragua», son soutien sans faille à Bush et à son entreprise de destruction, ce qui a soulevé un tollé presque général, tout comme son absurde proposition «d’aide humanitaire» que le Nicaragua pourrait offrir aux USA au moment de la «reconstruction» de l’Irak… Qu’un pays au système de santé aussi dévasté, où l’immense majorité de la population n’a même pas la possibilité de faire face aux maladies les plus banales, puisse offrir une aide humanitaire quelconque aux Etats-Unis (et en prime, pour reconstruire un pays totalement démoli par lesdits Etats-Unis…), voilà qui ressemblait à une blague de très mauvais goût… Bolanos a en outre invité les Nicaraguayens sans emploi à aller gagner «quelques sous» en Irak après la guerre, en tant que mécaniciens, infirmiers ou démineurs. Le taux de chômage est tel au Nicaragua, et les perspectives d’avenir si moroses, que plus d’un millier de personnes se sont déjà inscrites auprès du Ministère du Travail dans l’espoir de décrocher un job dans l’Irak de l’après-guerre, alors que les conditions pour leur éventuel engagement ne sont absolument pas garanties, et que la proposition en soi est quand même extrêmement problématique…


Du côté de l’opposition sandiniste, il y a évidemment aussi eu des réactions: le FSLN a organisé l’une ou l’autre action anti-guerre, et les politiciens sandinistes ont unaniment condamné l’invasion et la destruction de l’Irak. C’est bien le moins que l’on pouvait attendre d’eux, parce que pour le reste, leur crédibilité est tellement entachée par la liste de trahisons cruelles, de compromis nauséabonds et de molle soumission aux sirènes du néolibéralisme et aux privilèges du pouvoir, que la portée de leur opposition à la guerre s’en trouvait passablement limitée aux yeux de la population.

Combattants Nica sous drapeau US en Irak

Un tout autre aspect de cette guerre m’a aussi marquée, à savoir la quantité assez énorme de Nicaraguayens, et de Latino-américains en général, enrôlés dans les troupes états-uniennes. La Prensa publiait chaque jour – et continue à le faire, de façon un peu plus épisodique – les photos des Nicas se battant en Irak, avec force interviews des familles inquiètes à la clef. Les derniers chiffres annonçaient que 400 Nicaraguayens seraient positionnés dans le Golfe Persique. Et j’ai entendu beaucoup de gens commenter le fait que de toute façon, «les soldats qui meurent sont tous des latinos ou des noirs, et les gringos envoient systématiquement les latinos en première ligne du front»… Ces immigrés plus ou moins récents, qui souvent voient dans leur enrôlement dans l’Army une possibilité d’obtenir une bourse d’études ou la nationalité nord-américaine, provoquent des réactions contrastées parmi les Nicaraguayens anti-impérialistes: un mélange de colère, de honte et de douleur.


Un exemple particulièrement fort est celui de Carlos Mejia Godoy, le chanteur populaire le plus connu du Nicaragua, le chantre de la cause sandiniste, l’auteur «d’hymnes» aussi inoubliables que «Nicaragua, Nicaraguita», «La Consigna», ou «No pasaran», qui a fait part publiquement de sa tragédie personnelle: l’un de ses fils, exilé aux USA avec sa mère depuis une dizaine d’années, et qui s’est enrôlé dans l’armée états-unienne dans le but d’obtenir une bourse pour étudier les Lettres, a été envoyé en Irak alors que son contrat avec l’armée se terminait en mai… Pour Carlos Mejia Godoy, qui a passé toute sa vie à lutter contre l’impérialisme gringo, et qui cette fois encore a été très présent dans les mobilisations pacifistes, la déchirure doit être particulièrement cruelle…


Bref, même si ça ne s’est pas manifesté avec autant d’éclat que dans d’autres pays, le Nicaragua n’a évidemment pas échappé à la vague d’indignation populaire qui s’est exprimée contre cette guerre, et les Nicas ont vécu ces événements à leur manière, avec leurs propres blessures et souvenirs, et depuis leur position de petit pays dévasté par une pauvreté effroyable, insignifiant sur l’échiquier des puissants du monde, mais toujours menacé d’être dans leur collimateur, non seulement s’il s’avise de s’écarter de la ligne de conduite arrogante et dévastatrice prônée par Washington et son bras financier qu’est le FMI, mais aussi parce que ces derniers n’ont pas fini de faire payer au peuple nicaraguayen son expérience sandiniste (évidemment rebaptisée «terroriste»), avec l’aide complaisante de ceux qui dirigent le pays actuellement.


Florence GERBER