RFFA

RFFA : Deal pourri entre PSS et camp bourgeois

Le Parlement va probablement avaliser la «Loi fédérale relative à la réforme fiscale et au financement de l’AVS» (RFFA), soit un paquet liant de gigantesques baisses fiscales en faveur des grandes entreprises à un financement additionnel de l’AVS. La matrice de cette réforme s’intègre dans la droite ligne de la Troisième réforme de l’imposition des entreprises (RIE 3), refusée en votation fédérale l’an dernier, et du Projet fiscal 17 (PF 17), initialement prévu pour faire suite à ce refus populaire. Pour mieux comprendre les enjeux de ce marchandage entre la droite et la direction du Parti socialiste suisse (PSS), Sébastien Guex, professeur à l’Université de Lausanne et spécialiste de la fiscalité, a répondu à nos questions.


Le deal a été accepté par le Conseil des États avec 35 oui, cinq non et cinq abstentions.

Les dirigeant·e·s du PS présentent le paquet RFFA comme un compromis acceptable parce qu’il permettrait d’éviter l’élévation de l’âge AVS voulue par le patronat: que penser de cet argument?

Il est trompeur car le financement additionnel de l’AVS n’empêchera pas le patronat de revenir très rapidement à la charge avec un projet d’augmentation de l’âge de départ en retraite. Pour obtenir deux ou trois ans de sursis, la direction du PSS accepte que l’imposition cantonale des bénéfices passe, en moyenne, de près de 14 % à environ 8 %. Que fera-t-elle en 2022 ou 2023? Acceptera-t-elle de passer à 2 %? Et à 0 % en 2026? On voit qu’une telle logique est absurde.

De plus, ce financement pour l’AVS à hauteur de 2 milliards n’est payé qu’en petite partie par le patronat: la plus grande part du montant est à la charge des salarié·e·s. Surtout, la population devra payer les allègements fiscaux accordés aux grandes entreprises à travers des plans d’austérité ou des hausses d’impôts. Or, ces allègements sont d’une ampleur beaucoup plus importante que ce qui est annoncé par les autorités.

Qu’est-ce qui t’amène à penser que les autorités sous-estiment les pertes fiscales?

Le chiffre des pertes fiscales sur lequel tout le débat public s’est concentré, et qui a servi de base au deal pourri mélangeant la RFFA et AVS, est de 2 milliards. Ce chiffre ne correspond pas du tout aux véritables conséquences financières entraînées par ce deal.

Prenons d’abord la RFFA elle-même. Elle prévoit d’abord que les cantons diminuent massivement leur imposition des bénéfices et du capital de la totalité des entreprises: en moyenne de 13,7 à 8,2 %. La perte de recettes fiscales qui résulte de cette seule mesure peut être estimée à 3,8 milliards.

D’accord, mais la suppression des statuts spéciaux dont bénéficient aujourd’hui certaines sociétés ne rapporterait-elle pas en contrepartie aux collectivités publiques?

Il est extrêmement douteux que, comme le prétendent les autorités, cette suppression entraîne une hausse des recettes de 1,8 milliard. D’abord, les sociétés en question bénéficieront de taux d’imposition très proches des actuels jusqu’en 2025 ou même 2027 grâce aux mesures transitoires, en particulier celles qui concernent la dissolution de leurs énormes réserves latentes. Ensuite, ces sociétés pourront conclure, si nécessaire, des accords fiscaux avec les autorités cantonales. Cette possibilité, qui existe dans le cadre de la législation sur la promotion économique, n’est jamais évoquée dans le débat public. Enfin, ces sociétés pourront utiliser les autres instruments prévus par la RFFA [voir encadré]. Globalement, donc, il est difficile de penser que la suppression des statuts spéciaux amènera plus que 500–600 millions dans les caisses cantonales et communales.

Au total, donc, quelles sont les conséquences financières de la RFFA?

La baisse des taux d’imposition cantonaux sur le bénéfice et le capital des sociétés devrait provoquer à elle seule une perte fiscale de l’ordre de 3,2 milliards. À cela s’ajoute quelque chose comme 300 millions pour la Patent Box, 700 millions pour les déductions supplémentaires de R & D et 200 millions pour la déduction des intérêts notionnels. Quant au relèvement prévu de l’imposition des dividendes, il a été sensiblement limé par le Conseil des États et ne devrait donc pas rapporter plus de 200 millions. Au total, le projet de RFFA tel qu’il est sorti du Conseil des États et qui, il faut le souligner encore une fois, a été voté par les députés du PSS, constitue un cadeau fiscal aux capitalistes et aux patrons de l’ordre de 4,2 milliards. Et une perte de recettes fiscales équivalentes, qui sera payée par les salarié·e·s sous forme de plans d’économies, de dégradation des services publics et peut-être même d’augmentation d’impôt.

La direction du PSS s’inspire manifestement d’Esaü. C’est contre ce cadeau formidable aux couches possédantes qu’il obtient le plat de lentilles du financement additionnel de l’AVS. Mais même ce plat est frelaté. Le deal de maquignons conclu entre Christian Levrat et les dirigeant·e·s des partis bourgeois et d’Economiesuisse prévoit de verser 800 millions dans la caisse fédérale pour l’AVS. Pour la Confédération, la RFFA se soldera donc par un trou d’au moins 2 milliards: ces 800 millions, auxquels il faut ajouter le milliard versé aux cantons afin de les encourager à diminuer leur imposition des entreprises – c’est-à-dire à se lancer dans une nouvelle course au dumping fiscal – et les 200 millions supplémentaires qu’elle versera au fonds de péréquation intercantonale. Il n’est donc pas étonnant que le Conseil fédéral, dans son Message sur la RFFA, annonce déjà les plans d’austérité, en petites lettres il est vrai.

Il faut enfin souligner un point très important: toutes les estimations de pertes citées ci-dessus sont basées sur les recettes fiscales tirées durant les années 2012 à 2014, durant lesquelles la conjoncture économique a été bonne. Si une crise du genre de celle de 2008–2009 éclate – et il est certain qu’elle va éclater – toutes ces estimations se révèleront du pipeau: les pertes fiscales seront deux ou trois fois plus élevées, c’est-à-dire qu’elles atteindront 8 ou 10 milliards, et peut-être même davantage. Les plans d’austérité seront alors encore plus ravageurs.

Un des arguments mis en avant par la droite est que la RFFA est nécessaire du fait de la réforme de l’imposition des entreprises mise en œuvre par le président Trump: est-ce que la crainte pour les emplois en Suisse est justifiée en cas d’échec de la RFFA?

Non car même sans la RFFA, la Suisse resterait très compétitive face au nouveau régime fiscal des États-Unis, ainsi que des autres États. Trump a baissé l’imposition fédérale des entreprises de 31 à 21 %. Mais il faut y ajouter les impôts dans les États et au niveau local, ce qui donne un taux d’imposition de l’ordre de 28 % aux États-Unis. Avec la RFFA, le taux moyen en Suisse tournerait autour de 15 %, soit presque deux fois moins!

En fait, et dès le départ du processus, c’est-à-dire dès 2014, bien avant Trump, la RFFA a été conçue pour renforcer le paradis fiscal helvétique. On le comprend bien à l’étranger. En mars 2018, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a publié un rapport expliquant que la RFFA «va exacerber davantage la concurrence fiscale nocive au niveau international et même au niveau des cantons» (Le Temps, 1er mars 2018). Les paradis fiscaux entraînent la perte d’environ 200 milliards de recettes fiscales par an pour les pays pauvres. Par comparaison, on estime à environ 120 milliards par an la somme nécessaire à l’élimination de la grande pauvreté et des ravages qu’elle provoque à l’échelle internationale. Il est choquant qu’une partie de la gauche en Suisse néglige cette problématique internationale en soutenant la RFFA.

Les dirigeant·e·s suisses ne sont donc pas contraints de mener une réforme fiscale?

En fait, la PF 17 devrait simplement consister en la suppression des statuts fiscaux privilégiés dont bénéficient, pour l’essentiel, environ 400 sociétés en Suisse. Cela entraînerait probablement le départ de quelques-unes parmi elles, mais qui serait largement compensé par les recettes dégagées à travers le relèvement de l’imposition des multinationales qui resteraient en Suisse et qui seraient enfin imposées normalement. Et si cette compensation n’est pas suffisante, une lutte plus déterminée contre la fraude fiscale pourrait parfaitement combler les pertes: rappelons que la fraude, c’est au moins 18 milliards de recettes soustraites chaque année aux collectivités publiques en Suisse. En 2014, dans son premier projet de RIE 3, le Conseil fédéral proposait d’ailleurs l’engagement de 75 inspecteurs fiscaux supplémentaires qui auraient rapporté, à eux seuls, 300 millions par an. Pourquoi l’engagement de 750 inspecteurs, qui rapporterait 3 milliards, n’a-t-il pas été proposé par le PSS? Voilà de quoi financer durablement l’AVS.

Propos recueillis par Hadrien Buclin


Trucs et astuces de la réforme RFFA

En plus de la baisse du taux d’imposition prévue au niveau des cantons, la réforme RFFA se décline en toute une série de mécanismes complexes d’exonération fiscale pour les sociétés. De vraies niches dans lesquelles pourront s’engouffrer les entreprises les plus profitables:

Patent Box Toutes les entreprises pourront donc déduire de leur bénéfice imposable 90 % des revenus qu’elles tirent de brevets et de droits comparables, y compris dans le domaine du soft­ware et les brevets qu’elles achèteront à l’étranger, auxquels elles feront subir une légère modification et qu’elles feront breveter à nouveau en Suisse. L’ampleur des pertes liées à la Patent Box est grossièrement sous-estimée par les autorités fédérales qui les évaluent à une centaine de millions. Les études faites sur d’autres États ayant introduit une Patent Box montrent que les pertes fiscales ont été très importantes. C’est donc sur une perte trois à quatre fois supérieure qu’il faut tabler, c’est-à-dire 300 à 400 millions.

Déduction pour les dépenses liées à la Recherche & Développement (R&D) Le montant des dépenses que les entreprises consacrent à la R&D, montant déductible de leur bénéfice imposable, pourra être majoré d’un taux nominal de 50 %, mais qui, dans les faits peut être majoré à 67,5 %. Comme pour la Patent Box, les autorités ont basé leur estimation des pertes fiscales sur la base de questionnaires envoyés aux cantons. Maints cantons n’ont pas fourni d’évaluations et ceux qui en ont donné ont très considérablement sous-estimé l’ampleur des pertes fiscales, ce qui fait que le total de celles-ci n’atteint que 267 millions. Qui peut croire un tel chiffre lorsque l’on sait que les dépenses de R&D des entreprises en Suisse ont atteint près de 16 milliards en 2015? Une estimation extrêmement prudente devrait au moins doubler voire tripler ce chiffre, c’est-à-dire évaluer la perte probable à quelque chose comme 700 millions.

Déduction des intérêts notionnels Après le deal passé avec le PSS, le Conseil d’État a réintroduit dans la PF 17 la mesure la plus critiquée de la RIE 3, pourtant refusée par le peuple: la déduction des intérêts notionnels. Cette ristourne permet de déduire des bénéfices imposables les profits qui auraient été générés par un capital propre, s’il avait été investi en bourse. Autrement dit, on déduit des dépenses qui n’ont pas été effectuées. Voilà comment l’establishment politique respecte la volonté populaire! Certes, seul le canton de Zurich aurait la possibilité de faire usage de cet outil, mais c’est le principal canton concerné parce qu’il est le siège des grandes banques et compagnies d’assurances. La perte de recettes fiscales pourrait tourner autour de 200 millions de francs.

TOTAL: fr. 1200 — 1300 millions