Qui a (encore) peur du droit ?
Nous reproduisons ici une adaptation du discours de Djemila Carron, enseignante à l’Université et militante, donné à l’occasion de la Marche des fiertés, en juillet 2019.
27 sur 49, c’est le chiffre qui marque la position de la Suisse au niveau européen en matière de luttes LGBTIQ. Pour un 100 % signifiant l’égalité selon la cartographie 2019 de l’Association internationale des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans* et intersexes (ILGA), la Suisse est à 29 %. On peut définitivement mieux faire.
Ce qui m’intéresse particulièrement dans ce classement, c’est qu’il est réalisé sur la base des avancées juridiques en la matière. On évalue donc l’état des luttes LGBTIQ par les acquisitions et les pertes en matière de droit. On aurait pu le mesurer par des enquêtes sur le bien-être des personnes LGBTIQ dans la sphère familiale, amicale, affective, professionnelle ou même sexuelle. Avec des indicateurs comparatifs par exemple sur le nombre d’orgasmes obtenus par les personnes LGBTIQ en le comparant avec les personnes qui ne se définissent pas comme telles. En sachant qu’en la matière, comme tout le monde le sait, les lesbiennes dépassent de loin toutes les autres catégories.
On aurait pu aussi le faire par des statistiques sur le nombre de coming in, de coming out, ou plus tristement de suicides chez les personnes LGBTIQ. Mais le critère retenu aujourd’hui pour évaluer l’avancée des luttes LGBTIQ est un critère juridique, ce qui nous donne un indice sur la valeur accordée au droit dans nos mouvements. Cela se voit dans le Manifeste de la Geneva Pride 2019, rempli de revendications juridiques, mais également dans les batailles menées sans relâche par les associations LGBTIQ ces dernières décennies
Un droit normatif au sein duquel nous nous frayons un chemin
Ce que cette omniprésence du droit nous raconte, c’est qu’il reste tout d’abord un outil, même l’outil, qui structure nos sociétés, et qui contrôle nos vies. Difficile d’y échapper puisque de comment on nous définit à la naissance, à comment nous nous unissons ou nous nous reproduisons, ou plutôt, en ce qui concerne beaucoup de personnes LGBTIQ, à comment nous ne pouvons toujours pas nous reproduire légalement, le droit a quelque chose à dire. Ceci est d’autant plus vrai pour certains groupes de personnes vulnérabilisées au sein des luttes LGBTIQ : une personne trans* verra le droit s’ingérer dans un nombre incalculable de détails de sa vie si elle décide par exemple de changer la mention de son « sexe » légal à l’état civil. Dans le même sens, une personne requérante d’asile LGBTIQ est en contact quotidien avec notre système juridique.
Cette omniprésence du droit dans nos luttes est notamment due au fait qu’il nous a exclu·e·x·s pendant assez longtemps pour qu’on y accorde une place proéminente. Ce n’est qu’en 1942 que la Suisse décriminalise au niveau fédéral les relations sexuelles entre personnes de même sexe. Il a fallu attendre les années 1970 pour que les fichages de personnes homosexuelles cessent, 2007 pour que les premières unions de personnes de même sexe soient célébrées (nos romantiquement nommés partenariats enregistrés), 2017 et une décision de la Cour européenne des droits de l’Homme pour que les stérilisations sur les personnes trans* lors des transitions soient déclarées illicites. La plupart des dates de notre histoire reste néanmoins à écrire : à quand une interdiction des opérations ou plutôt des mutilations génitales sur les enfants intersexes ? à quand une criminalisation du discours de haine transphobe ? à quand une reconnaissance explicite dans la loi sur l’asile de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre comme motif d’asile ? Le droit continue parfois d’exclure les personnes LGBTIQ, parfois de leur rendre la vie difficile et souvent de ne pas prendre en compte leurs besoins spécifiques dans nos sociétés. Et tant que ce sera le cas, nous continuerons de vouloir changer le système juridique.
La bataille pour le droit
Mais le droit reste un instrument de pouvoir et nous devons aussi mener des réflexions sur son utilisation à l’intérieur de nos luttes. Le droit est un instrument de privilèges et de privilégié·e·x·s. En tant que professionnel·le·x·s du droit, nous passons de nombreuses années à étudier comment maîtriser des raisonnements et un langage assez incompréhensible pour celles et ceux que nous nommons les « non-juristes », soit le reste du monde. Le droit est donc affaire de juristes, et ce n’est pas pour rien que le sociologue Pierre Bourdieu les qualifiait de « gardiens de l’hypocrisie collective ».
Le droit est aussi un instrument qui coûte. Un nombre important de personnes trans* qui se trouvent dans des situations précaires ne peuvent pas se payer les innombrables recours nécessaires contre les caisses maladie afin d’avoir accès à ce à quoi elles ont droit.
Un droit qui coûte et qui peut avoir le désavantage aussi d’individualiser nos luttes puisque c’est au cas par cas qu’il faut se battre pour obtenir un congé paternité ou voir condamner une injure homophobe. Des procédures qui peuvent nous faire oublier que ces batailles sont politiques et collectives avant d’être juridiques et individuelles.
De la nécessité de nous organiser
Face à ces constats, il me semble y avoir deux pièges principaux dans lesquels il ne faut pas tomber dans l’utilisation du droit dans les mouvements LGBTIQ. Le premier serait de quitter l’arène juridique. Parce que si nous montrons que nous avons peur du droit, nos adversaires, eux, n’en ont pas peur. En 2019, le Parlement fédéral se demande encore s’il pense opter pour une version complète ou light de mariage pour toutes et tous. Or, un mariage light ce n’est pas un mariage, c’est un partenariat enregistré et nous l’avons déjà. Un mariage light qui de plus pénaliserait principalement un groupe de personnes, les lesbiennes, à qui on n’accorderait pas la possibilité de recourir à la PMA, d’avoir une rente de veuve et un langage juridique épicène qui les représente.
En 2019 toujours, la tristement célèbre Union démocratique fédérale (UDF) lance un référendum qui a abouti et qui demande de revenir sur la criminalisation du discours homophobe. L’UDF utilise donc les instruments juridiques de démocratie directe pour remettre en question l’avancée des droits. Et lorsque les propos de ces groupes sont effacés des réseaux sociaux, c’est souvent à la liberté d’expression et à la protection de leurs droits que ces personnes se référent.
Un dernier exemple : en 2018, le Conseil fédéral supprimait l’identité de genre d’un changement législatif visant à criminaliser le discours transphobe en énonçant que l’identité de genre n’était pas un concept assez précis juridiquement, ce qui est faux. On pourrait continuer à mentionner les situations où le droit a été mobilisé pour exclure les personnes LGBTIQ et souvent les personnes les plus marginalisées au sein de nos communautés. Face à ces attaques, ne pas saisir le droit serait se passer d’un instrument de pouvoir.
Le deuxième piège dans l’utilisation du droit dans les luttes LGBTIQ, dans lequel nous sommes à mon avis déjà tombé·e·x·s, est de continuer d’appauvrir l’éventail des batailles juridiques qu’il reste à mener. Les droits des personnes LGBTIQ ne se résument pas à des enjeux de mariage et d’adoption. Les personnes LGBTIQ ont historiquement été au cœur et à l’avant-garde de remises en question sociétales importantes et nos luttes ne doivent pas uniquement se concentrer sur comment s’assurer une place « à la table des vainqueurs », comme le dit le philosophe Alain Naze. Au-delà de pouvoir se marier et se reproduire comme tout le monde, d’autres luttes LGBTIQ doivent passer de la marge au centre, pour reprendre la formule de l’écrivaine afroféministe bell hooks.
Dénormativisons nos luttes
À la possibilité de mariage pour toutes et tous, ajoutons des demandes de réglementation en droit d’unions multiples ou réfléchissons à la possibilité que le droit reste en dehors de tout ça. Aux reconnaissances de double paternité ou maternité, exigeons que des triples, quadruples parentalités soient possibles. Hériter d’une histoire de marginalité nous pousse à utiliser le droit (ou parfois à vouloir le laisser hors de nos luttes) pour questionner la « normalité » car nous sommes bien placé·e·x·s pour savoir que si la norme bouge pour nous inclure, c’est souvent au détriment d’autres groupes de personnes vulnérabilisées.
Tout comme la lutte pour des transitions facilitées pour les personnes trans* ou pour la PMA auraient pu ou dû être au centre des revendications de la Grève féministe du 14 juin, l’interdiction des mutilations des caractéristiques sexuelles sur les enfants intersexes, des protections spécifiques pour les personnes LGBTIQ incarcérées ou la possibilité de ne pas s’inscrire comme femme ou homme à l’état civil sont des revendications qui doivent être au centre des luttes LGBTIQ. Et maintenant. Il y a peut-être des personnes parmi nous pour qui ces changements juridiques ne sont pas importants, qui considèrent que globalement « ça va ». Et oui, globalement, ça va. Un projet de loi va voir le jour à Genève sur les discriminations en raison du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre et de l’expression de genre et des changements juridiques importants sont en cours au niveau cantonal et fédéral. Alors oui, globalement, ça va. Mais ça ne va pas la même chose pour tout le monde, et c’est ici que le principe de solidarité mis en avant par le manifeste de la Geneva Pride doit prendre toute son ampleur jusqu’à ce qu’on obtienne ce 100 % d’égalité.
Pour une lutte queer et solidaire
Une solidarité qui demande sur le terrain du droit que les juristes (au sens large) mettent à disposition leurs connaissances. Cette solidarité demande aussi que les personnes avec des moyens économiques plus importants soutiennent financièrement des personnes moins privilégiées pour que des recours et des plaintes puissent être déposés et des recherches juridiques menées lorsque nécessaires. En résumé, que les personnes qui jouissent de privilèges sociaux prennent elles-mêmes le risque de faire avancer le droit pour celles qui ne peuvent le faire.
Il y a encore des caisses maladies à attaquer, des motions à rédiger, des signatures à récolter, des élues à convaincre, des recours à déposer, des manifestations à organiser et un principe de solidarité à reconquérir. Il est temps de vraiment se saisir du juridique comme d’un instrument politique pour redéfinir des catégories, en éclater d’autres, changer des interprétations et réclamer des protections. Il y aura un temps pour se battre comme tant d’autres groupes discriminés pour que le droit soit respecté. Nous sommes malheureusement encore au stade où le droit doit changer.
« I got my civil rights ! » serait le cri que Marsha P. Johnson, militante, noire, travailleuse du sexe, drag queen et qu’on qualifierait probablement aujourd’hui de non-conforme aux injonctions de genre, aurait lancé il y a 50 ans lors de la révolte de Stonewall. Un cri accompagné d’un geste fort, celui d’éclater un verre dans un miroir. Un cri et un geste pour réclamer la place du juridique dans nos luttes et pour exiger une reconnaissance de nos existences et de notre diversité par le droit mais aussi pour marquer que si des batailles juridiques se gagnent par dialogue avec l’État, d’autres nécessitent encore que nous fassions preuve d’une flamboyante « irrespectabilité ».
Adapté par notre rédaction
Mariage pour tou·te·s (encore) contesté
Le 18 décembre 2020, le Parlement fédéral a adopté la version complète du mariage pour tou·te·s. Cependant à l’heure actuelle deux référendums ont été lancés par les droites réactionnaire de l’UDF, UDC et PDC. Notons que le texte adopté contient encore une inégalité envers les couples de femmes mariées qui ne bénéficieront de la double-parentalité à la naissance uniquement si l’enfant a été conçu·e·x par une PMA en Suisse chez un·e·x médecin.