Portugal 

25 de Abril, sempre ?

Depuis sa révolution en 1974, le Portugal était resté l’un des derniers pays en Europe sans parti d’extrême droite établi. Mais la candidature d’André Ventura, figure du jeune parti Chega, est venue légitimer une idéologie fasciste réactualisée.

André Ventura avec Marine le Pen
André Ventura avec Marine le Pen, janvier 2021

Un fascisme larvé

Si l’héritage salazariste et les idées fascistes n’étaient pas exposées au grand jour, ils continuaient en réalité d’exister et de s’alimenter sans qu’aucune entité ne parvienne à l’organiser. C’est dorénavant chose faite.

Pendant les deux dernières années, Ventura s’est répandu en propositions décomplexées. Entre autres, il a appelé à confiner de façon spécifique les Portugais de communautés tziganes, proposé de renvoyer la députée noire Joacine Katar Moreira « chez elle » et soutenu à deux reprises un gendarme candidat de son parti, accusé du meurtre d’un enfant tzigane. Le 8 janvier dernier, en débat présidentiel face à la candidate socialiste Ana Gomes sur la chaîne publique RTP3, le candidat de Chega disait : « Je suis pour la dictature des gens de bien. (…) Dans notre pays, il y a une partie des gens qui travaillent et une autre qui vit sur le dos des autres (…). Je ne serai pas le président de tous les Portugais (…). » Bien que Ventura n’ait comptabilisé que 11,93 % des voix, il a tout de même talonné la candidate du PS arrivée deuxième (12,96 %). 

La question coloniale réactualisée

La visibilité accrue de cette nouvelle extrême droite va de pair avec une série d’événements qui démontrent que les institutions portugaises n’ont pas résolu la question coloniale et raciale.

La récente affaire liée aux hommages faits à Marcelino da Mata, criminel de guerre le plus décoré de l’armée coloniale portugaise, est particulièrement parlante. Cet hommage a été voté par le Parlement et décrié par des associations, des partis de gauche et des militant·e·s antiracistes. Le débat qui s’en est suivi a débouché sur le dépôt, par l’extrême droite, d’une pétition lourde de 15 000 signatures supposées, demandant la déportation de Mamadou Ba, président de SOS Racismo. Si ce dernier a reçu un soutien large de la société civile, force est de constater qu’on ne prend pas assez la mesure de l’importance des luttes antiracistes dans un contexte de montée de l’extrême droite au Portugal.

Pourtant, si le coup d’État des capitaines a pu avoir lieu le 25 avril 1974, c’est bien parce qu’il se situait dans le prolongement des luttes décoloniales. Depuis 1961, des mouvements de libération africains luttaient contre la présence portugaise en Angola, en Guinée-Bissau et au Mozambique. Chez les militaires portugais, le refus de continuer d’aller se battre participait d’une vision plus large soutenant l’idée d’indépendance des pays colonisés en lutte. Ainsi, suite à la révolution, l’État portugais a négocié l’indépendance de toutes ses colonies africaines entre 1974 et 1975. 

Ce processus ne s’est toutefois pas concrétisé dans un réel travail de mémoire du côté de l’ancien colonisateur. Le récit national des découvertes et d’un colonialisme bienveillant n’a jamais vraiment été remis en cause. Dans une ville truffée de monuments célébrant des « explorateurs », le premier monument de Lisbonne en hommage à des personnes soumises à l’esclavage a dû être proposé via un budget municipal participatif en 2017.

Faire vivre les Œillets

Le programme politique de la révolution se résumait, en 1974, en trois D : Démocratiser, Décoloniser, Développer. Dans un pays qui s’est pourtant démocratisé dans le sillon des luttes décoloniales, l’idéologie fasciste a persisté jusqu’à ce jour, où elle prend une forme particulièrement affirmée à l’extrême droite, mais s’incarne également de façon banalisée dans les institutions. 

Cette contradiction se répercute jusque dans le contexte de la diaspora portugaise. Les immigré·e·s portugais·es, victimes de xénophobie dans les pays où ils·elles s’installent, affichent souvent des positions politiques conservatrices. La figure du·de la « bon·ne immigré·e » portugais·e travailleur·euse et intégré·e est cependant une construction qui sert à justifier l’exploitation et le racisme vis-à-vis des autres immigré·e·s et leurs descendant·e·s, dont la condition d’exploité·e est remplacée par celle de fainéant·e ou criminel·le. Cette division au final dessert les intérêts de l’ensemble des travailleurs·euses, ce qui n’empêche pas une forte adhésion du corps électoral portugais en Suisse aux propositions conservatrices : aux dernières présidentielles, son taux d’abstention a été de 98 %, mais le candidat Ventura est tout de même arrivé deuxième.

Ce fort taux d’abstentionnisme et/ou de conservatisme ne peuvent toutefois pas résumer notre implication politique. Afin de ne pas se laisser piéger par la rhétorique de l’extrême droite dans les pays d’immigration et d’émigration, des initiatives existent qui gagneraient à être connues, notamment dans le milieu associatif. L’esprit du 25 avril est résolument d’actualité et il doit pouvoir être enrichi de l’histoire récente liée à l’immigration ouvrière, afin de faire revivre ses valeurs antifascistes, dans des luttes d’émancipation et de solidarité.

Marlene Carvalhosa Barbosa
Pedro Cerdeira

Une association 25 de Abril existe à Genève :
a25a.ch

Le 25 avril : l’importance d’une date

Pochoir commémorant la révolution des oeillets au Portugal
Lisbonne, 2013, anniversaire de la Révolution des œillets.
Le 25 avril 1974 est le moment fondateur du régime politique portugais actuel. Coup d’État devenu révolution populaire, ce mouvement marque la fin d’une longue dictature coloniale, débutant en 1926 sous une forme militaire, et qui débouche en 1933 dans une dictature civile (Estado Novo) menée par Salazar, chef du gouvernement jusqu’en 1968. Le régime autoritaire contrôle plusieurs aspects de la vie des Portugais·es et des populations colonisées : un parti unique et des élections truquées ; maints droits civils et politiques interdits (comme la grève et les rassemblements) ; l’existence d’une violente police politique – la PIDE – qui surveille, emprisonne et torture les opposant·e·s ; un système de censure qui contrôle la presse, la littérature, le théâtre, le cinéma. Par ailleurs, le régime colonial maintient la majorité des populations colonisées dans la condition d’”indigènes” jusqu’en 1961, privé·e·s de droits politiques et sociaux.

L’Estado Novo avait survécu à la fin de la Seconde Guerre mondiale, sans pour autant arriver à faire face aux défis de la modernisation de l’après-guerre. Ce système contribue à maintenir une société inégalitaire : la scolarité n’est pas accessible à tous·tes, la pauvreté est bien une réalité, plusieurs interdictions contraignent les femmes, les travailleurs·euses indigènes dans les colonies sont toujours exploité·e·s, obligé·e·s de travailler et ce, pour un salaire inférieur à celui des Portugais. Autour de Lisbonne se répandent des bidonvilles peuplés par les populations rurales.

La dictature montre des signes de fatigue à l’aube des années 1970, et ce, malgré les bonnes intentions apparentes de démocratiser le régime par le successeur de Salazar, Marcelo Caetano. La crise de légitimité est grandissante : la contestation étudiante atteint son sommet lors de la crise académique de 1969, dans l’ Église catholique et chez les militaires – auparavant des importants soutiens du régime – on dénonce de plus en plus les violences et la conduite de la guerre coloniale. En effet, depuis 1961, le Portugal mène une guerre dans ses territoires coloniaux contre les mouvements de libération africains, d’abord en Angola, puis en Guinée-Bissau (1963) et au Mozambique (1964). Ces longs conflits entraîneront de nombreuses pertes humaines et des actes de violence sur les populations colonisées, tel que le massacre des villageois·es de Wiriyamu, au Mozambique en 1972. En 1973, la Guinée-Bissau déclare son indépendance de façon unilatérale.

Et ce sera la guerre coloniale qui sonnera le glas de la dictature : les officiers des forces armées engagés dans la guerre déclenchent le coup qui renversera le gouvernement de Caetano et la dictature. Ce coup d’État donne lieu, immédiatement, à des mobilisations populaires massives et généralisées, exprimant un désir de liberté. Les gouvernements provisoires démantèlent les structures de l’ancien régime, des droits politiques et sociaux sont instaurés. S’ensuit une période révolutionnaire où militaires, partis politiques et mouvements populaires entament des expériences de collectivisation de la terre (la réforme agraire) et de nationalisation de l’économie, mais aussi des expériences comme le programme SAAL de construction du logement pour les classes populaires, des organisations de comités de travailleurs·euses dans les entreprises, des comités de quartier. Cette riche expérience de participation populaire se fait accompagner d’une polarisation de la vie politique – appelée PREC (processus révolutionnaire en cours) – qui bat son plein lors de l’été 1975. Du côté des colonies, le coup d’État ouvre la voie à la fin du conflit militaire et à l’accès à l’indépendance pleine des colonies portugaises.

Pedro Cerdeira