Que signifie «défendre la neutralité de la Suisse»?

L’application de cette notion présente dans la Constitution fédérale a fait l’objet de nombreuses interprétations suivant les situations historiques. Le mythe de la neutralité propose une représentation du monde et de son fonctionnement.

Une femme se recueille devant les cercueils des enfants morts à cause de la mine de Glencore
Lorsqu’un fleuron de l’économie suisse détruit et pollue une région entière en empoisonnant la population indigène, puis attaque le gouvernement local en justice avec le soutien de traités signés par la Suisse, c’est parfaitement « neutre ». Manifestation du peuple Wayuu à Bogotá pour dénoncer les décès prématurés d’enfants vivant aux abords de la mine de Cerrejón, propriété de Glencore.

Il faut s’interroger d’une manière globale et plus fondamentale. Un pays impérialiste, participant à l’exploitation de la force de travail et au pillage des ressources naturelles d’autres pays, étendant son emprise économique et financière sur la majorité de la planète, peut-il être considéré comme neutre ? 

En effet la Suisse participe activement à l’organisation et la stabilité d’un ordre mondial capitaliste, à une échelle significative, par l’extension des marchés pour ses propres multinationales et en accueillant de grandes compagnies mondiales de négoce de matières premières. Les activités du groupe Nestlé, par exemple, modifient l’économie, la société et la politique des pays où elles se développent. L’intervention du Secrétariat d’État à l’économie l’année dernière auprès de l’Organisation mondiale du commerce contre une loi sur la santé publique au Mexique relayait ainsi les préoccupations de Nestlé. 

D’autres grands groupes helvétiques sont parmi les leaders mondiaux dans la cimenterie, la chimie, la pharma, la finance. L’ensemble de ces activités détermine les conditions de vie de nombreuses populations. 

Avec cette perspective, il paraît difficile d’accoler une quelconque neutralité à la Suisse, même si elle est absente des conflits armés par une présence directe.

Neutralité = prospérité ?

Invoquer la neutralité permet d’occulter complètement ce rôle dans l’organisation de l’ordre du monde et d’éviter les interrogations sur les conséquences de ces activités. Faire des affaires, c’est une action pacifique, même dans les pires dictatures ! Accueillir l’argent du pillage de la nature, de l’exploitation du travail à l’étranger, de la corruption endémique, voilà qui illustre comment est appliqué l’article 54 de la Constitution, demandant que la prospérité de la Suisse soit préservée. Cet article occulte aussi le caractère de classe de notre société, l’accumulation des richesses est accaparée par les capitalistes, principaux bénéficiaires de cette neutralité et de cette prospérité.

La place financière et de négoce des matières premières n’est pas non plus neutre par rapport aux destructions de l’environnement et à l’augmentation de l’usage des énergies fossiles.

Alignement sur l’OTAN

Sur le plan militaire, cette neutralité est aussi spécieuse. Durant la guerre froide, beaucoup de standards de l’armée suisse étaient compatibles avec ceux de l’OTAN (systèmes d’armes, munitions, communications). Après l’éclatement du Pacte de Varsovie et de l’URSS, cet alignement a continué. Entouré par des pays membres de l’OTAN, il est difficile de croire que cet espace neutre puisse être menacé séparément, que ce soit par voie terrestre ou aérienne. 

La récente augmentation de 2 milliards du budget militaire est totalement idéologique. La guerre en Ukraine devient un prétexte rêvé pour relancer le nationalisme militaire sous couvert de défendre la neutralité.

Il est d’ailleurs significatif du point de vue de la préservation du capitalisme helvétique que les articles 173 et 185 de la Constitution associent la neutralité à la sécurité intérieure et à la défense face « aux troubles existants ou imminents menaçant gravement l’ordre public ».

Neutralité = pas de sanctions ?

La pression pour s’aligner sur les grandes puissances occidentales (USA, UE) pousse une partie de la classe politique à adopter de nouvelles positions, comme la présence de la Suisse dans le Conseil de sécurité de l’ONU. L’application des sanctions décidées par l’UE contre la Russie provoque aussi des réactions divergentes, bien que ces mesures soient appliquées avec parcimonie : retard dans la décision d’appliquer les sanctions, blocage des avoirs russes dans des banques insignifiant (6-7 milliards sur 150-200 milliards), commerce florissant du gaz, du pétrole et de l’acier russes, commerce record de l’or russe en août 2022, commerce record du charbon en 2022 (la Russie est parmi les premiers mineurs mondiaux : 441 millions de tonnes en 2019).

Il s’agit simplement de continuer à faire des affaires avec celui qui se présente au guichet (et les Russes sont de très bons clients) ou d’esquiver la condamnation de l’impérialisme russe. Ainsi il est alors parfaitement possible de se cacher derrière la feuille de vigne de la neutralité.

Nous sommes favorables à toutes les pressions et prises de position allant dans le sens de la justice sociale, de l’expropriation des grandes fortunes issues de la spoliation des peuples ou des responsables des guerres et des crimes contre l’humanité. Rester « neutre », fermer les yeux sur les exactions et les destructions guerrières, économiques, environnementales revient à devenir complice d’un ordre mondial profondément injuste.

Sortons de la neutralité, en nous engageant activement pour un avenir sans oppression ni exploitation.

José Sanchez