Le brillant commerce noir
Le charbon a stimulé le développement du capitalisme au 19e siècle. De ce fait, il est intimement lié à ce mode production, à la croissance sauvage et à la destruction de la nature et de la santé des êtres vivants et reste encore une matière première très commercialisée.
Énergie du passé ? Absolument pas. Jamais le charbon n’aura été autant extrait qu’en 2022, bien qu’il reste la plus polluante des énergies fossiles. Par rapport au début du millénaire, son exploitation est restée croissante (+72 %) et représente encore 25 % dans la production énergétique mondiale. Son usage est intensif dans les aciéries et les cimenteries.
En Suisse, il n’y a plus de mine de charbon exploitée depuis longtemps. Pourtant, le pays est au cœur de ce commerce noir. Sans se salir les mains, 18 groupes miniers sont présents, dans le domaine de la production et du commerce du charbon à travers 245 sociétés, qui organisent 40 % du commerce mondial.
Le classement cantonal met Genève comme champion du trading, avec 78 sociétés (31,8 %). Au coude-à-coude, nous trouvons le Tessin (55 sociétés) et Zoug (54 sociétés). Les 58 autres sociétés sont éparpillées dans le reste du pays. Toutes sont actives soit dans la commercialisation de leur propre charbon, ou acheté sur les marchés, soit dans d’autres activités en lien avec cette matière première.
Pourquoi la Suisse ?
Pendant un siècle, le marché du charbon restait régional, sa consommation était proche des lieux d’extraction. Cette activité va se mondialiser sous l’effet d’une demande en forte croissance (énergie, acier, ciment). Les échanges internationaux vont passer de 150 millions de tonnes en 1980 à 900 millions en 2005 et 1200 millions aujourd’hui.
Autre changement de taille, les échanges vont s’appuyer sur des produits dérivés et entrer dans le secteur financier, assurant un meilleur contrôle des cours et réduisant les risques. Cette transformation va attirer de nouveaux capitaux et faciliter l’exploitation de nouveaux gisements et sa croissance.
La Suisse offre dans cette perspective de nombreux avantages : proximité des grandes banques, stabilité politique, faible niveau de contrôle et de régulation, fiscalité avantageuse. Un cadre libéral idéal couvert par les autorités politiques et le secret des affaires.
Les autorités helvétiques prennent des engagements climatiques internationaux et facilitent en même temps l’économie du charbon. Depuis 2016 (accord de Paris à la COP 21), les banques suisses ont encore prêté 3,15 milliards de dollars à l’industrie du charbon, financements qui vont en augmentant (+72 % de 2016 à 2020). Le Crédit Suisse, deuxième banque du pays, avance plus de la moitié des crédits à cette industrie. Les émissions de CO₂ générées en une année par l’usage du charbon des sociétés suisses dépassent les émissions des États-Unis. C’est ainsi que la Suisse met en œuvre l’accord COP 21.
Pourquoi Zoug ?
La société Glencore va jouer un rôle moteur dans ce commerce. Fuyant la justice américaine pour des actes d’évasion fiscale et de détournement de l’embargo du pétrole iranien, Marc Rich va s’établir à Zoug en 1983. Avec le trader sud-africain Ivan Glasenberg, ils sont convaincus de l’avenir du charbon et vont transformer la société en un géant international. Glencore devient ainsi le plus grand exportateur de charbon en 2000, contrôlant un sixième des opérations mondiales de cette matière.
Cette réussite va entraîner l’arrivée de nouvelles entreprises, stimulées par la hausse du cours du charbon. De grand exportateurs russes, nés de la concentration de l’industrie d’extraction après la disparition de l’Union soviétique, vont à leur tour s’établir à Zoug. La Russie de Poutine développe aussi massivement cette industrie. Jusqu’en 2021, 75 % des exportations du minerai russe étaient effectuées depuis la Suisse.
La géopolitique du charbon
Le charbon est la matière la moins chère et la plus utilisée dans le monde afin d’être transformée en électricité. Cette réalité énergétique recouvre une poignée de pays, dont les trois les plus peuplés au monde. La Chine a extrait en 2019 près de la moitié du charbon, suivie par 5 grands autres producteurs (Inde, États-Unis, Indonésie, Australie, Russie). La Chine reste aussi un gros importateur pour 21 % de sa consommation interne, tout comme l’Inde (17 %) et le Japon (13 %).
La carte des exportations fait apparaître l’Indonésie en tête, suivie par l’Australie et la Russie. Par contre, les États-Unis n’exportent qu’une petite fraction de leur production. En ajoutant la consommation de pétrole et de gaz, on constate que l’économie américaine est un véritable ogre énergétique.
Décarboner seulement la place financière suisse ?
Les plans de sortie progressive de l’usage du charbon à l’échelle mondiale butent sur plusieurs « contraintes » liées aux intérêts des propriétaires des mines et aux sociétés de trading et de production d’énergie qui cherchent à maintenir et expandre leurs profits. Les décisions adaptées dans les différentes COP ne sont pas contraignantes.
Maximiser la rentabilité des investissements est une règle de base du capitalisme. L’âge moyen des centrales thermiques en Europe et aux États-Unis est d’environ 40 ans. En Asie, cet âge moyen est de seulement 11 ans. Dans les trois pays de tête (Chine, Inde, Indonésie), les propriétaires peuvent donc faire leur commerce encore longtemps, si une pression intérieure mais aussi internationale ne s’exprime pas.
Cette tendance à prolonger l’exploitation des centrales thermiques à tout prix se retrouve aussi dans le secteur du nucléaire. Plutôt que d’investir dans les énergies renouvelables, les gouvernements invoquent diverses pénuries possibles pour laisser les capitalistes épuiser l’exploitation des énergies fossiles.
Par conséquent, il ne s’agit pas seulement d’exiger la fin du financement du charbon en Suisse, mais la fin de l’exploitation des mines et des industries le consommant. Des plans de reconversion dans des activités non polluantes doivent aussi être intégrées dans les luttes climatiques.
Face à l’immobilisme actuel, un mouvement de masse climatique doit être constitué à l’échelle planétaire pour imposer un tournant énergétique. Pour le charbon, la lutte contre la pollution atmosphérique et les calamités sanitaires ajoutent une forte composante sociale aux préoccupations climatiques. Ces aspects peuvent déclencher dans quelques pays clés d’Asie une opposition massive à l’usage du charbon.
José Sanchez