Des pères contre le féminisme

Les associations de «défense des pères», sous le vernis du papa éploré, ne seraient-elles pas trop souvent des hot spots de la lutte antiféministe? Entretien avec Pauline Milani, historienne et lectrice à l’Université de Fribourg.

Un père avec des tatouages fait des crêpes avec ses filles
Midjourney fecit

Tu viens de lancer un projet de recherche sur l’antiféminisme en Suisse, peux-tu le présenter en quelques mots ?

En Suisse, on connait assez bien l’histoire des mouvements féministes, moins celle de leurs opposant·e·s. La Suisse est pourtant un des derniers pays européens à accorder des droits politiques aux femmes, signe que les forces antisuffragistes étaient suffisamment organisées et répandues pour faire barrage aux femmes qui réclamaient ces droits depuis le début du siècle… Je me suis demandé ce que les antisuffragistes étaient devenu·e·s après 1971. 

Je me suis vite rendu compte qu’ils et elles réorientent leur combat vers la défense de la famille traditionnelle, dirigée par le père, dans laquelle la mère a la charge de l’éducation des enfants et du ménage. Les décennies 1970 et 1980 sont marquées par de nombreux débats sur la réforme du droit de la filiation et du mariage, dans lesquels on retrouve les ancien·ne·s opposant·e·s au suffrage. 

En quoi les associations de pères s’intègrent-elles à ce microcosme et quelle est leur influence sur la vie politique suisse?

Les premières associations de pères s’organisent en Suisse vers 1975. Elles s’inquiètent de la hausse des divorces, qui priveraient selon elles les pères de leurs enfants, et de l’érosion de l’autorité paternelle. La plupart s’inscrivent dans un mouvement réactionnaire plus global qu’on peut qualifier de masculiniste. Leur influence reste à analyser et c’est notamment ce que nous allons chercher à comprendre avec notre recherche. 

Les associations des pères prennent régulièrement position dans le débat public. Il en va ainsi de la Communauté d’intérêts des pères divorcés, fondée à Zurich en 1976, qui s’oppose à toute avancée législative en faveur de l’égalité. En 1998, suite à l’adoption par le parlement du divorce par consentement mutuel, le groupe zurichois lance même un référendum en collaboration avec le Katholische Volkspartei der Schweiz, auquel ne s’associent pas les groupes romands, qui le jugent trop extrême. Ce référendum n’aboutit pas, mais il faut s’intéresser à ces alliances politiques. Les idées antiféministes trouvent en effet un terreau fertile dans les partis de la droite radicale qui défendent une société inégalitaire, fondée sur des hiérarchies considérées comme naturelles. 

Quelle est leur influence sur la vie politique suisse ?

Elle reste à analyser et c’est notamment ce que nous allons chercher à comprendre avec notre recherche. Les associations des pères prennent régulièrement position dans le débat public. Il en va ainsi de la Communauté d’intérêts des pères divorcés, fondée à Zurich en 1976, qui s’oppose à toute avancée législative en faveur de l’égalité : contre l’article constitutionnel sur l’égalité de 1981 ou contre la révision du droit matrimonial en 1985 par exemple. En 1998, suite à l’adoption par le parlement du divorce par consentement mutuel, le groupe zurichois lance même un référendum en collaboration avec le Katholische Volkspartei der Schweiz, auquel ne s’associent pas les groupes romands, qui le jugent trop extrême. Ce référendum n’aboutit pas, mais il faut s’intéresser à ces alliances politiques. Les idées antiféministes trouvent en effet un terreau fertile dans les partis de la droite radicale qui défendent une société inégalitaire, fondée sur des hiérarchies considérées comme naturelles. 

Comment ces associations se sont-elles emparées du discours féministe ?

Les mouvements antiféministes sont des champions du retournement de la rhétorique de l’égalité. L’un de leurs arguments est ainsi que l’inégalité serait désormais en défaveur des hommes, grands perdants des changements de société, et que les mouvements féministes auraient pour but une prise de pouvoir des femmes – ce qui, lorsqu’on observe la répartition du travail domestique, les violences sexuelles et les inégalités économiques, par ex., est de toute évidence faux. Ils disent fréquemment vouloir défendre une véritable égalité, tout en combattant les mesures législatives qui visent justement à combattre les discriminations que subissent encore les femmes. 

C’est ainsi sous couvert d’égalité que certaines associations de pères défendent le principe de coparentalité. Le concept est séduisant, puisqu’il vise apparemment à promouvoir l’implication des deux parents dans l’éducation. Une analyse plus fine des arguments qui le sous-tendent montre toutefois qu’il véhicule principalement des idées essentialistes, allant ainsi à l’encontre de la majorité des analyses féministes de la famille. 

De même, le syndrome d’aliénation parentale (SAP), fréquemment mobilisé, pointe du doigt les ravages que feraient des femmes trop puissantes sur leurs enfants, en influençant négativement la perception qu’iels auraient de leur autre parent, dans l’immense majorité des cas le père. Il s’agit là d’un cas « classique » de retournement de l’oppression qui se retrouve dans les discours antiféministes. Le SAP n’a jamais été validé par la communauté scientifique mais permet de criminaliser les femmes qui demandent le divorce lorsque des enfants sont impliqué·e·s.

Il en va de même pour un autre concept central à ces associations, celui de médiation familiale. Si on ne peut que se réjouir d’avoir des outils qui facilitent le dialogue entre parents, il faut toutefois s’en alarmer lorsqu’il s’agit de dépolitiser les rapports de genre et de placer victimes et agresseurs sur un plan d’égalité sous prétexte des droits de l’enfant. C’est aussi un des moyens privilégiés par les mouvements pour contourner une justice considérée comme abusive pour les pères. 

Bien sûr, tous les mouvements des pères divorcés ne véhiculent pas ces idées et il s’agira dans notre recherche d‘établir une grille de lecture permettant de repérer lesquels s’engagent véritablement pour un changement social progressiste et lesquels s’inscrivent dans une logique réactionnaire. 

Propos recueillis par notre rédaction