France

«Vous allez voir comme on sera puissantes»

Entretien autour de l’outil de la grève avec Rachel Keke, députée de La France insoumise et syndicaliste, réalisé en marge de la Journée féministe internationaliste de solidaritéS, organisée à Lausanne en mai dernier. 

Des femmes de ménage en grève. À gauche: Rachel Keke.
Rassemblement de soutien aux grévistes de l’hôtel Ibis-Batignolles, Paris, 1er septembre 2020. À gauche, Rachel Keke.

Tu as été une des meneuses de la grève de l’Ibis-Batignolles, qui a débuté en 2019 et qui a duré 22 mois. Pourrais-tu nous faire le récit de cette lutte victorieuse ? 

Nous sommes allées en grève par rapport à nos conditions de travail. Le groupe Accor (ndlr : groupe hôtelier français, 6e mondial) pratique la sous-traitance et, comme j’ai l’habitude de dire, la sous-traitance c’est la maltraitance. C’est l’humiliation, c’est le viol, c’est le manque de respect, c’est le non-paiement des heures supplémentaires. 

À l’hôtel, nous n’étions pas payées à l’heure. En une journée de 6 heures, si tu travailles normalement, tu peux faire 18-19 chambres. Mais en réalité, on nous donnait 30, 40 chambres par jour, voire plus, et ils ne nous payaient pas le temps supplémentaire.

Lorsque nous avons voulu débuter le mouvement, 13 femmes de chambre étaient inaptes, car ce métier détruit le corps : tendinites, syndrome du canal carpien, mal de dos… Le médecin du travail a donc demandé à la société sous-traitante de diminuer le nombre de chambres qu’elles nettoyaient. Au lieu des 30 ou 40 chambres à faire quotidiennement, elles devaient dorénavant en faire 10. 

Elles ne rapportaient plus assez à l’employeur, alors il a voulu les muter dans un 5 étoiles, où il pouvait leur donner le nombre de chambres exigé par le médecin du travail, mais où le travail est plus dur. Là on s’est dit : « si on accepte ça, à qui le tour ? »

Je veux dire ici que le syndicat, c’est très important. On avait un syndicat, la CGT-propreté, qui est celui de la sous-traitance, mais qui ne nous défendait pas, ne nous disait rien, était corrompu. Alors on a changé de syndicat. Nous sommes allées à la CGT-HPE, qui organise tous les métiers de l’hôtellerie, quel que soit le type de contrat. Même travail, mêmes droits.

Nous lui avons présenté nos revendications : la baisse de la cadence ; la reconnaissance de nos qualifications, qui sont différentes de celles des nettoyeuses, car c’est un travail avec des compétences supplémentaires ; l’interdiction des mutations abusives ; l’augmentation de nos salaires et de nos contrats ; des vêtements et des chaussures de travail, ainsi qu’une prime de nettoyage car c’est nous qui faisions notre lessive les jours de congé, ainsi qu’une prime de repas. 

Nous demandions aussi l’internalisation. Comme je le disais, la sous-traitance c’est la maltraitance. Nous avions une collègue qui avait été violée par l’ancien directeur de l’hôtel. 

Elle n’a été protégée ni par le groupe Accor, qui n’était pas son employeur, ni par la société de sous-traitance. Elle a été livrée à elle-même, obligée de trouver un avocat avec une aide juridique. Si on avait été des salarié·e·s d’Accor, ils auraient pu fournir un avocat, une protection.

Quand vous vous êtes adressé·e·s au syndicat, vous étiez déjà déterminé·e·s à aller en grève ? 

Oui. On cherchait juste le bon syndicat. À la CGT-HPE, on nous a expliqué que nous avions le droit d’être payées à l’heure et qu’une pointeuse pouvait être installée pour faire respecter ce droit. Moi, en 17 ans, je n’avais jamais entendu ça de la part d’aucun syndicat de la sous-traitance, d’aucune des entreprises qui nous employaient au gré des contrats avec Accor. C’est important qu’il y ait un bon syndicat pour nous expliquer nos droits. Si on n’est pas syndiqué·e·s et que quelque chose nous arrive, qui peut nous protéger ?

Là nous avions confiance et nous étions mobilisé·e·s. Avec plusieurs collègues, nous sommes allées convaincre les femmes de chambre, en cachette, en évitant les caméras de surveillance. Convaincre les gens de se mobiliser, c’est très difficile. On leur disait : «Réfléchissons. C’est vrai on travaille, on a besoin d’argent. Mais derrière on perd notre dignité et les gens tombent malades.» Les femmes ont commencé à comprendre, tout doucement. 

Et 24 femmes sont allées se syndiquer en moins d’une semaine. Nous étions prêtes. Au premier jour de grève, on est sorti·e·s avec la musique, les drapeaux et on a tout arrêté. On a tout tout tout arrêté. Nous étions 33 femmes et 1 homme. 

Ce sont en majorité des femmes et des personnes racisées qui exercent ce genre de métiers précaires, mal payées, mal traitées. Il faut le dire, car le système en profite pour abuser de nous. Il faut que l’on parle, que l’on s’organise, pour pouvoir leur dire stop. C’est ce que nous avons fait à l’hôtel Ibis. Nous étions des femmes racisées, mais de différentes nationalités. Et nous avons tenu tête au groupe Accor.

La grève a été très difficile, ça épuise. On se demandait ce qu’allait devenir notre vie si on abandonnait demain, est-ce que les maltraitances allaient cesser ? Non, alors il fallait qu’on tienne. On n’avait plus nos salaires, mais nous recevions des indemnités grâce à la caisse de grève. Nous avons reçu beaucoup de soutien, cela nous a permis de tenir. 

On a même continué la lutte pendant le Covid. Quand notre hôtel a fermé, le syndicat a informé le patron que nous voulions reprendre le travail, ce qu’il ne pouvait pas refuser. Sauf qu’il n’y avait pas assez de travail pour tout le monde. On les a obligés à nous payer pour continuer la grève. Nous avons continué à faire des actions dans les hôtels restés ouverts, souvent de luxe. 

Là où Accor se faisait de l’argent, on allait faire le bazar: on jetait les confettis, on faisait du tamtam, on piqueniquait, on criait. Ça les a forcés à négocier, ce sont ces actions qui pèsent. Quand ils perdent de l’argent, ils ne supportent pas. Nous avons obtenu toutes nos revendications, sauf l’internalisation. Aujourd’hui, à l’hôtel Ibis-Batignolles, le salaire est de 1700-2000 euros. Ce qui n’avait jamais existé.

Est-ce que tu penses que votre grève a eu un impact sur d’autres mobilisations ? 

Quand on a gagné, il y a un autre hôtel Ibis qui s’est mis en grève, automatiquement. Cela n’a duré qu’un jour, parce que le groupe Accor a eu peur. J’ai voulu que notre victoire ait un impact sur beaucoup de salarié·e·s, mais cela dépend de leurs syndicats.

Nous, personnes qui exerçons des métiers pénibles, nous ne devons pas négliger la lutte. Sans nous, ils ne sont rien. Pourtant, nous continuons d’être victimes d’injustices. Pourquoi on ne s’organise pas ? On peut y arriver, on les tient. C’est parce que des femmes se sont battues que nous avons le droit de vote. 

Aujourd’hui, où sont ces femmes ? Nous, nous avons tenu 22 mois, nous représentons ces femmes. Il y a aussi les associations féministes, mais ensemble, que font-elles ? L’union fait la force, vous allez voir comme on sera puissantes.

Dans une intervention à l’Assemblée nationale, le 6 février, 2023, tu as confronté les député·e·s souhaitant relever l’âge du départ à la retraite des Français·es sur le fait qu’iels n’avaient aucune idée de ce qu’était un métier pénible.

Au moment où je faisais ma campagne, je disais que j’étais la voix des sans-voix. Parce que les petites mains, celles et ceux qui font le travail invisible, on n’en parle pas. Je viens de là et ça fait un an que je suis députée. Je suis fière d’avoir thématisé la pénibilité. Si Emmanuel Macron en parle, c’est parce que j’ai tapé là-dessus dans l’hémicycle. 

Je sais combien les député·e·s sont payé·e·s, que la plupart possèdent des sociétés. Donc quand on parle de partager, ils deviennent fous. Pendant les débats sur l’augmentation du smic, je leur ai demandé : «Qui a déjà touché 700, 800, 1 000 euros ? Pas par jour, par mois ! Personne.»

En dehors, ils·elles viennent me parler, me dire que j’ai raison, qu’ils et elles savent que c’est dur, parce que leur grand-mère était femme de ménage. 

Mais si ta grand-mère était femme de ménage et que c’est dur, eh bien va voter. Ne viens pas me dire ça en dehors de l’hémicycle.

Ce sont les invisibles qui devraient y être représenté·e·s. Ma présence à l’Assemblée, c’est pour aider, comme je peux, ces petites mains qui gagnent peu, qui se cassent le dos au travail. Bientôt je me battrai sur le projet de loi immigration. Mon rôle de députée, c’est aussi de dire aux gens de ne pas lâcher, de faire, de continuer la grève. J’aide comme je peux.

Pendant les débats sur la réforme des retraites en France, des syndicalistes ont critiqué la stratégie de la France insoumise (LFI), qui a déposé une multitude d’amendements et qui a ensuite refusé de les retirer, ce qui aurait permis de passer au vote sur l’article 7, prévoyant l’augmentation de l’âge de la retraite. La LFI parlait de représenter ce qui se passe dans la rue à l’Assemblée. Toi qui as les deux casquettes, celle de syndicaliste et celle de députée, comment est-ce que tu te positionnes par rapport à ce débat? 

On nous a reproché de ne pas être allé·e·s à l’article 7. Mais à l’Assemblée nationale, quand tu n’as pas la majorité, rien ne peut pas passer. Notre stratégie était d’amener la macronie à montrer jusqu’où elle était prête à aller. Au final, ce sont elle·eux qui ont empêché le vote, en utilisant le 49.3, en usant même de moyens de pression sur leurs député·e·s.

La LFI est du côté du peuple. Quand tu mènes une lutte, tu ne peux pas dire : « Toi tu es un parti politique, mets-toi de côté. » Les syndicats communiquent et travaillent avec les député·e·s, ils savent ce qu’on défend. Mais ils affirment le contraire à la télévision. Cette attitude démontre que ces syndicats ne s’engagent pas sincèrement. 

Ils se battent pour leurs propres intérêts, pas pour ceux des travailleuses et des travailleurs. Des syndicats corrompus. Quand les député·e·s se mettent du côté du peuple, on mène la lutte ensemble. À la LFI, nous dénonçons ce que le gouvernement fait au peuple, pour qu’ensemble on ait de la force, dans l’hémicycle et en dehors. Quand on va en guerre, on ne trie pas.

Comment vois-tu la suite de la mobilisation sur les retraites ? 

Aujourd’hui le mouvement est cassé. Macron a passé sa loi, c’est fini. Que va-t-on faire, le 6 juin [ndlr : journée de grève et mobilisation pour exiger le retrait de la réforme des retraites] ? Moi je pense qu’une lutte ne se mène pas comme ça. 

Imaginez-vous que pendant la grève des femmes de chambre, on faisait une semaine de grève, puis on s’arrêtait, avant de reprendre deux jours, etc. ? Est-ce que l’on aurait gagné comme ça ? Une lutte doit être continue pour pouvoir emmerder le gouvernement. 

C’est nous qui faisons le pays : conducteurs·trices de bus, de trains, femmes de chambre, de ménage. On bloque l’économie pendant une semaine, ils·elles sont en PLS pendant une semaine. 

Vous pensez qu’ils·elles ne vont pas reculer ? Des gens ne peuvent pas faire la grève en raison de la perte de salaire, mais il reste les samedis et les dimanches pour faire des actions et pour mettre des millions de personnes dans la rue. On y était presque. Mais aujourd’hui, je ne sais pas comment les syndicats vont faire pour faire reculer Macron.

Propos recueillis par Marlene Carvalhosa Barbosa