Mexique
L’utopie dont on rêve : exterminer la violence
Entretien avec Alejandra Covarrubias, militante de Las Indomitas au Mexique autour des luttes des femmes autochtones au Mexique, réalisé en marge de la Journée féministe internationaliste de solidaritéS, organisée à Lausanne en mai dernier.
10 millions d’hectares octroyés aux industries extractives, pollution des eaux, absence de pouvoirs contraignants, l’extractivisme à l’œuvre au Mexique a des conséquences catastrophiques sur plusieurs plans. Quelles sont les conséquences plus ou moins directes sur la vie et le travail des femmes en milieu rural et dans les communautés autochtones ?
Un pourcentage important des femmes autochtones habite en milieu rural. Ces communautés sont restées dans leur territoire d’origine et celui-ci a toujours été défendu contre les invasions et agressions par ses habitantes, une pratique qui perdure actuellement.
Les femmes en milieu rural sont les plus affectées par l’extractivisme, car elles sont celles qui restent à la maison pendant que la plupart des hommes partent loin pour travailler, ou migrent pour envoyer de l’argent aux familles. Elles travaillent les terres agricoles, élèvent les animaux, ramènent l’eau, la nourriture et les vêtements ; elles sont aussi les principales victimes des violences faites par les militaires ou policiers qui font avancer le projet extractiviste du gouvernement ou de l’industrie privée, généralement transnationale.
De manière directe, les femmes peuvent voir leurs maisons et terres agricoles détruites, manquer d’eau, c’est la conséquence la plus courante, soit par l’usage abusif par les compagnies transnationales des ressources locales, ou parce que ces dernières sont toutes contaminées par l’activité industrielle ; les animaux et les plantes sont malades et meurent à cause des contaminations, les personnes sont malades à cause de la destruction et la contamination des terres et des changements climatiques sur le territoire.
Les routes et voies d’acheminement qui permettent de se déplacer sont détruites (provoquant ainsi un isolement des communautés), les maisons et les territoires sont volés, soit parce que les habitant·e·x·s sont déplacé·e·x·s directement, soit parce qu’on les oblige à vendre leurs terres à un prix dérisoire. Iels doivent partir vivre en ville, travailler pour des salaires extrêmement bas et subir de la maltraitance.
De manière moins directe (pour toute la communauté envahie), les changements politiques et sociaux causés par l’extractivisme affectent la vie des femmes : les restrictions de transit, les agressions et intrusions sur les territoires par les personnes qui viennent vivre là pour travailler et qui ont des habitus différents, les changements de loi et de gouvernement pour forcer les habitant·e·x·s à s’adapter aux compagnies extractivistes, l’abolition des gouvernements et autorités traditionnelles autochtones, l’imposition d’une nouvelle langue et d’une autre culture, le racisme exercé par les envahisseurs, le manque de place pour habiter et faire le travail agricole, ou même la disparition des terres agricoles qui force les femmes à changer de mode de vie et de travail, l’augmentation de la pauvreté qui les oblige à se déplacer et abandonner leurs territoires, etc.
Il est important de noter que les défenseur·euse·x·s du territoire et de la nature sont souvent criminalisé·e·x·s, disparaissent et sont tués ; des indigènes sont emprisonné·e·x·s pour des crimes inexistants et impliqué·e·x·s dans les situations improbables.
Quels sont les moyens de «faire grève» et quelle forme cela prend pour les femmes en milieu urbain, en milieu rural et pour les autochtones ?
Le moyen plus courant de faire grève pour les femmes au Mexique, est d’arrêter le travail de soins, de manière partielle ou totale, selon leurs conditions de vie. Aussi, on participe activement dans les divers moyens de communication et réseaux sociaux pour visibiliser la lutte pendant les manifestations du 8 mars.
Les femmes en milieu urbain qui sont syndiquées ont parfois la possibilité de s’absenter du travail pour aller en manifestation sans qu’il y ait de conséquences négatives pour elles. Les étudiantes des lycées et universités au sein des organisations estudiantines peuvent aussi manquer la journée scolaire pour aller en manifestation et faire des activités publiques autour de la grève.
Les femmes qui n’ont pas de travail syndiqué, qui travaillent de manière indépendante ou qui n’ont pas d’emploi rémunéré font aussi la grève en s’absentant des réseaux sociaux, en évitant l’utilisation des médias, en ne dépensant pas d’argent et en faisant beaucoup moins de travail de soins en général, afin de faire remarquer l’absence des femmes partout, même en tant que consommatrices.
Plusieurs d’entre elles qui n’ont pas la possibilité d’aller en manifestation ou de participer dans les activités publiques, font des réunions avec d’autres femmes pour parler de féminisme et de grève, pour faire des sessions de thérapie collective, pour manger ensemble et faire la fête au thé, à l’alcool ou au cannabis (surtout les activistes).
On dit que cette façon de se réunir et de prendre soin de nous-mêmes c’est aussi une activité politique et un moyen de protester. Cette modalité de réunion ou de grève dans le milieu privé est plus utilisée par les femmes dans la périphérie, qui ont des problèmes pour aller en manifestation en raison de la centralisation des activités publiques et politiques dans le cœur des grosses villes.
Les femmes qui habitent la périphérie font aussi des activités culturelles et politiques dans leurs quartiers si elles ont la possibilité d’en faire, mais il est plus courant pour elles de subir de la répression policière.
Dans le milieu urbain, une autre manière de participer dans les mobilisations sans y aller, est de soutenir les femmes qui sont allées en manifestation en faisant du « monitoring »: elles cherchent sur des sites internet et réseaux d’information, des nouvelles, possibles problèmes et potentiels dangers sur le trajet de la manifestation et préviennent leurs amiexs et camarades.
Ces dangers sont, par exemple, des rues fermées, des grands groupes de policiers, des affrontements avec la police, des manifestant·e·x·s blessé·e·x·s (ça aide aussi à envoyer de l’aide), et identifient les routes ouvertes pour partir une fois la manifestation terminée. Les femmes sur place avertissent ensuite qu’elles sont bien rentrées et qu’elles sont en sécurité.
Ce travail est très important, parce qu’au Mexique, les disparitions (kidnappings) des femmes qui protestent se font par la police en fin de manifestation, quand toutes sont dispersées pour rentrer chez elles.
Les femmes en milieu rural et les femmes autochtones font beaucoup moins la grève, par manque d’information et surtout, par l’urgence qu’elles ont habituellement de reproduire la vie : défendre leurs territoires, trouver de la nourriture, prendre soin de leurs enfants/familles et faire d’autres activités qu’il n’est pas possible d’abandonner, comme nourrir les animaux. La plupart d’entre elles exercent des activités essentielles, impossibles à arrêter, et n’ont personne d’autre pour les faire.
Visibiliser leurs luttes est compliqué aussi par le manque de médias dans le milieu rural, et l’isolement dont elles souffrent ; mais les femmes qui ont connaissance de la grève et qui ont la possibilité de la faire, demandent aux fils et aux maris de faire le travail de maison et en général tout le travail de soins pendant une journée. Elles restent tranquilles à prendre soin d’elles ou partent se balader avec leurs amies.
S’il s’agit des femmes qui font activement la défense du territoire, elles vont utiliser ce jour de grève pour faire des activités autour de leurs activités politiques, ou même faire des manifestations ou des assemblées dans leurs communautés.
Les communautés autochtones qui sont organisées politiquement pour se défendre, comme les Zapatistes, participent beaucoup plus aux activités autour des luttes des femmes. Elles organisent des jours entiers pour discuter entre elles, entre les femmes locales et celles d’autres villes, d’autres pays, sur le féminisme et les luttes des femmes.
Durant ces journées, nommées « Rencontres internationales des femmes qui luttent », les hommes des communautés zapatistes prennent en charge les activités reproductives, cuisinent pour les femmes dans ces réunions et protègent l’endroit.
Avec des mobilisations et mouvements de plus en plus massifs qui réunissent des milliers de personnes avec des alliances fortes, comment se crée la cohésion entre les questions écosocialistes, anti-extractivistes, féministes et queer au Mexique ?
On commence à reconnaître que toutes les personnes qu’on nomme minorités ou vulnérables, sont affectées par les mêmes oppressions, victimes du capitalisme patriarcal. Pour lutter contre le même ennemi, il est mieux de lutter ensemble, et comprendre les oppressions subies par les autres.
Aussi, il est très courant de se retrouver dans plus d’un axe de lutte, c’est-à-dire de vivre plusieurs types de discriminations de manière individuelle. L’empathie devient un outil fondamental pour construire l’utopie dont on rêve : exterminer la violence.
L’intersectionnalité met en avant la condition des femmes comme origine de multiples oppressions. Tout comme les femmes autochtones sont celles qui luttent pour défendre leurs territoires, les personnes qui composent les communautés queer sont victimes de violences sexistes car ne sont pas des hommes-cis (qui ont le pouvoir capitaliste).
Au Mexique, le pays où le terme «Macho» a été inventé, où il y a le plus haut taux de féminicides de l’Amérique Latine, où les compagnies transnationales ont la voie libre pour extraire les ressources naturelles, l’unité et l’intersectionnalité des luttes sont indispensables, même si on doit lutter chaque jour contre l’extrême droite qui cherche à diviser et isoler la lutte féministe avec des arguments séparatistes.
Propos recueillis par Noémie Mendez