Contrer la doxa économique dominante

La création et la transmission des savoirs sont des sujets d’ordre politique. La recherche et l’enseignement de l’économie l’attestent, y compris au sein de l’Université de Genève. Est-il possible d’apporter une dimension plus critique à cet enseignement ? Qu’attendre de la recherche ?

Des diplômés en économie de l’Université de Genève lancent leur chapeau en l’air
Cérémonie de remise des diplômes de la Geneva School of Economics and Management (GSEM), 2019

L’enseignement «moderne» des sciences économiques et sociales marque son origine au début du 20e siècle. C’est par une loi du 6 juin 1914 que la Faculté des Sciences économiques et sociales (SES) de l’Université de Genève est créée. Jean-François Bergier, professeur d’histoire économique et d’économie sociale, analyse la fonction de cette instiution dans la revue Die Unternehmung en 1965. Il y voit «une mission d’enseignement théorique, mais aussi une formation pratique destinée à préparer les cadres de l’économie privée». Le futur président de la Commission Bergier poursuit sur ce rôle de « préparer intellectuellement et moralement les cadres de la nation et de la société »

C’est le 19 juin 2013, à la suite de débats internes au sein de l’Assemblée de l’Université, que la scission entre la Faculté des Sciences de la Société (SdS) et la nouvelle Geneva School of Economics and Management (GSEM) est votée et plébiscitée. La représentation étudiante est de 10 sièges sur les 45 disponibles au sein de ladite institution. Les étudiant·e·s ont donc une voix limitée au chapitre d’une prise de décision qui les concerne directement. Le processus de scission sera parachevé par une ratification du Conseil d’État. Un projet d’une telle ampleur est justifié par un audit réalisé en 2012 sur le Département des Hautes Études Commerciales. Il faudrait rivaliser avec les facultés concurrentes de Lausanne et de Saint-Gall en proposant un cursus HEC (gestion, finance, management, comptabilité) renforcé et soutenu par l’enseignement des sciences économiques.

Approche critique et formation des cols blancs

Les facultés se donnent des orientations distinctes. La Faculté des Sciences de la Société (SdS) propose ainsi un baccalauréat «Histoire-économie-société», rebaptisé pour l’année académique 2023-2024 «Économie politique et histoire économique», qui «promeut une vision pluraliste de l’économie en mettant en valeur une variété de concepts et méthodes. […] [Le baccalauréat] est également pleinement ancré dans les sciences sociales pour aider à comprendre l’imbrication sociale, politique et territoriale des activités et institutions économiques». Les étudiant·e·s se penchent sur des cas historiques, des lectures, la rédaction d’essais mais aussi, la présentation de théories économiques hétérodoxes, aux marges des sciences économiques plus traditionnelles (institutionnalisme, économie écologiste, économie féministe, économie marxiste, post-keynésianisme, socioéconomie).

La Geneva School of Economics and Management (GSEM) fait plutôt le choix, au sein de son baccalauréat en Économie et management, de «garantir une solide formation dans deux domaines complémentaires : l’économie et le management», mais aussi, au sein de sa maîtrise en Sciences économiques d’apporter des «compétences qui soient commercialisables (marketable) au sein du monde académique, des organisations internationales et des entreprises privées ainsi que publiques». Ce dernier programme fait ainsi la part belle à l’apprentissage des «outils les plus avancés en micro/macroéconomie et en économétrie»

Le propos est peu situé (historiquement, idéologiquement) et le recul critique sur la matière enseignée est à la discrétion du·de la professeur·e. On y suit un ensemble de modèles mathématiques détachés de leurs contextes sociaux, politiques et historiques. Bien que l’utilisation des mathématiques, conjointe à la simplification et l’abstraction, est utile afin de présenter une suite d’arguments logiques en une théorie formelle cohérente, ce dernier point n’est jamais explicité clairement. Il en est de même en ce qui concerne l’approche épistémologique adoptée qui est peu claire; on s’en tiendra à une lecture des phénomènes sociaux au seul angle des méthodes quantitatives.

Repenser l’enseignement ?

L’enseignement et la recherche en économie sont des espaces qui permettent de faire et défaire le crédit que l’on souhaite donner à une organisation type de la société. On y crée et transmet des savoirs intimement façonnés par les rapports de force présents au sein de la société civile. Ainsi, il semble difficile de pouvoir apporter des changements de fond à cette institution vu qu’elle remplit une fonction nécessaire à la préparation de la force de travail à son rôle futur dans la société de classes. 

Pour autant, il n’est pas impossible d’envisager d’apporter un angle plus critique à l’enseignement afin de pouvoir mieux comprendre et défaire les justifications propres au système politico-­économique. Un tel cursus encouragerait le pluralisme, la multidisciplinarité et le développement d’un esprit critique suffisamment ouvert. 

Il est possible de concevoir des cours proposant des théories hétérodoxes tout comme orthodoxes, des approches empiriques qualitatives tout comme quantitatives, une ouverture sur les développements conjoints d’autres sciences sociales, des outils d’analyses afin de pouvoir critiquer les savoirs transmis et l’organisation générale de la société. Une tâche que le réseau d’étudiant·e·s «Rethinking Economics» s’est donné en s’organisant au sein des différentes facultés de sciences économiques et en essayant de faire évoluer l’enseignement. 

Comme explicité auparavant, cette stratégie a aussi des limites. En produisant un discours d’adaptation, «Rethinking Economics» se place dans une position d’accompagnement des institutions. De ce fait, toutes maigres avancées qui permettraient la mise en place de cours en histoire et philosophie de la pensée économique à des programmes de sciences économiques standards tend aussi à neutraliser la critique de fond qui est portée à ce type d’enseignement. Le cas de la GSEM est assez parlant. À la suite de « dialogues et échanges » avec la section genevoise de «Rethinking Economics», le décanat intègre deux cours obligatoires à son cursus : « Économie, État et institutions » ainsi que « L’économie contemporaine dans une perspective historique ». Cette avancée est à saluer tant elle ouvre certaines perspectives de pensée et permet de donner du contexte à des cours qui en manquent. Cependant, la mise en place de ces changements n’est faite qu’au sein de l’orientation « Économie et économétrie » du bachelor proposé au sein de la GSEM et non au sein de l’orientation « Management ». 

Par conséquent, il est difficile d’imaginer plus que des changements « à la marge », tant le succès de cette première avancée profite au décanat en ce qu’il lui permet d’apparaître comme ouvert au pluralisme, mais il ne remet pas en question la fonction précise qu’une telle faculté remplit. Cette fonction dépend aussi, tout ou en partie, du contexte politique dans lequel l’Université baigne, mais aussi, de ce qui se fait au sein de la recherche.

Rapports de force dans la recherche

Bien que la recherche ait évolué depuis les années 1980, temps des terribles Milton Friedman, Gary Becker et autres «Chicago Boys», des économistes promouvant activement le « laissez-faire » des marchés et leur violente mise en place (à l’exemple du Chili), la profession n’a pas encore amorcé les changements qui s’imposent. Les « top schools » (Harvard, MIT, Stanford, Berkeley, Chicago) et « top journals » (Econometrica, Journal of Economic Literature, The American Economic Review, The Quarterly Journal of Economics, Journal of Political Economy) jouissent d’une aura sans précédent, fonctionnent en club fermé et dictent la direction « acceptable » de la recherche et de l’enseignement. Il y règne un certain dédain pour les approches complémentaires qualitatives, un manque d’ouverture vers des approches théoriques plus critiques et une trop grande verticalité. Pour autant, l’évolution du « consensus » académique sur le salaire minimum témoigne des possibilités ouvertes.

C’est en 1993 que David Card (détenteur du ‘Nobel’ d’économie) et Alan Krueger, d’éminents professeurs de l’Université de Princeton, publient leur recherche « Minimum wages and employment : a case study of the fast food industry in New Jersey and Pennsylvania » dans la prestigieuse revue d’économie The American Economic Review. Leurs résultats bousculent l’état de la littérature en ce qu’ils montrent que l’augmentation unilatérale du salaire minimum (de près de 20%, passant de 4,25 dollar à 5,05 dollar) dans l’État du New Jersey a augmenté le nombre de personnes employées dans la restauration (de près de 2,8%). La méthodologie adoptée est dite des doubles différences. Elle consiste à comparer l’évolution temporelle de l’emploi dans 410 restaurants (jugés comme suffisamment similaires) des deux côtés de la frontière de l’État du New Jersey et de la Pennsylvanie. Le groupe de traitement est construit avec les données issues du premier État. Il en est fait de même en ce qui concerne le groupe contrôle construit avec les données du second État (qui n’est pas « traité » par l’augmentation du salaire minimum). De la comparaison faite entre l’évolution temporelle de l’emploi au sein de ces deux groupes, il est possible de déterminer l’effet de la politique publique.

Jusque-là, les économistes tenaient pour acquis qu’étant donné le supposé équilibre concurrentiel du marché du travail, le salaire minimum ne pouvait avoir qu’un effet négatif sur l’emploi. Les propos de James Buchanan, un autre économiste détenteur du ‘Nobel’, publiés dans les lignes du Wall Street Journal en 1996, résume alors plutôt bien le niveau de résistance idéologique sur le sujet : « De même qu’aucun physicien ne prétendrait que ‹ l’eau monte ›, aucun économiste qui se respecte ne prétendrait que l’augmentation du salaire minimum accroît l’emploi ». Malgré ces résistances, l’économie prend un tournant empirique en adoptant des approches économétriques de plus en plus sophistiquées et le paradigme théorique du « marché concurrentiel du travail » évolue pour prendre en compte des aspects négligés par celui-ci, dans le cas présent, le pouvoir de marché de l’employeur. 

Les sciences économiques lâchent du lest sur les bienfaits supposés du « laissez-faire » des marchés. D’aucun·e·s jugeront que ces évolutions ne remettent pas en cause le paradigme néoclassique et le (néo)libéralisme économique qui y est associé mais n’en sont qu’un prolongement. Pour autant, bien qu’il soit difficile d’estimer les effets que cette évolution de la recherche a eu sur le débat public et la mise en place de politiques publiques allant dans le sens de la mise en place ou l’augmentation de salaires minimums déjà établis, on ne peut négliger totalement le changement de fond qui y est associé. 

La mise en place d’un salaire minimum cantonal à Genève, bien que fortement remise en cause par le parlement fédéral, est le  fruit de rapports de forces favorables aux travailleur·euse·s précarisé·e·s. Il aurait été probablement plus difficile d’arracher cette avancée sociale si le contexte général de la littérature économique sur le sujet, ainsi que sa transmission plus large, avait été tout autre. 

Antoine Völki

Cet article fait suite à l’article « Les sciences économiques dominantes, évolutions historiques » paru dans le nº 420