Rideau sur les sans-abri

Lundi 19 juin, pour faire face aux fermetures estivales des centres d’accueil lausannois, le collectif 43 m2 a monté un hébergement d’urgence autonome dans le Théâtre de Vidy. Au lieu du soutien espéré, la direction du théâtre s’est ralliée à l’intransigeance de la Ville, tuant dans l’œuf l’initiative de 43 m2. Retour sur un drame en un acte.

Un drap suspendu dans le foyer du Théâtre de Vidy
Le foyer du Théâtre de Vidy occupé.

«Attention les mirettes, c’est pas fini. » La pancarte adossée aux gradinsdressés devant le Théâtre de Vidy, qui héberge le Spectacle de merde, tenait du présage. Le directeur, Vincent Baudriller, aurait peut-être dû accorder plus de crédibilité à la capacité de l’art à déborder de son cadre.

Car lundi, un peu avant midi, celui qui dirige Vidy depuis dix ans a assisté à un spectacle qu’il n’avait pas programmé. Le collectif 43 m2, un an après les jardins de la Haute École de travail social de Lausanne (HETSL) ↗︎, a investi le théâtre et ses environs immédiats : matelas à l’intérieur, tentes avec cuisine et espaces détente à l’extérieur, tout était monté en une heure pour accueillir quarante personnes sans-abri.

Cette occupation était l’occasion de formuler une série de doléances : augmentation du nombre de places d’accueil et maintien de ces places à l’année ; refonte des ordres de priorité – qui font que ce sont toujours les mêmes, des hommes des pays du Sud, qu’on refoule ; dépénalisation du « camping sauvage ».

Situation d’urgence

43 m2 espérait médiatiser ces revendications, mais aussi proposer une solution concrète à des centaines de personnes à la rue. Avec la fermeture des lieux d’accueil lausannois à l’approche de l’été, 165 places disparaissent en quelques semaines. Une situation aggravée par la fermeture définitive, le 1er mai, du Répit, seule structure d’accueil nocturne inconditionnel – c’est-à-dire ne triant pas les personnes.

Pendant que la conseillère d’État socialiste Rebecca Ruiz affirme dans 24 Heures vouloir s’appuyer sur des « éléments solides » plutôt que des « ressentis du terrain », les structures d’accueil ont adressé plus de 3000 refus depuis le début de l’année. À comparer aux 1500 nuitées assurées en un mois par l’hébergement d’urgence installé à la HETSL en 2022. Hypothèse : en matière de « ressenti », on est plus zen à propos du sans-abrisme quand on est propriétaire à Lausanne. On peut se permettre d’organiser des tables rondes, comme à l’automne dernier ↗︎, et de commanditer des études venant confirmer les conclusions de précédentes études. Pour prendre des décisions à un rythme raisonnable.

Artistes engagé·e·x·s ?

Face à l’hypocrisie des autorités, 43 m2 espérait trouver à Vidy un accueil favorable, fidèle à l’histoire liant théâtre et luttes sociales. Baudriller, avec son statut de directeur d’un théâtre au rayonnement international – et arrosé de près de 8 millions de francs de subventions annuelles – mais aussi son aura d’ancien responsable du Festival d’Avignon, pouvait jouer la montre, faire mine de s’opposer à l’occupation tout en la rendant possible. Il a préféré se cacher derrière la Municipalité, propriétaire des lieux, qui a dépêché sa secrétaire générale de la Culture à peu près en même temps qu’environ 70 agents de police.

On programme Didier Éribon et Édouard Louis, on fait de grandes phrases sur France Culture à propos des rencontres permises par l’art… Mais quand le concret, sous la forme de personnes à la rue, se manifeste hors de la scène, les beaux principes vacillent. La discussion entre la direction et 43 m2 a donné lieu à un récital de langue de bois, rappelant que Baudriller ne sort pas pour rien d’une école de commerce française : « Nous n’avons pas vocation à héberger des gens, ce n’est pas dans notre cahier des charges. » Sans blague.

Le soutien est finalement venu du personnel du théâtre : une lettre ouverte, forte de plusieurs centaines de signatures, dénonce l’ultimatum de la Ville et rappelle que les «prises de position» du théâtre «ne s’arrêtent pas au bord du plateau». La troupe jouant le Spectacle de merde a aussi manifesté son soutien et dénoncé la frilosité de la direction du théâtre. L’art engagé n’exempte pas d’interactions avec le réel.

Le cœur lourd

Restait la « proposition » conjointe de la Ville et du théâtre : garder deux tentes pour assurer un accueil de jour et créer un espace de débat. Absurde pour 43 m2 : « En journée, accueillir les besoins des personnes sans-abri à l’extérieur tandis que le soir le public de Vidy sirote de la bière artisanale à l’intérieur dans la Kantina ? C’est un non-sens. » Le collectif s’est résolu à plier bagages au lieu de cautionner la fausse ouverture du théâtre ou, autre option, subir une évacuation musclée.

Au-delà de la question du mal-logement, ce qui s’est joué en quelques heures à Vidy résume les impasses de la gauche de gouvernement. Ses représentant·e·s, empêché·e·s autant par leur manque de courage que par la lourdeur des institutions, parlent beaucoup, espérant (se) convaincre de la réalité de leur action. Alors que celle-ci se résume à des mesurettes, à des années-lumière d’enjeux dont l’ampleur leur échappe.

Guy Rouge