Panique morale autour des questionnements de genre chez les mineur·e·x·s
Le Grand conseil bernois a adopté une motion proposant d’interdire l’accès pour les personnes mineures à «des interventions irréversibles destinées à un changement de sexe». Entretien avec Adèle Zufferey, psychothérapeute et sexologue, directrice de la Fondation Agnodice et de Centre3.
Le 6 décembre dernier, le Grand conseil bernois a invoqué le principe de précaution concernant les «interventions de nature irréversible destinées à un changement de sexe» pour les personnes mineures pour adopter une motion qui propose de réserver ces soins aux personnes majeures. Selon toi, quels peuvent être les motifs sous-jacents à cette décision?
Déjà, je précise qu’il n’y a pas d’interdiction complète. Le Grand conseil exhorte les institutions à réserver les traitements dit «irréversibles» aux personnes majeures. Pour autant, le texte dit que c’est quand même possible pour des professionnel·le·x·s de donner ces traitements à des mineur·e·x·s, mais que ça doit être fait avec la plus grande circonspection.
Ils savent que ça aura une portée limitée parce que les personnes pourraient aller dans d’autres cantons pour avoir accès à des traitements, et que les cantons n’ont pas le droit de légiférer sur des objets qui appartiennent à la médecine, et aux professionnel·le·x·s de la santé. C’est donc plutôt une exhortation à éviter d’utiliser ces traitements.
Ce genre de disposition s’ancre dans des paniques morales actuelles qui cherchent à interdire les questions de genre chez les mineur·e·x·s. C’est une polarisation qu’on voit apparaître aux États-Unis, et qui a mené là-bas à des interdictions d’accompagnement de genre des mineur·e·x·s, avec une criminalisation des professionnel·le·x·s mais aussi une criminalisation des parents qui soutiennent leurs enfants en transition.
Cette panique morale vient initialement des milieux évangéliques étasuniens. Elle s’est ensuite beaucoup plus développée en Europe par des politiques d’extrême droite, portées par des personnes qui n’ont jamais vu de jeunes trans. La plupart des gens qui ont écrit des articles ou des livres contre cette thématique, ne sont pas spécialistes des questions de genre.
Le but recherché, c’est de polariser, de pouvoir donner à un électorat des arguments politiques qui permettent de se faire élire. À mon sens, l’UDC n’en a absolument rien à faire des mineur·e·x·s trans mais comme c’est un sujet où les gens se positionnent, ça donne un argumentaire politique. Alors qu’on parle de santé, on parle de médecine, on parle de psychologie. Ces thématiques doivent rester dans les domaines des professionnel·le·x·s de la santé qui s’occupent de ces questions. On n’imaginerait pas le conseil d’État légiférer sur quel traitement doit être donné pour des diabètes de type 2.
Derrière ces motifs politiques, il y a une volonté forte de renforcer le contrôle des corps, surtout celui des personnes assignées fille à la naissance. Aux États-Unis, les premières lois pour interdire les transitions chez les mineur·e·x·s, remettaient en question la capacité de discernement de ces dernier·ère·x·s. Dès qu’elles sont passées, ça a été très facile de rendre illégal l’avortement chez les mineur·e·x·s, en disant qu’iels n’avaient pas de capacité de consentement par rapport à leur corps. Ce qui est complètement faux. Toute personne mineure à une capacité de discernement à moins qu’on prouve le contraire.
Cette volonté de contrôle des corps, particulièrement ceux des personnes sexisées, se retrouve dans les racines des discours de la plupart des classes politiques en Suisse.
Quelles peuvent être les conséquences de l’adoption d’une telle motion sur la santé mentale et physique de premier·ère·x·s concerné·e·x·s?
Ça envoie comme message que l’État veut limiter leurs possibilités d’accéder à des traitements qui, pour beaucoup, peuvent sauver la vie. Il y a beaucoup d’études scientifiques internationales qui montrent que l’accompagnement médical, dans les situations où il est recommandé, va permettre une réduction du risque suicidaire. Les jeunes vont emmagasiner cette idée que l’État n’a pas envie de les soutenir.
Plus largement, une décision politique de ce type vient renforcer le sentiment de transphobie ambiant que les jeune·x·s doivent subir. Ça a un impact évident sur leur santé mentale. Indirectement, ça peut également pousser des professionnel·le·x·s de la santé à ne pas vouloir se positionner face à ces interdictions et donc à refuser de prendre en charge des mineur·e·x·s en questionnement de genre, parfois même pour les soins médicaux de base. C’est un risque qui existe, on l’a vu dans certaines études à l’international. Ça va avoir un impact sur la santé sociale. Ça envoie le message contraire au fait de se sentir partie intégrante d’une société qui accueille et soutient les diversités
Dans ta pratique de psychothérapeute, qu’est-ce que tu observes en termes d’auto-détermination chez les mineur·e·x·s, et quelles sont tes craintes pour cette population au vu de la remise en question très présente de leur capacité à s’autodéterminer au niveau de leur identité personnelle?
L’autodétermination chez les mineur·e·x·s est en construction, elle est très plurielle. Parce qu’elle est mouvante et fluide. Certaines personnes, après s’être posées des questions, vont arriver à la conclusion qu’elles ne sont pas trans. Et c’est ok.
De pouvoir intégrer le doute dans l’autodétermination c’est important. L’autodétermination n’est pas quelque chose qui est figé dans le temps, qu’on soit mineur·e·x·s ou majeur·e·x·s. Notre identité ou nos identités changent à travers le temps, elles évoluent. La façon dont on se ressent, dont on se positionne c’est très individuel, et ça fait partie de notre droit à s’autodéterminer, à dire «je sais ce qui est bien pour moi, je sais comment je me ressens». Ce droit commence dès l’enfance et se termine à la mort.
Ce qui m’inquiète particulièrement, c’est qu’on arrive à des mesures beaucoup plus drastiques sur l’autodétermination. Que ça laisse le champ libre aux politiques d’extrême droite pour interdire l’avortement chez les personnes mineures, interdire la possibilité d’avoir accès à de la santé sexuelle; que ça donne le droit à des adultes de décider pour des mineur·e·x·s ce qui est mieux par rapport à leur corporéité.
Il faut se poser la question aussi: si les mineur·e·x·s n’ont pas d’autodétermination, qui est-ce qui l’a? Qui est-ce qui prend la décision, qui prend le pouvoir décisionnaire sur le corps des personnes?
On pourrait arriver dans des dérives extrêmement violentes où les parents, ou les personnes d’autorité, auraient les pleins pouvoirs sur les corps des autres. Dans une perspective féministe critique, le contrôle des corps constitue le socle du patriarcat. C’est ce que Foucault appelait le biopouvoir. Il est important de rappeler que les corps appartiennent aux personnes qui les possèdent, qu’elles soient majeures ou mineures; pas à la société, ni aux autres.
Propos recueilli par Noémie Mendez