Leur intelligence et la nôtre

L’Union européenne vient de parvenir un accord sur l’intelligence artificielle. Celui-ci passe à côté du travail – invisible mais néanmoins colossal – nécessaire à son développement.

Des travailleurs du clic font de la modération de contenu
Comment l’IA imagine la modération du contenu de sa base d’images
Fait avec Midjourney ↗

Dans le dernier volet de la franchise Mission : Impossible, une intelligence artificielle a infiltré tous les systèmes informatiques afin de contrôler le monde en désintégrant l’idée de vérité.

Ce scénario catastrophe reflète une partie des craintes populaires face à ces outils, notamment les IA génératives ou «générales» comme ChatGPT

Si, début décembre, l’Union européenne est parvenue à un projet d’accord encadrant certains aspects éthiques de l’IA elle a laissé de côté ceux liés au travail. Car la référence cinématographique qui colle le mieux au monde que les géants de la tech nous préparent, c’est plutôt Matrix.

Les IA génératives, qui écrivent des textes et produisent des images, nécessitent beaucoup de données. Des milliards de documents qu’il faut stocker et indexer. En amont, les sociétés comme la très mal nommée OpenAI, procèdent à un gigantesque vol de données, s’accaparent en grande partie illégalement le travail de milliards d’êtres humains. 

Si l’accord de l’UE exige avec raison des «résumés détaillés des contenus utilisés pour entraîner» les modèles, on voit mal comment ces entreprises pourraient devenir rentables si elles payaient au juste prix les images et les textes dont elles se nourrissent. 

Pour capter ce surtravail, les acteurs de l’IA se présentent comme des centres de recherche, alors que ce sont soit des divisions des GAFAM soit des start-ups financées par Big Tech

Leurs nobles déclarations d’intention masquent ainsi ce que l’artiste Hito Steyerl décrit comme «un détournement des communs» pour «nous louer ce qui devrait être partagé»

Certain·e·s créateurices ont engagé des actions en justice contre l’utilisation de leurs œuvres. Mais la bataille pour empêcher ce pillage sera longue mais décisive et devra investir le champ politique et syndical.

L’accord de l’UE fait totalement l’impasse sur les «travailleureuses du clic» nécessaires à l’indexation et au filtrage des données. 

De la salariée précaire qui décrit dans son temps «libre» des images sur une plateforme comme Amazon Mechanical Turk pour quelques centimes à l’exilé qui doit écarter jour après jour des milliers d’images perturbantes dans des centres de modération de contenu pour quelques euros et une dépression assurée, iels sont des millions à œuvrer à cet outil qui «bénéficiera à l’humanité entière» (slogan d’OpenAI). 

En 2023, les scénaristes et les acteurices étasuniens ont fait grève, durant 146 et 118 jours respectivement, en partie pour empêcher leurs employeurs·euses de les remplacer par des IA. Leur succès nous montre que l’avancée de l’intelligence artificielle n’est pas inexorable et que nous devons l’intégrer à nos luttes pour nos conditions de travail.

Si l’on intégrait dans une intelligence artificielle les aspirations de chaque personne vivant sur notre planète et que nous lui demandions d’esquisser le modèle de société qui y répondrait le mieux, gageons qu’il serait plus proche d’un écosocialisme émancipateur que d’une dystopie techno-autoritaire. 

Et que si on lui demandait une liste de tâches pour y arriver, elle répondrait, entre autres, de démanteler les GAFAM.

Niels Wehrspann