Culture en lutte pour l’été
Huit livres et une exposition que nous conseillons pour vos vacances – si vous en avez.
Livres
S’aimer en temps de cataclysme
Dans son premier roman Demain n’aura pas lieu, l’autrice lausannoise Iuna Allioux mêle histoire intime et catastrophe mondiale, et nous invite à questionner ce qui est essentiel.
Asumi pensait avoir des années pour rencontrer son idole et amoureux, un écrivain coréen et trouver la cause de ses malaises incessants, un vieux drame familial, au Japon. Mais le soleil gonfle anormalement. Il ne reste que trois jours à l’humanité.
Avec poésie, nous suivons les trois derniers jours d’Asumi et de ses proches qui accomplissent leurs derniers rêves et désirs. Ces quelques jours doivent contenir ce que toute la vie d’adulte d’Asumi aurait pu prendre à accomplir : comprendre son passé, vivre l’amour, pardonner… Après le déni et face à l’incapacité du capitalisme à répondre à la puissance d’un soleil qui grossit et finira par rapidement tout brûler, la grande majorité des travailleuses et travailleurs arrêtent de contribuer à ce système et tentent de retrouver leurs proches.
Ce roman, tout en s’inscrivant dans les codes des romances, ouvre une réflexion originale sur la fin de l’humanité.
Clara Brambilla
La joie et le prix de l’émancipation
« Ce livre que vous lisez est, dans un certain sens, le résultat d’une commande de ma mère […] Rien en littérature ne m’avait jamais autant procuré de joie. »
La joie, c’est sans doute l’émotion que l’on ressent le plus à la lecture du nouvel ouvrage d’Édouard Louis. Il retrace les quelques semaines d’évasion de sa mère vers une nouvelle vie ; débarrassée de sa relation avec un homme qui – banalement et de manière similaire à son compagnon précédent, le père de l’auteur – s’est montré dégradant et violent envers elle. Monique s’évade, c’est le récit de l’émancipation d’une femme en dehors des carcans de la brutalité masculine, à la (re)découverte de sa propre force et liberté.
L’auteur replace par ailleurs ce récit dans le cadre plus large des structures de classe et de genre qui contraignent de nombreuses vies et empêchent, bien souvent, de partir. En fil rouge, le propos pose ainsi une interrogation matérielle décisive : combien ça coûte, une évasion ?
Noémie Rentsch
Le long sanglot des sitars de l’automne
Dans un futur proche, Layla Ami est desi. Elle vit au cœur d’une Amérique fascisée et xénophobe, dans laquelle les musulman·es n’ont aucun droit. Elle tente de s’accrocher à des bribes de bonheur ici et là, comme ses rendez-vous secrets avec David, son petit-ami. Cependant, lorsqu’elle est contrainte de force de rejoindre un camp de détention pour musulman·es étasunien·nes avec ses parents, tous ses rêves s’envolent et il ne reste plus que la rage en elle. Rage qui deviendra le catalyseur de sa révolte.
Résistance de Samira Ahmed, étasunienne d’origine indienne, roman pour jeune adulte paru en 2020, fait un parallèle évident avec l’antisémitisme de la seconde guerre mondiale. Dans sa dystopie, l’auteure dépeint en effet un monde dans lequel les musulman·es sont discriminé·es, stigmatisé·es et entassé·es dans des trains sans savoir où iels sont emmené·es.
La mise en garde de l’auteure contre les dangers du racisme et de la déshumanisation concomitante est tristement d’actualité. L’islamophobie a pris une ampleur considérable et sans précédent dans nos sociétés surtout avec le génocide en cours à Gaza.
Iana Oberson
Indifférence et responsabilité collective
Le roman Naufrage par l’auteur français Vincent Delecroix est inspiré d’une histoire vraie datant de novembre 2021: le naufrage d’un canot de migrant·es dans la Manche, auquel aucun secours n’a été envoyé malgré leurs nombreux appels à l’aide. Le texte nous plonge dans la tête de la narratrice, la garde-côte française en charge lors du naufrage, et nous invite à surmonter son action inhumaine pour comprendre la crise migratoire comme un problème commun à tous·tes.
Par ce biais narratif, l’auteur interroge la perte d’individuation des victimes, ainsi que la responsabilité collective face aux drames migratoires. Pourquoi la narratrice serait-elle plus condamnable que chacun·e d’entre nous, dormant paisiblement dans nos foyers pendant que d’autres meurent, tentant de traverser la mer de pleine nuit pour fuir leur pays devenu invivable?
L’indifférence quant à de tels drames, devenus des faits divers journaliers, et l’inaction politique européenne s’avèrent tout autant questionnables que l’erreur des autorités maritimes cette nuit-là.
Zélie Stauffer
À lire aussi: Louis-Philippe d’Alembert, Mur Méditerranée, Sabine Wesieser, Paris, 2019.
En cendres, tout devient possible
Entremêlant fiction et faits historiques, Nantes, ville révoltée nous offre un parcours populaire d’une ville qui n’a jamais cessé d’explorer les possibilités d’émancipation grâce aux soulèvements.
Publié en collaboration avec le média autonome Contre-Attaque, l’ouvrage collectif revient sur les lieux emblématiques qui ont accueilli les luttes révolutionnaires de la métropole bretonne.
Un chapitre est notamment consacré à l’importante syndicalisation ouvrière qui prend naissance au 19e siècle au sein d’une association de typographes à des fins de secours mutuel vis-à-vis du patronat.
C’est aussi à Nantes qu’on retrouve, en 1892, la Fédération des Bourses du travail qui vise à mettre à disposition des travailleurs·euses des espaces d’accueil et d’organisation de mouvements sociaux.
L’imaginaire nantais est aussi marqué par la célèbre prise d’otages au tribunal en 1985, orchestrée par le détenu Georges Courtois, visant à dénoncer les faiblesses du système judiciaire.
Iuna Allioux
Au cœur du vote RN
«S’il existe cependant une raison d’être politique aux sciences sociales, c’est peut-être de faire œuvre de lucidité, de donner à voir sans ciller certaines réalités politiques, même les plus déplaisantes. »
C’est avec cette ambition que Félicien Faury nous offre une ethnographie de l’électorat FN/RN, menée de 2016 à 2022 en Région Sud – Provence-Alpes-Côte-d’Azur. Son enquête permet de conceptualiser par le bas le vote FN/RN comme un fait social, issu des dynamiques collectives qui lui permettent de devenir «un espace des possibles politiques légitimes».
L’ouvrage se distingue par sa capacité à mettre en évidence la normalisation de la concurrence raciale dans un contexte de raréfaction des ressources communes et du durcissement des inégalités, notamment territoriales.
Le vote RN/RN apparait alors comme un mode de «politisation de la condition majoritaire blanche», comme l’expression spécifique d’un racisme qui structure la société française dans sa totalité. Les inégalités sociales et raciales se révèlent symbiotiques, consubstantielles.
Le geste est nécessaire. Prendre au sérieux le succès électoral de l’extrême droite exige d’éviter l’euphémisation (voire le déni) de son enracinement raciste au profit d’explications purement «économiques», trop souvent présentes au sein de notre camp politique.
Gaara
L’échec du théâtre populaire
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, un théâtre «populaire» émerge en France. Ce dernier veut démocratiser ses pratiques et affirme son rôle social. Délocalisation en province, pratique amateure du théâtre avec les classes populaires, jeu en usine et en langues étrangères sont autant de témoins de cette volonté.
Pourtant, les enquêtes actuelles sur les publics du théâtre soulignent que cette pratique est un entre-soi des classes moyennes supérieures universitaires. Comment expliquer cet échec 80 ans plus tard?
Marjorie Glass, sociologue, analyse dans son ouvrage, et à travers des parcours individuels, les étapes et facteurs qui ont entrainé l’exclusion progressive des classes populaires de cette pratique culturelle. L’analyse se conclut sur la division actuelle au sein d’un champ théâtral qui peine à sortir de ses contradictions entre volonté d’inclure et entre-soi.
Si aucune solution miracle n’existe pour sortir de cette impasse, cet ouvrage offre des pistes de réflexion intéressante pour tenter de recréer un théâtre véritablement «populaire».
Clément Bindschaedler
L’IA peut-elle nous remplacer?
Pour présenter quelques éléments de réponse à cette interrogation, une douzaine de petits textes sont rassemblées dans une édition agréable et facile à lire, y compris au bord d’une plage, et couvrant une soixantaine de pages à un prix très modique.
Les douze auteurices ne prétendent pas faire le tour de toutes les inquiétudes et défis soulevés par l’intelligence artificielle. Ce sont plutôt des points d’entrée, posant des repères essentiels, bien éloignés du jargon technocratique et emphatique de la plupart des présentations ou documentaires des grands médias. Il s’agit plutôt d’une exploration préliminaire des enjeux de l’IA.
Les contributions reflètent la complexité du sujet et des perspectives. Entre rêves et risques, intérêts privés et publics, ce thème mérite un débat public autour des notions de régulation, contrôle, maîtrise et développement de l’IA.
José Sanchez
Exposition
Retour sur la colline de la Vérité
Les œuvres de 26 artistes contemporain·es exposées au Musée des beaux-arts du Locle (MBAL) dans le cadre de l’exposition La scia del monte ou les utopistes magnétiques s’inspirent de l’expérience avant-gardiste qui se déroula à Monte Verità, près d’Ascona au début du 20e siècle.
«Première colonie alternative, naturiste, féministe et végétarienne, précurseuse des mouvements de contre-culture qui suivront. Le parcours propose un dialogue éclectique et captivant entre nature, art et esprit, interrogeant la notion de ‹réforme de la vie› souhaitée par les précurseurs, explorant tous les médiums et techniques, de l’art vidéo à l’intelligence artificielle en passant par l’installation, la sculpture, la peinture, la photographie, la gravure, le son ou le tissu. »
Cette expérience avait déjà fait l’objet d’une exposition organisée par le célébre commissaire d’exposition Harald Szeemannen 1978.
Le livre de Kaj Noschis, Monte Verità: Ascona et le génie du lieu (Presses polytechniques et universitaires romandes, 2021) revient en détail sur «l’un des feux d’artifice les plus étonnants du 20e siècle».
Hans-Peter Renk