Syrie

L’enjeu de la participation populaire au destin de la Syrie


Depuis la chute du régime d’Assad le 8 décembre 2024, la capitale syrienne connaît un dynamisme important. La société civile s’organise pour contester la volonté du HTC de al-Charaa de renforcer sa mainmise sur le pays. 

Ahmed al-Charaa et Tamim ben Hamad Al Thani, Damas, 30 janvier 2025
Le président syrien Ahmed al-Charaa et l’Émir du Qatar Tamim ben Hamad Al Thani lors de la visite de ce dernier à Damas, 30 janvier 2025

Damas reçoit les visites de militant·es exilé·es comme de Syrien·nes d’autres régions, notamment du nord-ouest, et accueille des conférences et réunions organisées par divers acteurs politiques et sociaux – ONG, militant·es et intellectuel·les. Des initiatives analogues sont de plus en plus organisées dans le reste du pays, en fonction des capacités et du contexte local de chaque zone, selon les conditions de sécurité et paix civile.

Les débats et discussions portent largement sur la citoyenneté, la démocratie, la future conférence du dialogue national et son format, les droits des femmes, la situation sécuritaire à Homs et dans les zones côtières, la question de la paix civile, la question kurde, le confessionnalisme, les prisonnier·ères politiques et les disparu·es, etc. De même, l’attitude à adopter face au nouveau gouvernement au pouvoir de Hay’at Tahrir Sham (HTC) est l’objet d’intense débats. 

Malgré la diversité des opinions sur toutes ces questions et sur le gouvernement au pouvoir de HTC, une grande majorité s’accorde sur la nécessité de garantir et de favoriser la capacité de la société civile (pas seulement les ONG mais dans sa définition plus large) à s’auto-organiser et à constituer une forme de contre-pouvoir au sein du pays pour s’opposer à tout éventuel futur gouvernement autoritaire. 

Les récentes annonces de la nomination d’Ahmed al-Sharaa comme président par intérim, et de sa responsabilité de former un «conseil législatif intérimaire» après la dissolution du Parlement et le gel de la Constitution montrent à nouveau la volonté de HTC de dominer politiquement la transition politique syrienne.

Reconstruire un pays socialement dévasté

La capacité et les outils pour renforcer la participation des classes travailleuses et populaires restent souvent une question ouverte, surtout dans un pays qui a subi des destructions massives, où 90% de la population vit sous le seuil de pauvreté. Améliorer les conditions socio-économiques du pays est absolument crucial pour élargir la participation des populations locales aux discussions et aux luttes pour les droits démocratiques dans le pays, autour des nombreuses questions prémentionnées. 

L’incapacité de larges secteurs de la population à voir comment ils vont gérer leur vie au quotidien, couvrir leurs besoins essentiels, leurs loyers, leur électricité ou encore les frais de scolarité de leurs enfants empêche leur inclusion et leur participation aux mobilisations démocratiques, qui sont pourtant dans leur intérêt direct et objectif. Il existe un risque dans cette situation: que les questions démocratiques restent discutées entre de petits segments dominants de la société et soient donc considérées comme élitistes.

En effet, si la chute du régime Assad a apporté des changements au niveau des élites politiques dirigeantes et des institutions militaires clés (armée et services de sécurité), elle n’a pas impacté le régime d’accumulation capitaliste, ni le mode de production lui-même. Si la fin de la dynastie Assad est une grande victoire, les problèmes en Syrie ne se sont jamais limités au seul système politique autoritaire, mais sont intimement liés à des politiques économiques qui ont entraîné des inégalités sociales, un appauvrissement et une absence de développement productif. Dans ce cadre, la question socio-économique est essentielle pour l’avenir démocratique de la Syrie. Cependant, l’orientation économique du HTC reproduit la dynamique économique néolibérale, en appelant à la privatisation des biens étatiques, accompagnées de politiques d’austérité; tout en reproduisant déjà – à un niveau moindre puisqu’il consolide encore son pouvoir sur le pays – des formes d’autoritarisme et de répression.

Garantir la libre organisation politique et syndicale

Afin de promouvoir la participation démocratique d’en bas et de placer les questions socio-économiques au premier plan des débats nationaux parmi les classes ouvrières et populaires du pays, la redynamisation du rôle des syndicats et des associations professionnelles est un outil crucial. Une première étape pour revigorer les syndicats et les associations professionnelles en Syrie est d’exiger des élections libres et démocratiques en leur sein. 

Les avocat·es syrien·nes ont par exemple lancé une pétition demandant des élections syndicales libres après que les nouvelles autorités ont nommé un conseil syndical non élu. De telles initiatives devraient être prises dans tous les syndicats, associations professionnelles et au sein des fédérations syndicales.

Le droit de s’organiser librement est en effet une garantie pour fournir les instruments nécessaires pour préserver un climat et un cadre démocratiques. Quelques initiatives démocratiques visant à développer la participation des classes populaires ont déjà eu lieu. Par exemple – en l’absence de clarté sur la future Conférence nationale de dialogue organisée par HTC – l’appel du Rassemblement civil de Jaramana à organiser une conférence de dialogue national dans la ville du même nom, avec la participation des acteurs et organisations locales, puis à répéter l’expérience partout à travers le pays, est une initiative bien inspirée pour favoriser la démocratie par en bas et la participation du plus grand nombre.

Les initiatives locales se multiplient pour mettre en place des comités locaux ou des réseaux d’activistes de formes variées dans les différentes régions, afin d’encourager l’auto-organisation, la participation par le bas et de garantir la paix civile. De même, de nouvelles alliances pour la défense des droits démocratiques se mettent en place, réunissant diverses forces politiques démocrates. Des manifestations ont également été organisées ces dernières semaines dans plusieurs gouvernorats syriens, dont Tartous, Damas, Deraa et Suweida, autour de questions telles que l’opposition à certaines nominations faites par les nouvelles autorités dans certaines administrations, le limogeage et la suspension temporaire d’employé·es de l’Etat, ou encore le retard dans le paiement des salaires.

Ceci dit, nous sommes encore loin d’un bloc démocratique et progressiste indépendant, capable de s’organiser et de s’opposer clairement au nouveau pouvoir en place. La construction de celui-ci prendra du temps. Il devra combiner les luttes contre l’autoritarisme, l’exploitation et toutes les formes d’oppression. Tout en luttant pour les droits socio-économiques, ce bloc devra avancer des revendications en faveur de la démocratie, de l’égalité, de l’autodétermination kurde et de la libération des femmes afin de créer une solidarité entre les exploité·es et les opprimé·es du pays.

Pour promouvoir ces revendications, ce bloc progressiste devra construire et reconstruire le tissu populaire organisé, des syndicats aux collectifs féministes, des organisations aux structures nationales qui permettront de les fédérer. Cela nécessitera une collaboration entre les acteurs démocratiques et progressistes de l’ensemble de la société.

En outre, l’une des tâches essentielles consistera à s’attaquer à la principale division ethnique du pays, celle qui oppose les Arabes aux Kurdes. Les forces progressistes doivent mener une lutte sans merci contre le chauvinisme arabe afin de surmonter cette division et de forger une solidarité entre ces populations. Il s’agit là d’un défi qui se pose depuis le début de la révolution syrienne en 2011 et qui devra être relevé et résolu de manière progressiste pour que le peuple syrien soit réellement libéré.

Mettre HTC sous la pression de la société civile

La lutte pour une société démocratique et progressiste ne peut pas passer par la confiance dans les autorités actuelles de HTC, ou par l’attribution de bonnes notes ou de satisfecits pour la gestion de la phase de transition, mais seulement par la construction d’un contre-pouvoir indépendant rassemblant les réseaux démocratiques et progressistes. 

Le calendrier d’organisation des élections et de rédaction d’une nouvelle constitution, ou la sélection des personnalités qui participeront à une conférence de dialogue national, peuvent faire l’objet de débats et de critiques, mais le problème essentiel est l’absence de participation de la base au processus décisionnel et l’incapacité à faire pression sur HTC pour lui imposer des concessions. Le pouvoir de décision est uniquement entre les mains de HTC. Ce dernier bénéficie également du soutien de la Turquie et du Quatar, mais aussi, plus généralement, de la grande majorité des puissances régionales et internationales. Celles-ci ont pour objectif commun de (ré)imposer une forme de stabilité autoritaire en Syrie et dans la région. Cela ne signifie évidemment pas pour autant qu’il y ait une unanimité parmi les puissances régionales et impériales. Elles ont toutes leurs intérêts propres, souvent antagonistes, mais elles ne veulent surtout pas d’une déstabilisation du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.

L’espoir d’un avenir meilleur est dans l’air après la chute d’Assad. Tout dépendra de la capacité des Syrien·nes à reconstruire les luttes à partir de la base. Actuellement, le pouvoir du HTC et son contrôle sur la société ne sont pas encore complets, car leurs capacités humaines et militaires sont encore trop limitées pour imposer pleinement leur autorité sur l’ensemble de la Syrie, et il existe donc un certain espace pour s’organiser. Cet espace doit être mis à profit.

En fin de compte, seule l’auto-­organisation des classes populaires luttant pour des revendications démocratiques et progressistes ouvrira la voie vers une libération et une émancipation réelles. Aujourd’hui, cette opportunité existe mais nous sommes engagé·es dans une course de vitesse ; les classes populaires de Syrie doivent s’organiser pour faire fructifier tous les sacrifices consentis pour que se réalisent enfin les aspirations initiales de la révolution à la démocratie, à la justice sociale et à l’égalité.

Joe Daher