Syrie

Les premiers jours sans Assad

Depuis au moins 2011, le peuple syrien était enfermé dans une lutte contre l’une des machines de terreur les plus cruelles et violentes du monde. Fin novembre, ce qui semblait pour beaucoup être le statu quo a changé. Le 8 décembre, le régime d’Assad est tombé, malgré les désirs de certains qui auraient voulu normaliser avec lui. Mais la révolution est loin d’être terminée.

Rassemblement des Syrien·nes de Suisse pour fêter la chute du régime d'Assad, place des Nations, Genève, 8 décembre 2024
Rassemblement des Syrien·nes de Suisse, place des Nations, Genève, 8 décembre 2024

Le régime Assad, d’abord sous Hafez puis sous son fils Bachar, a gouverné par la terreur, le sectarisme et une violence implacable. 

Des décennies d’oppression et de résistance

Le massacre de Hama en 1982 orchestré par Hafez a causé la mort de dizaines de milliers de personnes pour écraser la dissidence. Bien que le régime se soit présenté comme anti-impérialiste et défenseur de la cause palestinienne, il a montré son hypocrisie, par exemple en intervenant au Liban aux côtés d’Israël en 1976 contre l’OLP, et en contribuant au massacre de Palestinien·nes à Tell Zaatar la même année, entre autres.

Bachar al-Assad a poursuivi l’héritage sanglant de son père, en le renforçant lors du soulèvement populaire pacifique de mars 2011. Avec le soutien des milices transnationales sectaires d’Iran au sol et des frappes aériennes russes, il a porté la violence à des niveaux inimaginables. Entre 500000 et 1 million de personnes ont été tuées depuis 2011, victimes de bombardements indiscriminés, de sièges meurtriers comme celui du camp palestinien de Yarmouk, d’attaques chimiques à Ghouta et de tortures dans des camps de détention. Des quartiers entiers ont été réduits en ruines dans une totale impunité, tandis que les prisons du régime regorgeaient de dizaines de milliers d’otages, y compris des mineurs, soumis à des brutalités indescriptibles et à des disparitions forcées.

Cette situation a permis à d’autres acteurs, comme la Turquie, d’envahir le nord de la Syrie et poursuivre leurs propres objectifs géopolitiques. Des millions de réfugié·es et de déplacé·es internes, dispersé·es à travers la Syrie et le monde, fuient non seulement le régime d’Assad, mais aussi des groupes fondamentalistes nihilistes et anti-démocratiques comme l’État Islamique (EI), issus de la contre-révolution à la suite des atrocités d’Assad.

L’impunité du régime syrien et de la Russie a également entraîné des répercussions mondiales. La Syrie a servi de terrain d’essai pour les armes russes, préparant l’invasion de l’Ukraine par Moscou. De plus, le silence de la communauté internationale, renforcé par la rhétorique de «la sécurité avant la démocratie», a contribué à normaliser l’impunité, ouvrant ainsi la voie au génocide israélien des Palestinien·nes.

Au cours des dernières années, la révolution semblait vaciller, alors que les puissances régionales et mondiales s’efforçaient d’effacer les aspirations syriennes à la liberté et à la justice, tout en normalisant le régime sanglant d’Assad. En mai 2023, Assad a même été réinvité à la Ligue arabe, avec les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite en tête de ce processus de normalisation. La Turquie était prête à lui tendre la main, tandis qu’en novembre 2024, le régime de Meloni a rouvert l’ambassade syrienne en Italie.

Cependant, malgré les bombardements incessants d’Idlib par la Russie et le régime, la rébellion n’a jamais disparu. Les habitant·es de la province autonome du Sud, Suweida, ont continué à manifester régulièrement contre le régime.

Nouvelle offensive

Le moment tant attendu est arrivé le 27 novembre 2024, lorsqu’une nouvelle offensive a éclaté, menée par des combattants de Hayat Tahrir al-Cham (HTC, Organisation de libération du Levant), des fragments de l’Armée syrienne libre et de «l’Armée nationale syrienne» (ANS). En quelques jours, Alep, Hama, Homs puis Damas ont été prises par les rebelles. Des milliers d’otages ont été libéré·es des geôles du régime, tandis que des portraits d’Assad et de Khomeini étaient déchirés, suscitant un sentiment euphorique chez les Syrien·nes opposant·es déraciné·es de leurs maisons.

Dans ce qui semblait tenir du miracle, les forces du régime se sont effondrées comme un château de cartes, abandonnant les villes. La Russie, embourbée dans son invasion de l’Ukraine, n’a pu intervenir efficacement, et le réseau transnational des milices sectaires iraniennes, incluant le Hezbollah, a été affaibli par les frappes israéliennes.

Qu’est-ce que HTC?

HTC, mouvement fondamentaliste conservateur, s’était distancé des réseaux jihadistes transnationaux dès 2016, en les écrasant et en se focalisant sur une approche plus locale et pragmatique en Syrie, bien que sa gouvernance soit restée très autoritaire. 

Depuis 2016, HTC a connu une transformation politique, passant d’un groupe djihadiste principalement focalisé sur la lutte contre le régime syrien et ses alliés à un régime clientéliste et corrompu, où différentes factions internes rivalisent pour des gains financiers et de l’influence. En novembre 2017, le Gouvernement de salut syrien fut proclamé, composé entre autres de technocrates liés au leadership de HTC. 

En 2019, HTC a établi le Haut Conseil des Fatwas afin de monopoliser la production de décrets et de réduire l’influence des extrémistes restants au sein du groupe. Le cessez-le-feu russo-turc de mars 2020 a permis à HTC de consolider son pouvoir à Idlib dans le nord-ouest, d’améliorer ses capacités militaires et de produire ses propres armes, drones et véhicules pour contrer les attaques du régime et de ses alliés. 

La principale source de revenus de HTC était la gestion des péages imposés au trafic commercial via les postes frontières avec la Turquie (qui qualifie HTC de groupe terroriste) et les points de passage internes entre les territoires contrôlés par les rebelles et ceux contrôlés par le régime, ce qui lui permettait de s’autofinancer à travers un nombre d’entreprises établies et d’assurer un certain degré d’indépendance.

Répression à Idlib

À Idlib, HTC a dû faire face à une résistance locale en raison de sa répression des voix dissidentes. En mai 2024, par exemple, HTC a sévèrement réprimé les manifestations du mouvement de protestation à Idlib, qui exigeaient la chute d’al-Joulani (le nom de guerre du chef de HTC, connu aujourd’hui sous son vrai nom Ahmed al-Chara). 

HTC avait adopté une double stratégie: il proposait des concessions d’une main tout en réprimant les protestations de l’autre. Les revendications des manifestant·es étaient variées, allant de la fin des violations dans les prisons de HTC (contre des défenseurs·euses des droits humains, ainsi que des personnes affilié·es à l’EI et d’autres groupes fondamentalistes opposés à HTS) à la libération des détenu·es, en passant par des réformes économiques et politiques. 

Mais la revendication qui résonnait le plus fort restait la démission d’al-Joulani. En mars 2024, HTC a consenti à un certain nombre de réformes après des semaines de manifestations. Celles-ci comprenaient la promesse d’une amnistie générale pour certain·nes prisonnier·ères, la formation d’une nouvelle Direction de la sécurité publique, la promesse d’élections pour le Conseil général de la Choura et une réduction des frais de construction. Mais la colère des manifestant·es n’a pas été apaisée par les réformes, car les personnes disparues n’ont pas été libérées. Les signalements d’arrestations arbitraires, de violations et de torture dans les prisons de HTC émergeaient régulièrement. Selon le SNHR, 186 personnes disparues de force ont été comptabilisées l’an dernier. Leur sort et leur état restent inconnus, et les autorités n’ont fourni aucune documentation officielle sur leur statut. 

À part HTC, l’offensive a intégré des milliers de combattants d’autres factions. Bien que certains partagent l’idéologie de HTC, la majorité sont des groupes locaux opposés au régime, d’inspiration islamique, incluant des combattants cherchant à retourner dans leurs foyers ou à lutter contre un système tyrannique. En revanche, l’«Armée nationale» est entièrement subordonnée à la Turquie et cible principalement les FDS pour servir les intérêts turcs. L’ANS se distingue par son chaos interne et ses crimes, notamment les exactions à Afrin contre les Kurdes syriens, déplacements forcés, assassinats et vols de biens.

De l’opposition au pouvoir

Après la chute d’Assad, les nouvelles autorités ont déclaré qu’elles n’imposeraient pas de règles vestimentaires aux femmes et n’interviendraient pas dans les libertés personnelles. Bien qu’Ahmed al-Chara ait modéré sa rhétorique et son style de gouvernance en montrant une certaine tolérance envers les divers groupes de la société syrienne, HTC reste une organisation autoritaire et réactionnaire.

Le 10 décembre 2024, l’administration de transition a annoncé qu’elle resterait en place jusqu’au 1er mars 2025, les ministres du Gouvernement de salut syrien occupant les mêmes postes dans ce gouvernement de transition. Les mois à venir mettront à l’épreuve les limites de la rhétorique inclusive d’Ahmed al-Chara.

Cela n’est que la première étape de la révolution

Malgré l’importance historique de la libération d’un régime qui a commis bien plus d’atrocités que tout autre acteur de la guerre syrienne, les objectifs initiaux de la révolution restent inachevés. Les Syrien·nes doivent exiger des normes élevées de moralité des nouvelles autorités, en particulier face aux exactions de «l’Armée nationale syrienne» liée à la Turquie, et, surtout, les pousser à poser les fondations d’institutions démocratiques participatives et laïques.

Début décembre, une offensive dans le Sud, à Suweida et Daraa, a été menée par 25 groupes rebelles, y compris des Druzes qui ont formé une chambre d’opérations avec les autres factions de l’opposition armée ont et soutenu le mouvement de libération dans le Nord-Ouest. Le 5 décembre, symbole important, la ville de Hama est tombée. Dans la nuit du 7 au 8 décembre, la capitale Damas et la ville révolutionnaire de Homs sont finalement prises sans verser de sang. Le 11 décembre, la ville de Deir ez-Zor a été prise aux FDS. Le 12 décembre, des manifestations sous le drapeau de la révolution ont éclaté à Hassakeh et Raqqa, et les FDS ont ouvert le feu sur les manifestant·es.

Dans ce contexte, il reste évident qu’il est nécessaire d’inclure les Kurdes syrien·nes dans la révolution élargie, en embrassant la lutte commune pour une Syrie pluraliste, démocratique et indépendante, pour tous les Syrien·nes, quelle que soit leur ethnie ou leur croyance, y compris les alaouites et les chiites.

Outre l’affaiblissement du soutien russe et iranien, la chute du régime sans résistance s’explique également par la corruption systématique du régime et la démoralisation de son armée, de plus en plus inapte à lutter. De nombreux soldats ont déserté, certains brûlant leurs uniformes en abandonnant leurs postes. Tous les groupes de la société syrienne, y compris ceux qui soutenaient auparavant le régime, comme de nombreux Alaouites, ont cessé de le faire et étaient épuisés par ses exactions. 

Aujourd’hui, 90% de la population syrienne vit dans la pauvreté, et la majorité peine à joindre les deux bouts. Le salaire moyen sous le régime, tant dans l’armée que dans le secteur public, était d’environ 20 à 30 dollars par mois en 2024, tandis qu’à Idlib, le salaire moyen d’un fonctionnaire est d’environ 100 dollars. Cela alors que le coût de la vie pour une famille de cinq personnes dans les zones contrôlées par le régime est l’équivalent d’environ 850 dollars.

Célébration de la chute du régime al-Assad, Suweida, 13 décembre 2024.
Célébration à Suweida, 13 décembre 2024.

Extermination en masse

Lorsque le régime s’est effondré, l’ampleur inimaginable des horreurs dans ses prisons a été dévoilée au monde entier – des vérités que les Syrien·nes dénonçaient depuis des années. Des milliers de captif·ves ont retrouvé la liberté, mais leur libération s’est accompagnée de la révélation déchirante que des centaines de milliers d’autres avaient péri sous la machine monstrueuse d’Assad. L’euphorie de la chute du régime a rapidement laissé place à une immense douleur en découvrant les corps mutilés des otages, chacun portant le témoignage silencieux d’un système de cruauté industrielle inspiré des méthodes nazies. 

Dans des prisons telles que celle de Sednaya, des bâtiments entiers avaient été transformés en centres d’exécution ; des presses corporelles conçues pour broyer des êtres humains ont été découvertes ; parmi les captif·ves, des nourrissons avec leurs mères ont été trouvés. Dans un dernier acte de brutalité, des gardes ont exécuté des détenus quelques heures avant leur libération par les révolutionnaires. 

Au moins 100000 Syrien·nes disparu·es ont été tué·es. Seulement 33000 détenu·es ont été retrouvé·es et libéré·es. Il faut rappeler que, pendant toutes ces années, de nombreux pays renvoyaient ou se déclaraient prêts à renvoyer les réfugiés chez eux, affirmant que la guerre était terminée et que la Syrie était sûre.

Réactions internationales

Dès l’annonce de la chute du régime, les premiers convois de réfugié·es ont commencé à traverser les frontières libanaises et turques pour rentrer chez elleux. Pendant ce temps, plusieurs pays européens, dont la Suisse, l’Allemagne et l’Autriche, se sont honteusement précipités pour suspendre les demandes d’asile des réfugié·es syrien·nes. Ces décisions sont non seulement prématurées, mais aussi profondément dangereuses, étant donné que la situation sécuritaire et matérielle reste instable et imprédictible.  

En termes de relations étrangères, Moscou n’a pas l’intention d’abandonner sa présence militaire en Syrie (une base navale et une base aérienne). Pendant ce temps, Israël a profité de la situation pour étendre son occupation du plateau du Golan – un territoire qui a commencé d’être saisi sous Hafez al-Assad – en bombardant des centaines de fois différentes régions de la Syrie, détruisant ainsi ses armes (marine, avions de combat, tanks, systèmes de défense aérienne, batteries de missiles et roquettes) appartenant au peuple, parce qu’un État arabe démocratique constitue la plus grande menace pour le sionisme. 

Pour garantir une transition post-guerre véritablement menée par les Syrien·nes, toutes les forces militaires étrangères – russes, turques, étasuniennes (environ 900 soldats américains restent dans l’est pour soutenir les FDS et d’autres factions rebelles) ou israéliennes – doivent partir immédiatement.

Tendances réactionnaires

Sur le plan économique, le nouveau gouvernement a rassuré les hommes d’affaires en affirmant que le développement d’une économie de marché libre serait prioritaire, remplaçant les restes du contrôle de l’État. Comme si les politiques néolibérales d’Assad, qui faisaient partie des causes profondes de la révolution, n’avaient jamais existé. 

Ce dont la Syrie a besoin aujourd’hui, c’est un processus de reconstruction centré sur les besoins du peuple et priorisant l’équité sociale. Les sanctions internationales strictes imposées à la Syrie sous Assad restent en place, équivalant à un quasi-­embargo commercial complet sur le pays. HTC fait également l’objet de sanctions internationales. 

Bien que les nouvelles autorités aient montré une tolérance envers les différents groupes de la population, des cas troublants de sectarisme ont été signalés. Un tel épisode a impliqué l’affichage du drapeau de HTC à côté du drapeau révolutionnaire par le gouvernement du nouveau premier ministre al-Bashir, rappelant aussitôt les politiques sectaires du régime d’Assad et les origines de HTC. Tous les groupes de la société syrienne doivent avoir une pleine participation aux décisions, jouir de droits égaux sans protectionnisme paternaliste.  

L’opération militaire a déplacé de centaines de milliers de personnes, et la Turquie a exploité la situation par le biais de la milice de l’Armée nationale syrienne (ANS). Ankara a lancé des attaques contre les FDS (soutenues par les États-Unis). Pour que l’avenir de la Syrie soit véritablement libre, toutes les factions de la société syrienne, y compris les Kurdes et les Alaouites, doivent être assurées que leurs droits seront reconnus et respectés. Il est crucial que la justice prévale, garantissant l’état de droit, des procédures équitables et le respect de la dignité humaine sans représailles.  

À bas le prochain président

La libération de la Syrie des mains du régime criminel qui a tué un million de personnes de son peuple, donne l’espoir pour une libération de la région, et du monde en général, des tyrans et des bouchers. Notre rôle aujourd’hui est d’amplifier les voix des Syrien·nes et de tous celles et ceux qui luttent et construisent des alternatives démocratiques d’en bas et de rappeler que les Syrien·nes sont les agent·es de leur propre libération. Il faut aussi se garder des narratifs impérialistes de la guerre contre le terrorisme.

La révolution n’est pas terminée tant que nous n’avons pas construit une véritable démocratie participative et laïque, avec des institutions indépendantes (médias, associations, partis, syndicats). Notre tâche est de mettre au défi et de diluer les tendances plus conservatrices des rebelles. 

La chute d’Assad a envoyé des ondes de choc dans la région et dans le monde, défiant chaque tyran. Il est essentiel d’éviter tout cliché réducteur et de se rappeler que celles et ceux qui ont libéré la Syrie du régime sont des centaines de milliers de martyrs tombé·es sous ses coups. Il ne s’agit pas seulement d’une révolution pour renverser le régime d’Assad, mais d’une guerre pour la liberté, la démocratie, la liberté d’expression et contre la tyrannie, une guerre qui est loin d’être terminée. C’est le moment opportun pour les démocrates de s’en souvenir et de poursuivre cette lutte avec optimisme et de ne jamais tolérer les tyrans ou des tendances réactionnaires. 

La chute de régime d’Assad nous rappelle que nous devons toujours avoir espoir dans la lutte, même dans un abattoir désespéré comme celui de la Syrie d’Assad. C’est pourquoi ce n’est pas seulement un combat des Syrien·nes, mais celui de tous les gens luttant pour la liberté.

Wafa al-Karamah activiste démocratique d’Alep