Syrie

Le processus révolutionnaire est toujours ouvert

Joseph Daher, l’auteur du livre Syrie: le martyre d’une révolution, revient sur les racines des affrontements actuels dans le nord-est du pays et sur le mouvement contestataire qui agite le sud, particulièrement les manifestations dans la région de Suwayda.

Des manifestantes contre le régime de Bachar al-Assad
Manifestation à Suwayda, 31 août 2023. Sur la pancarte de droite : «Vive la Syrie libre et fière. La Syrie sans vous est un paradis»

Quelles sont les causes profondes des affrontements entre les Forces démocratiques syriennes (FDS) et les clans Al-Akidat et Al-Shaitat vivant sous le contrôle de l’Administration autonome du Nord-Est de la Syrie (AANES)?

Tout a commencé lorsqu’Ahmad el-Khabil, surnommé Abou Khawla, chef du Conseil militaire de Deir ez-Zor, a été arrêté par les FDS, sous différents chefs d’accusations, notamment le trafic de drogue et l’incapacité à faire face à la menace imminente de l’EI dans la province orientale de Deir ez-Zor. Il avait été nommé par les États-Unis et les FDS en 2017 pour diriger, sous l’égide des FDS, la lutte contre l’État islamique dans la province. 

À la suite de l’arrestation d’Abou Khawla, des troubles et confrontations militaires ont lieu entre les FDS et différents chefs de tribus arabes de la région. Les combats ont fait plusieurs dizaines de morts et de nombreux blessé·e·s, et ont entraîné le déplacement de milliers de personnes et des dégâts dans trois installations de traitement des eaux et deux hôpitaux.

L’événement ne traduit pas un quelconque soutien au chef de guerre Abou Khawla – accusé par tous, y compris les tribus arabes, de corruption et d’être empêtré dans les affaires criminelles – mais il reflète les griefs et ressentiments éprouvés par de larges segments des populations locales arabes et certains chefs de tribus dans la province de Deir ez-Zor contre l’AANES et les FDS, et leurs politiques locales. 

De plus, sa détention était également motivée par l’influence croissante d’Abou Khawla et ses tentatives de contourner les FDS et de traiter directement avec les forces étasuniennes. 

Vers quels problèmes et limites du système de gouvernance de l’AANES ces évènements pointent-ils?

Des critiques avaient déjà été formulées contre des formes de corruption et des structures de gouvernance dans la ville de Deir ez-Zor, où des pans importants d’acteurs locaux et des segments des populations locales arabes ont exigé à plusieurs reprises au fil des années des responsables étasunien·ne·s, principaux soutiens des FDS, d’établir une entité politique reflétant davantage les représentations locales, et plus indépendante de l’AANES. 

Leurs principales critiques visent la répartition des postes et des ressources entre les individus ayant des responsabilités officielles au sein des institutions locales de Deir ez-Zor selon des allégeances tribales et familiales particulières, afin de consolider leur leadership face à des notables concurrents. Le pouvoir de ces personnes sur la fourniture de ressources, comme la gestion des comités des affaires humanitaires ou celle du carburant, ont par exemple été une source constante de tensions, parfois violentes, entre différentes tribus. 

Cette situation a contribué à paralyser les institutions locales et à les rendre de plus en plus dysfonctionnelles. De plus, le manque d’opportunités économiques et la perception générale selon laquelle les FDS et l’AANES ont négligé les services de reconstruction et le secteur agricole à Deir ez-Zor, en comparaison aux efforts déployés dans les villes de Hassakeh et Raqqa. Avec la mise en place de l’administration dirigée par les FDS et la défaite de l’État islamique en Syrie en 2019, la situation des habitant·e·s de Deir ez-Zor ne s’est pas améliorée.

Le commandant en chef des FDS Mazloum Abdi a lui-même reconnu récemment dans un entretien des lacunes en termes de fourniture de services municipaux et de sécurité à Deir ez-Zor et a promis d’organiser un congrès avec les chefs tribaux et les acteurs de la société civile pour traiter ces griefs.

L’évolution de la situation dépendra de l’amélioration des capacités de services et opportunités économiques pour les classes populaires, et une plus grande inclusion des acteurs locaux.  

Les autorités de facto de l’AANES ont imputé le soulèvement au régime syrien et aux «forces extérieures». Est-ce le cas ? Y a-t-il une dimension régionale à ces hostilités?

Les dynamiques des derniers évènements à Deir ez-Zor sont principalement locales. Cela dit, il y a bien sûr de facto une dimension régionale, par l’importance politique de l’AANES. Différents acteurs régionaux tentent de profiter de ces évènements pour affaiblir l’AANES et avancer leurs intérêts.  

Pour le régime syrien, les récents développements fournissent une occasion d’accroître son influence dans la région, avec l’aide de l’Iran, particulièrement à travers ses milices, en vue de reconquérir des territoires riches en ressources (pétrole et produits agricoles) et pousser vers la sortie les forces étasuniennes

Contrôlant la partie de la province de Deir ez-Zor située sur la rive occidentale de l’Euphrate, Damas a soutenu les combats contre l’AANES et aurait également rétabli des liens avec plusieurs chefs de tribus, dont certains avaient historiquement des relations avec le régime. 

De son côté, Ankara voit d’un très bon œil un affaiblissement de l’AANES et donc les troubles récents. De plus, les factions armées syriennes pro-turques ont récemment intensifié leurs bombardements sur la ville de Manbej, contrôlée par les FDS.

Dans ton livre, tu mentionnes une sorte d’autonomie limitée dans le sud de la Syrie, à Suwayda. En quoi les manifestations antigouvernementales actuelles à Suwayda, avec une forte participation des femmes, sont elles différente des manifestations précédentes?

Les vastes manifestations et grèves qui ont lieu dans le gouvernorat de Suwayda, peuplé principalement de la minorité druze, depuis la mi-août 2023 ont des caractéristiques spécifiques: la participation massive de la population locale, la durée – plus d’un mois maintenant – les modes d’actions et de résistance. Les manifestant·e·s n’hésitant pas à bloquer les routes principales qui relient les villes et villages de la campagne, créant des perturbations dans l’accès à la capitale Damas. Une grève générale a été déclenchée dans le gouvernorat, avec la fermeture forcée de toutes les institutions de l’État, à l’exclusion de celles classées comme services essentiels. 

Les manifestant·e·s ont occupé les tribunaux et le siège du parti Baath dans la ville de Suwayda ainsi que d’autres bureaux du parti dans plusieurs villes du gouvernorat, empêchant les employé·e·s d’entrer. Iels ont également brûlé des portraits du dictateur Bashar al-Assad en scandant des slogans pour le renversement du régime. En plus de cela, le mouvement de protestation a souligné l’importance de l’unité syrienne, de la libération des prisonniers·ères politiques et de la justice sociale, tout en exigeant la mise en œuvre de la résolution 2254 de l’ONU, qui prône une transition politique. 

Entre 2011 et 2013, plusieurs manifestations anti-régime ont eu lieu dans ce gouvernorat. Avec la militarisation croissante du soulèvement et la montée des forces fondamentalistes islamiques, la majorité de la population druze de Suwayda a progressivement adopté une position neutre. Cependant, le gouvernorat a connu un nombre croissant de formes de dissidence et de protestation ces dernières années, notamment à la suite de l’aggravation de la crise économique fin 2019. 

Les protestations et manifestations se sont concentrées principalement sur les revendications liées à l’amélioration des conditions de vie, comme en décembre 2022, lors d’une pénurie de pétrole. Les manifestant·e·s ont alors incendié le bâtiment du gouvernorat de Suwayda et crié des slogans contre le régime syrien. Avant cela, il y a eu la campagne «Nous voulons vivre» de 2020 en réponse à l’effondrement de la monnaie syrienne et à la détérioration des conditions économiques. Dans le même temps, les enjeux politiques ont toujours été présents, par exemple lors des manifestations dénonçant la campagne présidentielle pour la «réélection» de Bashar al-Assad en mai 2021.

La faiblesse du régime de Damas à cause de plus d’une décennie de guerre l’a contraint à faire des concessions dans la région de Suwayda, en accordant plus d’autonomie à certaines forces armées locales et en tolérant un certain niveau de dissidence. Des dizaines de milliers d’hommes du gouvernorat refusent par exemple de faire leur service militaire et de servir dans l’armée du régime. 

Damas a tenté à plusieurs reprises de renforcer sa présence militaire et politique dans la région, notamment en tentant d’y créer un chaos sécuritaire par l’entremise des forces de sécurité et gangs locaux. Cette tentative n’a cependant pas abouti, et le régime n’a jamais pu retrouver sa pleine autorité dans le gouvernorat en raison de son incapacité objective à apporter des solutions aux crises économiques.

Y a-t-il une chance que cette mobilisation se transforme en un soulèvement organisé à plus grande échelle? Est-elle dangereuse pour le régime?

Si la résilience et le courage des manifestant·e·s de Suwayda sont à saluer, seule une extension du mouvement de contestation à d’autres régions peut lui permettre de se poursuivre et de représenter un véritable défi pour le régime. Des campagnes d’arrestations ont eu lieu dans différentes villes, comme Lattaquié et Alep depuis le début des manifestations à Suwayda. Les services de sécurité du régime craignent que le mouvement de protestation ne s’étende.

Si la mobilisation reste limitée au gouvernorat, le régime misera très probablement sur un enlisement, la fatigue des manifestant·e·s et les difficultés économiques résultant de la fermeture des activités économiques. La région dépend du régime en termes de fourniture de nourriture, de carburant et de services. Dans ce contexte, le mouvement de contestation va très probablement s’essouffler progressivement. 

Les frustrations et une colère populaire contre les politiques économiques du gouvernement, la corruption et les pratiques autoritaires existent parmi de larges secteurs de la population et s’expriment sur les réseaux sociaux. Plusieurs personnes ont été arrêtées en raison de leurs critiques de la politique du régime en ligne. 

Des tentatives de création de nouveaux collectifs politiques ont eu lieu ces dernières semaines, par exemple le Mouvement du 10 août, avec comme objectif principal de remédier aux souffrances socio-économiques et politiques de la population syrienne tout en mettant l’accent sur la résistance pacifique et non confessionnelle. Ce nouveau collectif revendique des milliers de membres, principalement jeunes, dans les zones contrôlées par le régime, et s’organise de manière décentralisée et en ligne. Bien qu’il ait commencé dans les villes côtières de Lattaquié et de Tartous, il rassemble des individus de tout le pays et de diverses confessions religieuses et origines ethniques. Ce mouvement s’est toutefois jusqu’ici abstenu d’appeler à des manifestations, attendant qu’il atteigne une masse critique de soutien populaire et par crainte d’une violente répression.

Ces nouveaux groupes restent cependant assez restreints ne représentant pas encore un défi pour le régime au niveau national. La capacité des classes populaires à s’auto-organiser et à agir collectivement est encore très limitée par l’État. 

En même temps, dans un contexte de crise socio-économique persistante et en l’absence d’un front de résistance uni et organisé au niveau national, il est difficile d’imaginer que les classes populaires affrontent ou résistent de manière significative à la dégradation et à l’aggravation de leurs conditions de vie ou aux structures autoritaires de l’État. Pour une grande partie d’entre eux et elles, l’émigration est souvent devenue la seule option pour une vie meilleure.

Néanmoins, ce souffle de résistance populaire, qui rappelle à tous et toutes le soulèvement de 2011, montre que le processus révolutionnaire est toujours ouvert, envers et contre tout.

Propos recueillis par Nadia Badaoui