Accords bilatéraux
Le dilemme européen de la classe dirigeante suisse
Mi-février, les organisations patronales et l’Union syndicale suisse ont annoncé une «entente commune» en ce qui concerne le projet de nouveaux accords bilatéraux avec l’Union européenne (UE). Si elle n’est pas définitive, elle place l’UDC dans le rôle de seule opposition aux accords. Pourquoi? Deuxième entretien avec Sébastien Guex, professeur honoraire d’Histoire contemporaine à l’Université de Lausanne et auteur de Du pouvoir et du profit.

Nous avions terminé le précédent entretien sur l’affaiblissement du rapport de force entre la Suisse et l’UE. Pour la bourgeoisie suisse, cette reconfiguration exige de repenser sa stratégie historique. Comment expliquer qu’une part que la classe dirigeante suisse ne souhaite pas conclure de nouveaux accords bilatéraux avec l’UE?
Au fond, il y a deux grands blocs au sein de la bourgeoisie suisse. Le premier, un groupe principalement représenté par l’UDC, souhaite continuer la vieille stratégie: tirer profit des antagonismes et conflits entre les grandes puissances. Il rejette toute idée d’accord qui impliquerait que la Suisse adopte des mesures basées sur le droit européen.
Cette fraction large de la bourgeoisie – l’UDC, mais également une partie du Centre et du PLR, comme l’influent propagandiste néolibéral Gerhard Schwarz – est donc foncièrement opposée à tout rapprochement avec l’UE et privilégie des accords bilatéraux, comme celui de 1972, portant essentiellement sur le libre-échange, sans étendre les relations au-delà de ce cadre strict. Cette position est partagée par d’autres organisations qui ne sont pas forcément directement ou étroitement liées à l’UDC. L’une d’elle s’appelle Compass et regroupe environ 1000 patron·nes. Lors d’un entretien récent accordé à la Neue Zürcher Zeitung, elle a bien résumé cette stratégie en déclarant que «l’avenir de l’économie suisse ne réside pas dans l’Union européenne, mais dans les États-Unis et l’Asie».
En d’autres termes, selon eux, il ne faut pas trop se lier à l’UE et surtout éviter d’entrer dans une dynamique qui ne laisserait plus d’autre option, à moyen ou long terme, que d’entrer dans l’UE. Ils pensent aussi que demeurer le plus éloigné possible de l’UE forcera le patronat et les milieux dirigeants helvétiques à prendre les mesures nécessaires pour rendre la Suisse encore plus compétitive face à l’UE et aux autres concurrents; en diminuant les salaires, les assurances et les dépenses sociales, les réglementations en matière de protection de l’environnement, en renforçant le paradis fiscal suisse, etc. C’était en partie le calcul des fractions de la bourgeoisie anglaise favorables au Brexit, un calcul qui, pour le moment, ne porte pas ses fruits.
Mais il y a bien une frange de la bourgeoisie suisse favorable à des liens plus proches ou même privilégiés avec l’UE? Je pense au PLR et économiesuisse.
Oui. Pour cette frange, miser sur le fait qu’on va pouvoir remplacer l’UE par d’autres grandes puissances, comme la Chine par exemple, ou continuer comme avant à tirer les marrons du feu, c’est-à-dire tirer avantage des conflits entre les grands blocs (USA, UE, Chine) est dangereux. C’est un pari trop risqué, car la Suisse se situe quand même au cœur de l’Europe, au milieu d’un proto-État de 450 millions d’habitant·es. Selon cette frange, l’UE restera le partenaire économique déterminant de la Suisse. Aujourd’hui, environ 50% des échanges commerciaux (exportations: 40%; importations: 60%) de la Suisse se font avec l’UE.
Même si cette proportion baisse, l’UE continuera à occuper une place déterminante, ne serait-ce qu’en raison de la position géostratégique de la Suisse, entièrement entourée par elle. Même s’il y a les USA et la Chine, même si d’autres grands pays se développent rapidement, cette frange de la classe dirigeante considère qu’elle ne peut pas se soustraire à l’influence du proto-État européen. Elle part du principe que l’UE n’acceptera pas que le capitalisme suisse tente de conquérir des parts du marché mondial sans se préoccuper du fait que les autres membres de l’UE convoitent les mêmes parts, tout en protégeant, en outre, de larges segments de son propre marché intérieur.
La fraction de la bourgeoise suisse – représentée par les courants majoritaires en sein du grand patronat suisse, du PLR, du Centre et des Verts-Libéraux – estime donc qu’il faut conclure une série de nouveaux accords avec l’UE – les Bilatérales III – tout en cherchant à conserver la plus grande marge de manœuvre possible. Dès lors, il faut faire des concessions à l’UE, tout en préservant la souveraineté de la Suisse, sa capacité de développer des liens économiques avec toutes les grandes puissances, sa position de paradis fiscal et préserver l’extrême flexibilité de son marché du travail. C’est un exercice tout sauf simple!
C’est cette frange qui a décidé de l’abandon de l’accord-cadre entre la Suisse et l’UE proposé en 2021, qui comportait deux aspects trop négatifs à ses yeux: la Cour européenne de justice, dont l’intervention en cas de conflit avec l’UE était perçue comme une menace pour la souveraineté suisse, et la clause guillotine, selon laquelle la dénonciation d’un traité dans un domaine entraînait la chute de tous les autres, ce qui était également considéré comme une restriction trop grande de la marge de manœuvre du capital helvétique.
Quelles sont ces concessions que l’UE demande à la bourgeoisie suisse?
Les capitalistes européens ne veulent pas signer des accords de simple libre-échange qui leur donnent accès à un marché de 8 millions de consommateurs·trices, alors que leurs rivaux suisses bénéficient d’un accès à un marché de 450 millions. En conséquence, ils exigent une série d’accords supplémentaires. En schématisant à l’extrême, peut-être trop, les trois principaux me semblent être les suivants:
- Ils veulent permettre aux entreprises européennes d’avoir une meilleure position concurrentielle sur le marché helvétique de la construction, en bénéficiant notamment de l’avantage que constitue le fait que les salaires versés en Europe sont inférieurs à ceux versés en Suisse.
- Ils veulent limiter les discriminations des citoyen·nes européen·nes résidant longuement en Suisse, notamment en matière de droits de séjour et d’accès aux prestations et aux assurances sociales helvétiques.
- Ils veulent limiter les «aides d’État», ce qui pourrait potentiellement porter atteinte au paradis fiscal suisse.
Dans les accords négociés, la perte de souveraineté pour la bourgeoisie suisse est moins importante que dans l’accord dénoncé en mai 2021. La frange de la bourgeoisie qui considère que l’UE va et doit rester un partenaire privilégié va maintenant tenter de convaincre sur sa droite et de trouver un accord avec les syndicats.
Propos recueillis par Lola Crittin