Ukraine

Vers un désordre mondial militariste


Le retour de Donald Trump au pouvoir s’accompagne d’une profonde réorientation de l’impérialisme étasunien, notamment par un rapprochement avec la Russie. En réaction, l’Europe adopte une rhétorique militariste. Celle-ci n’ouvre pas de nouvelles perspectives au peuple ukrainien dans sa lutte contre l’agresseur russe. Entretien avec Jaime Pastor, membre de la rédaction de Viento Sur et militant d’Anticapitalistas.

Ursula von der Leyen et J. D. Vance
La Présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le vice-président étasunien J. D. Vance lors d’un sommet sur l’IA à Paris, 11 février 2025

En partant du tournant radical que représente le retour de Trump au gouvernement des États-Unis, on pourrait dire que nous sommes au début d’une nouvelle ère de désordre mondial qui s’inscrit dans un contexte que l’on qualifie généralement de «polycrise». Ce terme désigne une conjonction de crises simultanées et interconnectées, dont la plus marquante est la crise écosociale mondiale, qui se produit dans le cadre d’une stagnation prolongée du capitalisme et de la fin de la «mondialisation heureuse».

L’une des principales conséquences de cette polycrise est l’aggravation de la compétition et des tensions entre les grandes puissances. Pour y répondre, le tandem Trump-Musk – qui incarne la mainmise directe d’une fraction du grand capital étasunien sur l’État – mise sur un nationalisme oligarchique et protectionniste visant à «rendre sa grandeur» aux États-Unis (le slogan MAGA, «Make America Great Again») et ainsi freiner leur déclin impérial.

D’un point de vue géopolitique, ce projet étasunien se traduit par une redéfinition des relations avec les autres grandes puissances, afin d’atteindre plusieurs objectifs. Le premier consiste à conclure un pacte avec Poutine en reconnaissant leurs sphères d’influence respectives, restaurant ainsi un partage colonial des pays voisins et de leurs ressources. Le second objectif réside dans la limitation du rôle des États-Unis en tant que «protecteur» militaire de l’Europe, en poussant les États membres de l’Union Européenne à accroître leurs dépenses de défense et en les traitant comme des concurrents économiques. Enfin, à moyen et long terme, un troisième objectif consiste à donner la priorité à l’interventionnisme en Asie-Pacifique et surtout à la rivalité avec la Chine, qui est la principale puissance montante à laquelle s’opposent les États-Unis.

Cette tentative de réorganisation de la hiérarchie internationale intervient alors que l’extrême droite progresse dans le monde entier. Le trumpisme, qui associe une conception libertarienne de l’économie, un autoritarisme sur le plan politique et une orientation réactionnaire sur le plan idéologique, est devenu la principale référence de ces forces cherchant à imposer un «changement de régime». Cela a été explicitement affirmé par le vice-président J. D. Vance lors du sommet de Munich, qui a laissé entendre que l’objectif est pratiquement de mettre fin à la démocratie libérale et d’instaurer de véritables autocraties électorales, voire des régimes néofascistes.

Toutefois, ce projet rencontre déjà des résistances et contradictions, tant aux États-Unis qu’ailleurs, ce qui pourrait accentuer l’instabilité géopolitique et approfondir la polycrise, notamment dans sa dimension écosociale, avec des issues incertaines.

L’Europe est aujourd’hui en plein désarroi face au virage radical imposé par Trump, notamment en ce qui concerne la guerre en Ukraine, qui a en effet entrepris de réhabiliter Poutine, au point de vouloir partager avec lui l’exploitation des ressources naturelles ukrainiennes. Par ailleurs, la nouvelle politique commerciale protectionniste des États-Unis, via l’augmentation des droits de douane, intensifie la rivalité économique avec l’Union européenne.

Depuis quelques temps, l’UE tente d’endiguer sa perte d’influence sur la scène mondiale en renforçant son «autonomie stratégique», comme l’ont recommandé les récents rapports de Draghi et Letta. Ce projet prend aujourd’hui une dimension principalement militaire, avec l’adoption d’un budget de 800 milliards d’euros destiné à un programme de réarmement qui alimentera inévitablement une nouvelle phase dans la course aux armements à l’échelle mondiale.

Pour justifier cette montée en puissance militaire, les élites européennes cherchent à imposer l’idée que la Russie de Poutine constitue une «menace existentielle» pour l’Europe. Conscientes que ce discours peine à convaincre au-delà des pays voisins de la Russie, elles l’associent à une rhétorique de défense de la «démocratie et du bien-être» contre le «totalitarisme». Pourtant, cette posture contraste avec les politiques répressives menées en Europe contre les migrant·es, les restrictions des libertés politiques et sociales, et surtout, la complicité occidentale avec le génocide perpétré par l’État colonial israélien contre le peuple palestinien.

De plus, ce réarmement n’a aucune justification rationnelle: comme l’a souligné la députée portugaise Mariana Mortágua, «les pays de l’UE disposent de plus de personnel militaire en activité que les États-Unis ou la Russie, et leur budget de défense cumulé est supérieur à celui de la Russie et proche de celui de la Chine». Il faut également tenir compte du fait que l’Europe pourrait disposer, s’il le fallait, de l’arsenal nucléaire français et britannique. 

Il ne s’agit donc pas d’un projet défensif, mais bien d’une militarisation accrue des sociétés européennes, au service d’une stratégie offensive visant à protéger les intérêts d’une Europe qui veut relancer un plan industriel militaire au service d’un capitalisme toujours plus prédateur et autoritaire.

Il est gravement erroné que des secteurs de la gauche soutiennent le réarmement militaire européen. Cela revient à s’aligner sur un projet agressif et offensif qui ne profitera qu’à l’industrie de l’armement étasunienne et européenne. Malgré les discours officiels, cette orientation se fera au détriment des investissements sociaux et de la lutte contre le réchauffement climatique.

Une gauche internationaliste doit s’opposer à tous les impérialismes et à la logique des sphères d’influence. Elle doit exprimer sa solidarité avec le peuple ukrainien dans sa résistance – armée ou non – contre l’occupation russe et dans sa demande d’aide militaire et matérielle à autres pays. Cela implique de dénoncer tout accord entre Trump et Poutine négocié sans le peuple ukrainien, d’exiger le respect de la souveraineté de l’Ukraine, l’annulation de sa dette de guerre et le soutien à une reconstruction écosociale juste.

Il est également essentiel de renforcer les liens avec les forces de gauche en Ukraine qui s’opposent aux politiques néolibérales et pro-atlantistes du gouvernement Zelensky, ainsi qu’avec les militant·es anti-guerre en Russie qui luttent dans des conditions répressives extrêmes.

Après trois ans de guerre, il semble évident que le rapport de forces militaire est difficilement réversible et que le coût humain et matériel de la prolongation du conflit est immense. Cependant, l’insistance de Poutine à revendiquer l’Ukraine comme partie intégrante de son imaginaire nationaliste grand-russe laisse craindre qu’il soit impossible d’obtenir une paix juste et durable pour le peuple ukrainien comme pour le peuple russe.

Il faudra rechercher une solution politique, mais il ne revient pas à nous de dire au peuple ukrainien quand il doit arrêter de résister face à l’envahisseur. Nous devons continuer à soutenir leur lutte, armée ou non armée et, en son sein, les organisations sociales et populaires qui aspirent à une Ukraine souveraine et libérée des ingérences des grandes puissances, qu’elles soient occidentales ou russes.

Je crois que si nous partons du fait indéniable que l’invasion russe est injuste et que, par conséquent, le peuple ukrainien a le droit de résister à cette invasion par les armes, il a également le droit de demander l’aide militaire inconditionnelle d’autres pays, même si leurs gouvernements le font motivés par d’autres intérêts ou faisant preuve d’un double standard par rapport à autres peuples, comme c’est le cas de Gaza. Une fois que la majorité du peuple ukrainien a décidé de résister, s’opposer à cette aide maintiendrait une position équidistante entre agresseur et agressé, ce qui est totalement contraire à la lutte pour une paix juste.

Compte tenu de la volonté de Trump de contraindre l’Ukraine à accepter l’accord qu’il pourrait conclure avec Poutine, je considère qu’une aide militaire à la résistance ukrainienne pour sa défense est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que dans le passé, et cela peut se faire sans avoir à augmenter les budgets militaires des pays européens.

Telle a été la position traditionnelle d’une gauche internationaliste solidaire des peuples attaqués, que ce soit par d’autres États ou par la menace nazie ou fasciste, comme cela s’est produit pendant la guerre civile espagnole, même lorsque la résistance au fascisme était dirigée par un gouvernement qui avait fait échouer le processus révolutionnaire dans la zone républicaine.

Nos tâches devraient se concentrer sur la construction de fronts unitaires pour une lutte commune contre le projet de réarmement de l’UE, en exigeant une réduction substantielle des dépenses militaires afin de les consacrer à la transition écosociale juste, qui est nécessaire et urgente, ainsi qu’au désarmement nucléaire de la France, du Royaume-Uni et de la Russie.

Ces tâches doivent être accompagnées, comme ce fut le cas dans les années 1980 face à l’installation des euromissiles à l’Ouest et à l’Est, d’une lutte pour la dissolution de l’OTAN et le démantèlement de toutes les bases militaires américaines en Europe, ainsi que d’autres blocs militaires régionaux, tels que l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), dirigée par la Russie et impliquant d’autres pays de l’ex-espace soviétique.

Tout cela devrait s’accompagner d’une remise en cause du concept militariste de «sécurité» employé aussi bien par l’UE que par la Russie, pour lui opposer une culture de paix, de résistance non-violente active contre toutes les agressions et de solidarité avec tous les peuples, dans le but d’avancer vers une dénucléarisation et une démilitarisation progressive de l’Europe, de l’Atlantique jusqu’à l’Oural.

C’est cette Europe-là qu’il faudra défendre si nous voulons construire une autre Europe écosocialiste.

Propos recueillis par Juan Tortosa