L’irrésistible globalisation au pays d’Emiliano Zapata

L’irrésistible globalisation au pays d’Emiliano Zapata

Le sentiment qui frappe en premier l’observateur attentif ne découle pas de la distance culturelle qui nous sépare de ce «nouveau monde», mais plutôt de sa paradoxale proximité. La «modernité» semble exercer sur la société mexicaine une emprise encore plus grande que celle qui s’est installée dans notre vieux monde «post-industriel». Le processus d’acculturation, vieux comme la colonisation (soit un demi millénaire), a enfanté tant bien que mal un singulier métissage dont le centre d’équilibre, du point de vue social, a permis d’éviter la marginalisation des masses paysannes pendant plusieurs décennies. Tout est remis en cause aujourd’hui sous la férule de la globalisation capitaliste. Comme le disait le président Porfirio Diaz… «Pauvre Mexique, si loin de Dieu et si près des Etats-Unis!»

Le patrimoine national – matériel et symbolique – est bradé à une vitesse et avec une désinvolture inversement proportionnelles à l’acharnement déployé, au sang versé, pour le constituer et pour le préserver de la voracité des puissances néo-coloniales au fil des siècles. Au Mexique, les ravages de la globalisation capitaliste et de la contre-réforme néolibérale ont, depuis une bonne décennie, une visibilité d’autant plus choquante que ce pays avait constitué une remarquable exception à l’échelle continentale. Cette exception, qui a duré au moins 70 ans, avait permis au Mexique de s’écarter des chemins balisés qu’ont dû emprunter bien des pays latino-américains au cours du XXe siècle. Mais avec le recul, et en considérant l’issue effective de ce processus, il est à se demander si l’affranchissement du système mondial était envisageable à si bon compte… Autrement dit, si le développement économique autocentré est à la portée du capitalisme dépendant.

Révolution ou contre-réforme?

La révolution paysanne de 1910-20 avait ouvert la voie à un long processus de liquidation des latifundios, par le biais d’une réforme agraire qui a abouti à redistribuer plus de la moitié des terres cultivables aux paysans. Au cours de ce processus contradictoire, la propriété individuelle s’est disputé le gâteau avec la propriété sociale ou coopérative des terres (ejidos). Sur cette base, une alliance de classe de type national-populiste a fourni le support principal à un projet de développement industriel de «substitution des importations» particulièrement dynamique. La réforme agraire a contribué ainsi à financer l’industrialisation et à retenir les paysans à la campagne, tout en favorisant des formes de production de type coopératif (ejidos). D’un autre côté, cette alliance populiste s’est exprimée par un discours et un appareil d’Etat puisant abondamment leur légitimité dans la rhétorique révolutionnaire. L’Etat issu de la révolution (mexicaine) paysanne était régi par le Parti Révolutionnaire Institutionnel qui exerçait un contrôle effectif tant sur les syndicats ouvriers que sur les principales organisations paysannes. L’affirmation de son identité nationale, et de son indépendance, avait conduit le Mexique à nationaliser notamment l’industrie du pétrole (PEMEX) et la sidérurgie, mais aussi à défier, sur le plan diplomatique, la politique extérieure des Etats-Unis, notamment en ce qui concerne Cuba et l’Amérique latine.

Au cours de la période de «développement vers l’intérieur» (1938-1988), le rythme de croissance a été très élevé (6 à 7% annuels jusqu’en 1982) et la productivité du travail a progressé sensiblement (+43% entre 1960 et 1982). L’effort structurel a aussi été tangible (de 16% du PIB en 1960, les investissements sont passés à 26% en 1981). Mais le corollaire inéluctable de cette politique a été l’endettement extérieur croissant (de 6,4% du PIB en 1960 à 32,6% en 1982). La mise en exploitation de nouveaux gisements de pétrole et l’augmentation des prix des hydrocarbures ont aussi favorisé un emballement généralisé. La crise de la dette, qui a éclaté en 1982, a conduit notamment à la nationalisation de la banque et livré le pays aux diktats du FMI et aux fluctuations du marché international du pétrole. Les conditions étaient dès lors réunies pour la mise en œuvre d’une contre-réforme néolibérale radicale.

Vers l’Etat des entrepreneurs

Sur le plan politique, le tournant a été consommé formellement en 2000, lorsque pour la première fois depuis plus de 70 ans, le Président élu n’était pas issu du «parti de la révolution» (PRI), mais de l’opposition libérale (PAN). Le parti qui avait «institutionnalisé la révolution» avait déjà perdu le contrôle du parlement fédéral (majorité absolue) depuis 1997. Cette même année, le gouvernement de la capitale passait aux mains de l’opposition de centre-gauche (PRD). L’éclatement de l’insurrection zapatiste, trois ans plus tôt, marquait assurément le tournant décisif et le début de la fin du système de domination traditionnel. Cependant, celui-ci avait perdu l’essentiel de sa substance sociale au terme de la réforme agraire, en 1992, lorsqu’il n’y eut plus de terres à répartir. La réforme de l’article 27 de la Constitution, la même année, mettait ainsi fin à un mythe, ainsi qu’à un cycle de luttes, qui avaient projeté les paysans sur le devant de la scène et au centre de l’équilibre institutionnel.

La crise politique qui consacra le tournant du millénaire a été induite par plus de dix ans de contre-réformes néolibérales mises en œuvre par les derniers gouvernements du PRI (Miguel De la Madrid, Carlos Salinas, Ernesto Zedillo), dont le couronnement a été marquée par l’entrée en vigueur du traité de libre-échange avec les Etats-Unis et le Canada (NAFTA) au 1er janvier 1994. Le président Carlos Salinas de Gortari pouvant même déclarer alors, que le Mexique fait partie du «premier monde». La crise du système financier mexicain en 1994-95 (dévaluation, inflation, explosion des taux d’intérêt, fuite de capitaux), et la menace qu’elle a fait peser sur l’ensemble du système financier international (effet tequila), ont tendu à confirmer le haut degré d’intégration de l’économie mexicaine au reste du monde. La globalisation financière ne faisait plus l’ombre d’un doute, à tel point que Clinton s’empressa de mobiliser les ressources internationales nécessaires (51,8 milliards de dollars) pour permettre au Mexique de restructurer sa dette extérieure et mettre le système mondial à l’abri de «l’effet tequila».

Au début du XXIe siècle, on ne sait plus à quelle partie du monde appartient encore le Mexique. S’il n’a pas vraiment bougé du point de vue géographique, on peut être certain que ses habitant-e-s en ont progressivement perdu toute maîtrise réelle. Le secteur public (entreprises publiques et parapubliques) a été privatisé a peu d’exceptions près: il représentait 61% de l’économie en 1988, contre 22% en 2001. Des 1155 entreprises publiques de 1982, il en reste moins de 20% dix ans après. Le dernier bastion à résister de plus en plus difficilement aux privatisations (PEMEX) est en voie de liquidation en pièces détachées, par la sous-traitance ou par d’autres voies détournées. La part des banques étrangères dans le système financier mexicain – autrefois entre les mains de l’Etat – est aujourd’hui la plus élevée des 15 principales économies de l’OCDE: de 18% en 1997 cette part est passée à 81% en 2003 (contre 21% aux USA, 6% au Canada et 8% en Suisse).

L’extraversion du système est aussi inscrite dans le poids croissant du commerce extérieur: de 20% du PIB en 1988, les exportations ont atteint 31% en 2000. Sur le plan structurel, cela signifie que les besoins du marché international s’imposent au détriment de ceux des Mexicain-e-s. La «souveraineté alimentaire», autrefois motif de fierté nationale – complément stratégique à la réforme agraire et support économique du système d’alliance de classes – a vécu. Aujourd’hui le pays importe 95% du soja qu’il consomme, 59% du riz, 49% de blé et 25% du maïs. Mais tout cela n’est visible que lorsqu’on s’intéresse de près au sort qui est réservé à la population. Exemple. La statistique officielle affiche un taux de chômage «ouvert» inférieur à celui de la Suisse (3.9% au début 2004). Mais lorsqu’on regarde de plus près on s’aperçoit que, sur les 26 millions de Mexicains, femmes et hommes, qui ont rejoint le marché du travail de 1980 à 2003, seuls 7 millions ont trouvé un emploi au pays, 7,2 millions ont tenté leur chance au delà du Rio Bravo et 12 millions ont rejoint le secteur informel («trafiquants» au détail, ambulants, cireurs de chaussures, taxistes indépendants, etc.). Selon la statistique officielle ce dernier représente 10% du PIB, mais le tiers de l’ensemble des revenus des familles.

En 1990, 40 millions de Mexicain-e-s (sur 100) sont considérés comme pauvres (avec un salaire inférieur à la moitié du salaire minimum), dont 17 millions sont en situation de «pauvreté extrême» (moins de 60% de leurs besoins vitaux sont couverts). Cette situation n’a fait que s’aggraver au cours des deux dernières décennies. Aujourd’hui, l’écart entre les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres est parmi les plus élevés au monde. Vive la globalisation capitaliste au pays d’Emiliano Zapata!

Marco SPAGNOLI*
* De retour d’un voyage au Mexique.