Comment lIrak a plombé les options stratégiques US
Comment lIrak a plombé les options stratégiques US
Lauteur de ce texte est un économiste militant, responsable de Focus on the Global South à Bangkok. Il est lune des principales figures asiatiques du mouvement altermondialiste. Il envisage ici les retombées des difficultés de ladministration Bush en Irak sur la stratégie dhégémonie mondiale des Etats-Unis. Ecrit il y a environ un mois, cet article est plus actuel que jamais, à lheure où larmée US et ses supplétifs britanniques déchaînent une violence indiscriminée contre la population civile irakienne; à lheure où ils torturent systématiquement leurs prisonniers et sengagent dans une guerre contre-insurrectionnelle sans fard pour tenter de contenir la résistance populaire; à la veille du soi-disant «transfert de souveraineté» à une nouvelle autorité irakienne, annoncé pour la fin juin. Lanalyse de Walden Bello met en évidence la vulnérabilité relative de limpérialisme US et insiste sur lémergence de nouveaux acteurs, avec quelques grands Etats du tiers-monde et un mouvement altermondialiste planétaire. On pourra sétonner de son manque de sensibilité aux conflits de classe qui traversent les Etats et les sociétés du Nord comme du Sud. Il représente la principale limite de son approche. Dans tous les cas, sa contribution ouvre des pistes de réflexion extrêmement intéressantes et mérite discussion. (jb)
Cela fait plus dun an que les Etats-Unis ont envahi lIrak. Mais quel changement depuis lors! Les Etats-Unis daujourdhui ne sont plus tout à fait la même superpuissance sûre delle même quhier.
Lorsque George Bush a atterri sur le porte-avion Abraham Lincoln, le 1er mai 2003, au large des côtes californiennes, pour saluer la fin de la guerre en Irak, Washington semblait au zénith de sa puissance, de nombreux commentateurs en parlant, avec un mélange deffroi et de dégoût, comme de la Nouvelle Rome. Cet atterrissage, comme luniversitaire canadien Anthony Wallace le montre, était une ode à la force, un spectacle talentueusement chorégraphié dans le genre du thriller US de science-fiction Independence Day et du Triomphe de la volonté [film de propagande nazie] de Leni Riefenstahl.
Dans la scène douverture du Triomphe, Adolf Hitler est mis en scène gagnant par les airs le grand rassemblement du parti nazi de Nuremberg, en 1934. Le président Bush commence son grand spectacle à bord du Abraham Lincoln en se posant sur le pont du navire avec son jet S-3B Viking. En grosses lettres sur le cockpit de lavion, les mots «Commandant en chef». Cest alors, que le président US émerge en grande tenue de combat, évoquant les images des dernières scènes dramatiques de Independence Day. Dans ce film, un président US dirige une coalition globale depuis le cockpit dun petit avion de chasse. Le but de cette opération, conduite par les Etats-Unis, est de défendre la planète contre lattaque dextra-terrestres.
Quand la chance tourne
Mais la chance tourne, particulièrement en temps de guerre. Aujourdhui, Bush et ses conseillers souhaiteraient certainement navoir pas mis en scène le spectacle en images du 1er Mai.
Moins de six mois plus tard, à la mi-septembre, les Etats-Unis et lUnion Européenne perdaient la bataille de Cancun, alors que la 5e Conférence ministérielle de lOMC échouait dans cette ville mexicaine touristique. Lartisan clé de cet effort victorieux pour contrer les plans de Washington et de Bruxelles, qui entendaient imposer leurs priorités au monde en développement, ne fut autre que le Groupe des 20, nouvellement constitué, mené par le Brésil, lInde, lAfrique du Sud et la Chine.
Que le Groupe des 20 ait osé défier Washington nest pas sans rapport avec le fait, quen septembre, la légitimité internationale de linvasion avait été mise à mal en raison de la perte de crédibilité de sa justification par les armes de destruction massive; le fidèle allié de Bush, Tony Blair, luttait alors pour sauver sa carrière politique; et les forces US en Irak étaient soumises à quelque chose qui rappelle la vieille torture de la Mort par mille petites coupures.
En quête dune couverture onusienne
La puissance est partiellement affaire de perception, et linflation de la puissance US au lendemain de linvasion de lIrak a été suivie par une déflation encore plus rapide dans les quelques mois qui ont suivi. Avec son image transformée en un Gulliver désemparé tentant maladroitement de lutter contre des Lilliputiens invisibles, à Bagdad et dans dautre villes du centre de lIrak, les autres candidats à un changement forcé de régime, comme Pyongyang, Damas et Téhéran, étaient portés à considérer de plus en plus les menaces de Washington comme vaines. Washington nétait pas sans réaliser lérosion rapide de sa capacité de contrainte aux yeux du monde: à la fin octobre, George W. Bush adoptait en réalité la rhétorique de Bill Clinton pour donner des garanties de sécurité à la Corée du Nord, dont lisolement forcé avait été lun des leitmotiv de sa première année à la tête de lEtat.
Nétant pas en position de faire appel à lengagement de nouvelles troupes sans accentuer la perception quil était piégé dans une guerre sans issue prévisible, Washington était aux abois. Au moment de la Conférence ministérielle de Cancun, le message de Washington était le suivant: nous voulons sortir dIrak, mais pas la queue entre les jambes. Nous avons besoin dune couverture onusienne et de quelques semblants dune force de sécurité multinationale et dun gouvernement opérationnel.
Les autorités US pressaient ladoption, le 17 octobre, dune résolution minimale du Conseil de sécurité de lONU autorisant une force multinationale sous contrôle US; cependant, la plupart des observateurs remarquaient que ses prescriptions vagues ne devraient déboucher ni sur lengagement significatif de troupes doccupation non US ni sur lengagement de fonds non US dans la reconstruction. Pour de nombreux gouvernements, cela rappelait terriblement la paix honorable la stratégie de Nixon pour sortir du Vietnam et ils étaient peu nombreux à vouloir être associés à une cause perdue. Lorsque Washington annonçait un plan de retrait accéléré, quelques semaines plus tard, en réponse aux attaques de plus en plus efficaces de la guérilla, limpression simposait que ladministration Bush avait choisi une sortie à la vietnamienne. ( )
La capture de Saddam Hussein à la mi-décembre a seulement servi à confirmer que Saddam ne contrôlait pas ce qui apparaissait clairement comme une résistance populaire, les attaques de la guérilla continuant sans répit. Alors que nous entrons dans le 4e mois de 2004, la question nest plus de savoir si la résistance irakienne va lancer léquivalent dune offensive du Tet [allusion à loffensive généralisée de la résistance au Sud Vietnam, en janvier 1968] mais quand.
Dynamique dune trop forte extension
Le bourbier irakien et léchec de la Conférence ministérielle de lOMC à Cancun sont seulement deux manifestations de cette maladie fatale des empires: lextension trop forte. Il y a encore dautres indicateurs de ce phénomène, parmi lesquels:
- Léchec de la consolidation dun régime aux ordres en Afghanistan, où lautorité du gouvernement Karzai ne dépasse pas les faubourgs de Kaboul;
- Lincapacité flagrante à stabiliser la situation palestinienne, Washington se trouvant de plus en plus lotage du manque dintérêt du gouvernement Sharon pour de sérieuses négociations en vue dun Etat palestinien viable;
- Lélan paradoxal donné à lextrémisme musulman, non seulement dans son berceau moyen-oriental, mais aussi en Asie du Sud et du Sud Est, par les invasions dirigées par les Etats-Unis en Irak et en Afghanistan, prétendument pour abattre le terrorisme;
- Les dissensions au sein de lAlliance Atlantique qui a gagné la guerre froide;
- Lémergence, dans larrière cour de Washington, de régimes anti-US et anti-néolibéraux comme ceux dirigés par Luis Inacio da Silva au Brésil et par Hugo Chavez au Venezuela, alors que les Etats-Unis se concentraient sur le Moyen-Orient;
- Lessor dun mouvement massif de la société civile, qui a permis de délégitimer avec un succès croissant la présence des Etats-Unis en Irak et de faire échouer les Conférences ministérielles de lOMC à Seattle et à Cancun.
Dilemme impérial
Face à de tels défis à son hégémonie, la supériorité des Etats-Unis dans le domaine des armements nucléaires et conventionnels compte peu. En effet, un marteau de forge nest pas utile pour écraser des mouches. Pour intervenir, envahir et occuper, les forces au sol continueront à être lélément décisif. Or, on ne voit pas comment lopinion US dont la majorité ne comprend plus en quoi linvasion de lIrak justifie son prix en pertes US pourrait tolérer une expansion significative de lengagement de ses troupes au sol au-delà des 168000 hommes servant en Irak et dans le Golfe, ainsi que des 47000 déployés en Afghanistan, en Corée du Sud, aux Philippines et dans les Balkans.
Ce qui est certain aujourdhui, cest que larmée US est sollicitée au maximum. Comme James Fallows le relève dans le dernier numéro de Atlantic, il est à peine exagéré de noter que toute larmée US est soit en Irak, soit de retour dIrak, soit se prépare à y aller. 40% des hommes déployés en Irak cette année ne seront pas des soldats professionnels, mais des membres de la Garde Nationale ou des réservistes, qui se sont engagés dans la perspective de nêtre que des combattants à temps partiel. Je suis convaincu que nombre dentre eux ne sattendent pas à être déployés pendant des mois sur un terrain dopération très dangereux.
Une option possible est le retour à la diplomatie de la canonnière de lère Clinton, ce que le professeur de Boston Andrew Bacevich décrit comme lapplication calibrée de la puissance aérienne sans engagement au sol, pour punir, signifier des limites, donner des signaux et négocier. Les hommes de Bush ont cependant refusé une telle option, et pour de bonnes raisons: que ce soit lenvoi de missiles cruise par Bill Clinton contre les repaires présumés de Oussama Ben Laden en Afghanistan et au Soudan, ou lopération Rolling Thunder de Lyndon B. Johnson contre le Nord Vietnam en 1964, les frappes aériennes ont un effet vraiment limité sur un ennemi déterminé. Cependant, loption des troupes au sol ne donne pas de meilleurs résultats, ce qui conduit à la question suivante: les Etats-Unis sont-ils dans une position où ils ne peuvent pas gagner?
Il se trouve que les hommes de Bush ont désappris une leçon vitale du management impérial: comme le relève Bacevich, gouverner un empire est certes une affaire politique, économique et militaire, mais cest aussi une affaire morale. Si lEmpire Romain a duré 700 ans, note Michael Mann de lUniversité de Californie à Los Angeles (UCLA), cest parce que les Romains avaient compris que la solution au problème de la sur-extension nétait pas le déploiement de toujours plus de légions, mais lextension de la citoyenneté, dabord aux élites locales, puis à tous les hommes libres.
Durant lessentiel de laprès-Deuxième guerre mondiale, la fraction dominante de lélite politique bi-partisane US avait fait sienne le précepte romain selon lequel une vision morale était essentielle au management dun empire. Ce fut un monde forgé essentiellement par la construction dalliances, soutenu par des mécanismes multilatéraux comme lONU, la Banque Mondiale et le FMI, et sous-tendu par une foi dans le fait comme le dit Frances Fitzgerald que la démocratie électorale combinée à la propriété privée et aux libertés civiles était ce que les Etats-Unis avaient à offrir au tiers-monde.
Le Mémorandum de Sécurité National 68, le document cadre de la guerre froide, ne définissait pas seulement une stratégie de sécurité; il contenait une vision idéologique qui évoquait une longue bataille crépusculaire contre le communisme dans lintérêt des peuples et des pays du monde entier. Cela ne peut pas être dit du document fixant la stratégie de sécurité nationale de ladministration actuelle, qui décrit la mission américaine en termes étroits, comme visant essentiellement à défendre le mode de vie américain contre ses ennemis de lextérieur et à sarroger le droit de frapper toute menace potentielle dans le sens des intérêts US. Même lorsque les néo-conservateurs au pouvoir parlent détendre la démocratie au Moyen-Orient, ils ne peuvent dissiper limpression quils envisagent la démocratie à la lumière de la realpolitik comme un mécanisme pour détruire lunité arabe afin de garantir lexistence dIsraël et dassurer laccès US au pétrole.
Retour au multilatéralisme?
Une administration plus sophistiquée pourrait-elle annuler le tort causé au management impérial par la présidence Bush en revenant au multilatéralisme et à une dimension morale de lempire?
Peut-être, mais même cette approche risque de se révéler dépassée, parce que lhistoire ne fait pas du sur place. Il sera difficile, pour la politique dune coalition US revigorée, déteindre le feu rampant de la réaction fondamentaliste islamique, qui menace dabattre ou daffaiblir sérieusement le pouvoir établi des alliés US comme lArabie Saoudite ou les Etats du Golfe. Revenir à une promesse de la guerre froide, soit étendre la démocratie, risque bien de ne pas marcher avec des peuples désenchantés qui ont vu des démocraties, soutenues par les Etats-Unis et contrôlées par des élites, comme le Pakistan et les Philippines, devenir des obstacles à légalité économique et sociale. Revenir à lère Clinton, qui envisageait la prospérité comme découlant dune globalisation accélérée, ne peut pas marcher non plus, dès lors quil est devenu tout à fait évident, comme ladmet la Banque mondiale elle-même, que la pauvreté et les inégalités ont augmenté mondialement dans les années 90 une décennie de globalisation accélérée.
Pour ce qui est du multilatéralisme économique, lappel du financier George Soros à réformer le FMI, la Banque mondiale et lOMC, afin de promouvoir une forme de globalisation plus équitable peut paraître raisonnable, mais il est peu probable quil gagne le soutien des intérêts dominants du business US. Après tout, ce sont eux qui ont torpillé les négociations de lOMC en affichant une position protectionniste agressive sur lagriculture, les droits de propriété intellectuelle, les tarifs sur lacier, ainsi quune attitude prédatrice envers les autres économies dans les domaines des droits dinvestissement, de la mobilité des capitaux et de lexportation des OGM. Armé de lécran de fumée idéologique du libre-échange, lestablishment des grandes entreprises US risque, en fait, de devenir de plus en plus protectionniste et mercantiliste dans la période de stagnation globale, de déflation et de profits à la baisse dans laquelle le monde est entré.
Quel futur pour les challengers?
Militairement, il ne fait aucun doute que Washington va conserver une supériorité absolue en termes dindicateurs fondamentaux de la puissance militaire comme les têtes nucléaires, larmement conventionnel et les porte-avions, mais sa capacité de convertir la puissance militaire en capacité dintervention va diminuer, comme le montre le syndrome irakien. Léclatement de lalliance atlantique est irréversible, le conflit à propos de lIrak ne faisant quaccélérer les dynamiques centrifuges à luvre depuis les années 90 dans pratiquement toutes les dimensions des relations internationales. LEurope va probablement avancer vers la création dune Force de défense européenne indépendante de lOTAN, même si elle ne peut défier la supériorité stratégique des Etats-Unis. Politiquement cependant, lEurope va progressivement échapper à lorbite US et constituer un pôle alternatif poursuivant ses intérêts régionaux propres en privilégiant une approche libérale, diplomatique et multilatérale.
En termes de force économique, les Etats-Unis demeureront la puissance dominante dans les deux décennies à venir, mais un tel avantage risque de peser moins lourd comme source de leur hégémonie, parce que le cadre global de la coopération capitaliste transnationale, dont lOMC est une pièce maîtresse, tend à saffaiblir. Des arrangements commerciaux bilatéraux ou régionaux vont probablement proliférer, mais les plus dynamiques pourraient ne pas être ceux qui intègrent des économies faibles avec une superpuissance comme les Etats-Unis ou lUnion Européenne, mais des arrangements régionaux entre pays en développement, autrement dit, dans le langage de léconomie du développement, des coopérations Sud-Sud. Des formations comme le Mercosur en Amérique latine, lAssociation des pays du Sud-Est Asiatique (ASEAN) et le groupe des 21, vont progressivement intégrer les leçons clés que les pays en développement ont appris au cours des 25 dernières années de globalisation destabilisatrice: que la politique commerciale doit être subordonnée au développement, que la technologie doit être émancipée des règles contraignantes de la propriété intellectuelle, quun contrôle des capitaux est nécessaire, que le développement nexige pas moins, mais plus dintervention étatique, mais surtout, que les faibles doivent se soutenir les uns les autres (hang together) sil ne veulent pas être pendus séparément (hang separately).
Parmi les pays en développement, la Chine occupe bien sûr une place à part. En réalité, elle est lun des gagnants de lère Bush, ayant réussi à être du côté de tout le monde dans les conflits économiques et politiques clés, cest-à-dire du côté de personne sauf de la Chine. Alors que les Etats-Unis se sont embourbés dans des guerres sans fin, la Chine a habilement manuvré pour rester libre de tout engagement embarrassant, afin de maintenir sa croissance économique rapide, ses progrès technologiques et sa stabilité politique. La démocratisation reste, certes, un besoin urgent, mais le démembrement de la Chine en raison de progrès trop lents que de nombreux observateurs aiment à prédire pour vendre leurs livres paraît tout sauf probable.
Lautre grand gagnant de ces dernières années nest autre que ce que le New York Times a appelé la seconde superpuissance mondiale après les Etats-Unis. Cest la société civile globale, la force dont lexpression la plus dynamique est le Forum Social Mondial qui sest retrouvé à Mumbai. Ce réseau transnational en expansion rapide, qui sétend du Nord au Sud, constitue la première force pour la paix, la démocratie, le commerce équitable, la justice, les droits humains et le développement durable. Des gouvernements aussi différents que ceux de Beijing et de Washington se moquent de ses revendications. Les grandes compagnies le haïssent, bien que les agences des multinationale se sentent obligées dadopter sa rhétorique en faveur des droits. Cependant, sa capacité croissante à délégitimer le pouvoir des Etats et à mettre en cause les profits des multinationales est une donnée des relations internationales avec laquelle ils devront désormais vivre.
Une aptitude US décroissante à contrôler le cours des événements mondiaux, lémergence de blocs économiques régionaux face au déclin du système multilatéral, une affirmation croissante des pays en développement, ainsi que lémergence dune société civile offrant de puissant contrepoids aux Etats et corporations, voilà des tendances qui vont probablement saccélérer aux cours des prochaines années.
Lhistoire est rusée et malicieuse et joue souvent un jeu déconcertant en amenant précisément un résultat contraire à celui que ses acteurs recherchent. Une domination US sans conteste pour le XXIe siècle a été lobjectif avoué des néo-conservateurs qui sont arrivés au pouvoir avec George Bush. Paradoxalement, la poursuite de cette panacée par ladministration actuelle a accéléré lérosion de lhégémonie US, un processus qui aurait pu être ralenti par une élite impériale plus habile.
Walden BELLO