Génocide des Arméniens: le nationalisme turc et l'Europe

Génocide des Arméniens: le nationalisme turc et l’Europe

Le 24 avril dernier, on commémorait le 90e anniversaire du génocide des Arméniens perpétré par le gouvernement ottoman, et qui a mené à la destruction de toute présence arménienne en Anatolie. Sur une population d’environ deux millions d’Arménien-ne-s, environ les deux tiers ont été tués et le reste a survécu dans l’émigration et a constitué par la suite des communautés d’exil, principalement en France, au Canada et aux Etats-Unis.1 L’extermination de la minorité arménienne était en fait la solution des nationalistes turcs du parti Union et Progrès (les «Jeunes Turcs») à la Question arménienne, posée par les revendications d’égalité et d’émancipation faites par le mouvement national arménien, dès les années 1880. Or, bien que le pouvoir ottoman ait réussi à effacer la présence arménienne en Anatolie, la Question arménienne est aujourd’hui plus que jamais d’actualité. C’est une belle leçon pour celles et ceux qui poursuivent des combats apparemment désespérés pour leurs droits, pour leur mémoire, pour leur identité, que de voir qu’une question si longtemps cachée et occultée peut ressurgir avec autant de force.

La Turquie kémaliste cherche actuellement à restaurer l’identité européenne qui était celle de la Constantinople d’avant 1914. Sa candidature à l’Union européenne est pourtant freinée par ses propres contradictions: d’un côté elle affirme son ancrage européen, sa prétendue laïcité, les caractères latins de son écriture, mais de l’autre, elle maintient un certain nombre d’usages de l’Ancien régime, dont notamment la tutelle sur les minorités non musulmanes. Elle fait même mieux que le Sultan: elle a restreint l’exercice de cette tutelle aux seul Turcs, alors qu’avant Kemal, l’ensemble des groupes musulmans étaient sur un pied d’égalité. Ces contradictions, qu’il n’est pas question de décrire en détails2 montrent que nous sommes actuellement dans une période à la fois exaltante et risquée. Beaucoup des ingrédients qui ont mené aux crimes contre les Arméniens, les Grecs, les Assyriens et aussi les Kurdes, femmes et hommes, sont encore présents, et la poussée de fièvre chauviniste en Turquie peut mener à des violences à tout moment, ce qui est évident lorsqu’on connaît la persistance de la torture dans les prisons, les habitudes répressives de la police et les campagnes de haine dans la presse contre ceux qui pensent autrement3.

Un Etat d’essence totalitaire

A cet égard, les dirigeants européens ont des attitudes et des politiques qui manquent singulièrement de cohérence; on est dupe des apparences démocratiques – comme s’il suffisait d’organiser des élections régulièrement pour l’être réellement – et on néglige le fait que l’Etat kémaliste est un Etat d’essence totalitaire, gouverné en dernière instance par l’appareil militaire, et dont l’identité est construite en grande partie autour de l’armée, considérée comme la seule garante de l’intégrité de la Nation. Dans ce contexte, il est consternant de voir la pusillanimité de nombreux dirigeants occidentaux qui continuent d’être impressionnés par les effets de muscles des responsables turcs. Bush, Schröder, Calmy-Rey, Berlusconi paraissent se contenter des moindres signes d’apaisement, alors que les réformes qui ont valu au gouvernement turc le rendez-vous du 3 octobre (l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’UE) n’ont pas encore été appliquées, que le code pénal punit quiconque plaide pour la reconnaissance du génocide de 1915 ou pour l’évacuation des troupes turques de Chypre. Enfin, et ce n’est pas le moindre élément, l’influence de l’armée dans les affaires politiques n’a pas baissé, malgré la nomination d’un civil comme secrétaire général du Conseil de sécurité national.

On le voit, l’évolution actuelle est incertaine, et le processus de négociations avec l’UE dans les années qui viennent va sans aucun doute exacerber les contradictions que j’esquissais. La question est de savoir quand elles éclaterons, soit dans le bon sens, celui d’un effondrement du kémalisme politique et l’émergence d’une nouvelle république, soit dans le mauvais sens, avec le renforcement d’un ordre militariste et nationaliste, qui pourrait être tenté par une alliance avec une Russie aux prises avec les mêmes démons. L’enjeu le plus sensible, le noyau même des tabous sur lesquels se base le régime actuel, c’est la Question arménienne. Les raisons de cela sont complexes, mais sont liées au fait que le nationalisme turc (le «panturquisme» ou «pantouranisme») s’est construit comme idéologie essentiellement contre les Arménien-ne-s étant donné leur situation territoriale de verrou entre les Turcs et les autres peuples turcophones en Azerbaïdjan et au-delà de la mer Caspienne. Il est donc clair que la seule perspective actuelle de solution de la Question arménienne réside dans la dissolution du nationalisme turc dans le bain de l’Union européenne. En ce sens, et compte tenu de toutes les incertitudes, l’intégration européenne de ce pays est la seule chance de le voir évoluer vers le respect des minorités et des droits humains en général ainsi que vers un rapport pacifié avec son histoire.

Conscience de la diaspora arménienne

Il y a beaucoup plus de motifs intéressants dans ce resurgissement de la Question arménienne que l’évolution chaotique de la politique turque. Ce mouvement s’accompagne et se renforce d’une reconquête identitaire des Arménien-ne-s de la 3e et de la 4e génération en Europe. Cela se nourrit à son tour de l’existence de la République d’Arménie, mais aussi de la conscience d’un reste inexpugnable malgré les générations d’exil et d’assimilation. C’est ce qu’on appelle une conscience diasporique. Cette concomitance de l’émergence d’une réelle diaspora transnationale arménienne4, au-delà des communautés d’exil, avec la chance historique d’un dépassement du kémalisme autorise un espoir qui paraissait hors de propos il y a encore deux ou trois ans. Même en Turquie, de plus en plus de personnes qui ont un aïeul arménien le font savoir et cette altérité au cœur même de la nation est de moins en moins taboue.5

Cet espoir est un espoir de paix réelle, non pas fondée sur la victoire des uns et le silence des victimes, mais sur la vérité, l’égalité et la fraternité entre deux peuples dont les existences s’entrelacent depuis plusieurs siècles, qu’on le veuille ou non. n

Stefan KRISTENSEN

  1. Pour une introduction à ce chapitre de l’histoire européenne, cf. Y. Ternon, Les Arméniens, histoire d’un génocide, Seuil, 1977, rééd. Coll. Points Histoire 1996 et V. Dadrian, Histoire du génocide arménien, Stock, 1996.
  2. 2 Cf. H. Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, La Découverte, 2004.
  3. 3 Le grand écrivain Orhan Pamuk a fait l’objet d’une telle campagne, au début de cette année, pour avoir déclaré dans un journal suisse (le Tages Anzeiger) que le pouvoir turc avait tué 1,2 million d’Arménien-ne-s et 30000 Kurdes.
  4. 4 Voir à ce propos les ouvrages de M. Hovanessian, notamment Les Arméniens et leurs territoires, Autrement, 1995.
  5. 5 L’événement le plus significatif est la publication du témoignage de l’avocate turque Fethiye Cetin sur sa grand-mère à Istanbul: Anneannem, Metis Yayinlari, 2004.