Enjeux de la guerre et d’un échange humanitaireUn responsable des FARC s’exprime
Enjeux de la guerre et dun échange humanitaire
Un responsable des FARC sexprime
A lheure où nous mettons
sous presse, nous apprenons que Rodrigo Granda a finalement
été mis par la police colombienne dans un avion en
partance pour Cuba, avec laccord des FARC-EP. Rappelons
quil avait été enlevé illégalement
à Caracas, au Venezuela, le 13 décembre 2004, et
incarcéré dans une prison de haute sécurité
en Colombie. Considéré comme responsable des affaires
extérieures des FARC-EP, et très engagé dans les
négociations visant à léchange humanitaire
de tous les détenus, il avait été récemment
sorti de prison et conduit au siège de
larchevéché de Bogota, à la demande de
Nicolas Sarkozy. Nous publions ici de larges extraits dune
interview quil a donnée, le 15 juin dernier, à la
chaîne de radio privée colombienne «RCN»,
depuis lépiscopat de Bogotá*. (jb)
Qui êtes-vous Rodrigo Granda?
Je suis un homme pareil à tout autre de ce pays, qui appartient
à une organisation qui sest soulevée les armes
à la main contre lEtat colombien. Je suis un combattant
de plus des FARC-EP. (…)
Pourquoi êtes-vous entrés dans les FARC?
Jai adhéré aux FARC, parce que, depuis 1970, ici,
dans ce pays, la fraude électorale était devenue
monumentale. Jappartenais aux jeunesses de lAlliance
Nationale Populaire (ANAPO) et me suis aperçu alors que la voie
électorale était impossible à cause de la fraude
organisée par lEtat. Donc, cest à ce
moment-là quont surgi quelques mouvements armés
comme le M-19, dont le programme ne ma pas attiré1.
Jai étudié un peu le programme des FARC et
jai vu que je pouvais y développer mes aspirations, soit
ce que je rêvais pour le pays du nom de Colombie.
En somme, vous êtes un frustré des élections de
cette époque, où le M19 était en colère; il
y avait lELN, et vous avez décidé de vous engager
dans les FARC.
Je ne suis en aucune manière un frustré des
élections. Simplement, jai réalisé un fait:
en Colombie, le droit [dagir] par la voie électorale a
toujours été refusé par tous les moyens aux
mouvements de la gauche révolutionnaire. (…) Alors, si une
voie se ferme, si lon ne respecte pas sans tricher la
démocratie bourgeoise garantie par lEtat, quel autre
chemin reste-t-il pour faire valoir et respecter ses convictions? (…)
Commençons par le premier épisode
politico-diplomatique par lequel vous avez été connu dans
le pays, lorsque vous avez été capturé au
Venezuela. Il y eut aussi un grand problème diplomatique entre
le Venezuela et la Colombie. Comment sest passée cette
capture?
Avant toute chose, je dois éclairer le pays sur un point: je
nai jamais été capturé. Ce qui sest
passé, cest une séquestration dEtat dans un
pays étranger, le 13 décembre 2004. Jétais
dans la cafeteria Razetti, à larrêt de méro
Bellas Artes à Caracas, lorsque, à quatre heures moins
cinq, un commando de la police colombienne du CTI [judiciaire] et
quelques Venézuéliens ont mis la main sur moi,
mont mis une capuche sur la tête et les menottes aux
poignets; ils mont fait monter dans une voiture et (…)
mont déposé à Cúcuta [capitale du
département de Norte de Santander, près de la
frontière du Venezuela] à six heures du matin. Là,
la police et quelques personnes disant être envoyées par
M. Uribe mont proposé de largent et des passeports
pour que je men aille à létranger avec ma
famille et les amis dont jaurais besoin, à condition que
jimplique Hugo Chávez en prétendant quil me
protégeait au Venezuela. Il fallait aussi que je livre un membre
du Secrétariat national des FARC, de préférence le
Commandant Raúl Reyes. Je nai rien accepté de
cela. (…) Cette aventure du gouvernement colombien a impliqué
de très hauts fonctionnaires (…) même le Dr Uribe, le
Président, a eu connaissance de cette opération
menée au Venzuela.
Que faisiez-vous au Venezuela? Et y étiez-vous protégé par le gouvernement de Hugo Chávez?
Jétais au Venezuela de façon clandestine, de la
même façon que je me déplace dans le monde entier,
sans être protégé par aucun gouvernement, comme je
me déplace aussi en Colombie. [Au Venezuela] jai pris
part à une rencontre dintellectuels en défense de
lhumanité. Il y avait quelques grandes figures comme Noam
Chomsky et James Petras, deux des plus grands intellectuels
nord-américains, que je remercie aujourdhui,
puisquils ont ensuite dénoncé courageusement ce
qui sétait passé au Venezuela. Il y avait aussi
Pérez Esquivel et un groupe dintellectuels
européens très importants, du Canada, etc. Et ensuite,
jai participé à la Première Rencontre
Bolivarienne des Peuples, à laquelle assistaient des
délégations de tout le continent pour appuyer la
révolution bolivarienne. (…)
Jinsiste sur un point concret; le Président Hugo
Chávez et son gouvernement savaient-ils que vous étiez
là-bas? Vous protégeaient-ils? Pourquoi y a-t-il eu un
problème diplomatique très grave entre le Venezuela et la
Colombie suite à votre capture là-bas?
Non. Ma séquestration a produit une commotion parce que la
souveraineté du Venezuela avait été violée.
Jétais entré dans ce pays sans que les
autorités vénézuéliennes nen aient
connaissance daucune façon. En revanche, une fraction
corrompue de la Garde Nationale vénézuélienne a
participé à lopération, en collaboration
avec la police judiciaire colombienne, parce que le gouvernement
colombien lui avait payé 1,5 million de dollars pour cela. Ni M.
Hugo Chávez, ni aucune force du Venezuela ne me
protégeaient. De plus, je navais besoin daucune
protection, parce que je me déplaçais clandestinement,
comme je lai fait toujours ici en Colombie depuis plus de 7
à 8 ans. (…)
Pourquoi le Président français a-t-il demandé votre sortie de prison?
Je vois cela comme un triomphe très important de la politique de
la Commission internationale des FARC. Il faudrait que vous le lui
demandiez. Je mimagine que de toute manière, la France
est un empire qui dispose dorganes de sécurité de
lEtat disséminés dans le monde entier; ils sont
arrivés à la conclusion que je nétais pas
un bandit ni un narco-trafiquant, que je nétais pas un
délinquant de droit commun; ils ont certainement pris en compte
que lorganisation que je représente nétait
pas non plus un groupe à caractère terroriste.
Nous savons, quil y a un certain temps, vous avez eu
loccasion de rencontrer le Président Sarkozy dans un
forum en Europe, quil a écouté une longue
intervention que vous avez faite là-bas et quil a pris
des notes sur ce que vous aviez dit dans ce forum. Vous souvenez-vous
de cette réunion?
Jai été en Europe, en réunion avec
lUnion Européenne, y compris avec son secrétariat
responsable pour les questions économiques. Il y avait là
tous les pays; cétait sous le gouvernement du Dr.
Pastrana. LUnion Européenne voulait se faire une opinion
sur les FARC et sur ce qui se passait alors dans le pays. Tout cela
était pu- blic. Le gouvernement colombien le savait et
jai certes fait un très long exposé, mais je ne me
suis jamais rendu compte que M. Sarkozy pouvait y avoir assisté
à ce moment. (…)
Vous parlez [à votre propos] dune
séquestration dEtat, alors comment qualifiez-vous la
séquestration, la privation de liberté du fait des FARC,
aujourdhui, de tant de Colombiens, et avant tout dIngrid
Bétancourt?
[RG commence par dénoncer les procès politiques et les
sentances monstrueuses imposées aux combattants des FARC par des
autorités corrompues avant denchaîner…
(réd.)] Pour pouvoir venir en aide aux nôtres qui se
trouvent dans de telles conditions dans les prisons colombiennes et
qui, sinon, ne reverraient jamais la lumière du soleil, les FARC
recourrent à ce type de détention.
Après les déclarations faites par Raúl Reyes,
par lesquelles il navalisait pas votre sortie de prison, et qui
disaient que vous nétiez pas le porte-parole des FARC
dans ce processus, vous avez dit que vous ne vous sentiez ni bien ni
mal dêtre ou de ne pas être le porte-parole des
FARC. A ce carrefour devant lequel vous vous trouvez, après
votre sortie de prison, avec cette espèce de retrait
dautorisation de la part des FARC, comment vous sentez-vous? Que
va-t-il se passer avec vous? Quel chemin allez-vous prendre?
Monsieur le journaliste, avez-vous lu les déclarations de
Raúl? Il me semble que vous les avez assez mal lues…
Raúl Reyes avalise ma sortie de prison. En
réalité, tout combattant des FARC qui ne signe aucun
accord avec le gouvernement, peut chercher sa libération par les
moyens à sa disposition. En ce qui concerne les porte-parole,
dans toutes mes déclarations, jai réaffirmé
devant le pays que les FARC avaient nommé une commission pour se
réunir avec le gouvernement colombien: si vous évacuez
[démilitarisez] les départements de Pradera et Florida
dans les 48 ou 72 heures, cette commission (…) est bien celle qui
soccupera de léchange [il sagit de
léchange humanitaire des prisonniers]. Les FARC ne
mont jamais nommé moi. On ne ma donc retiré
aucune autorisation. Qui ma nommé comme porte-parole des
FARC? Qui ma nommé moi comme représentant des FARC
pour cet échange? (…)
Vous savez que [votre aide] est aujourdhui lunique
espoir des familles des séquestrés pour que les leurs
recouvrent la liberté?
Je ne crois pas que je sois le seul espoir (…) et je nassume
pas non plus cette responsabilité. Ni devant le pays, ni devant
les familles. (…) Pourquoi? Parce quil sagit
dune responsabilité de lEtat colombien.
LEtat colombien doit garantir la vie, lhonneur et les
biens de ses citoyens. Oui, il est vrai que les FARC les
détiennent et lEtat colombien doit faire des
démarches pour leur libération. (…)
Les ennemis de la paix, ce sont les FARC qui plongent le pays dans la violence…
Cela fait 43 ans que les FARC luttent pour la paix. Ce qui se passe,
cest que nous avons répondu à la violence par le
droit légitime de se rebeller.
On ne cherche pas la paix en assassinant des civils, ni en
séquestrant des civils, comme ceux que vous voulez utiliser pour
léchange… Pourquoi ne libérez-vous pas
simplement ceux que vous retenez en otage?
Et qui libérera les gens que nous avons nous dans les
prisons?
Mais il se trouve que ceux qui sont en prison sont des gens qui ont
commis des délits, qui sont responsables dassassinats et
qui ont enfreint le code pénal colombien, M. Granda. Vous ne
pouvez pas les comparer avec les civils innoncents aux mains des FARC.
Vous pouvez examiner tous les procès dans les ministères
publics et les tribunaux, lors des arrestations mas- sives de 200
à 300 personnes, beaucoup de gens sont
appréhendés, aussitôt convaincus de subversion et
de terrorisme, puis condamnés. Ce sont des gens absolument
innocents dans ce pays et cest avec cela quon a rempli
les prisons. Pour les combattants des FARC, nous répondons
nous-mêmes; quon nous applique toutes les lois
bourgeoises, quen fin de compte nous ne respectons pas, mais
cest quil y a de nombreuses personnes absolument
innocentes. Et il y en a de nos camarades contre lesquels rien
na été prouvé, et à qui on a
monté de toutes pièces des procès pour
séquestration, terrorisme, extorsion, blanchiment de capitaux,
enrichissement illicite, jusquau viol de personnes. Tout cela
parce quil y a une justice revancharde, il y a une haine de
classe impressionnante contre les FARC, qui a été
alimentée plus dune fois par les grands moyens de
communication.
Cela serait lobjet dun autre débat. Le pays
entier a été témoin des enlèvements
sanglants, des morts, des massacres, des bombes posées par les
FARC.
Le pays a aussi été témoin des assassinats de
larmée, des fosses communes, des viols de femmes, de
toute une quantité dhorreurs qui se sont
déroulées, ainsi que des fausses preuves que lon a
apporté. Alors, vous nallez pas me dire que ce sont
seulement les FARC, que les FARC sont le diable et les autres des
Saints.
Le G8, les pays les plus riches du monde, ont émis un
communiqué, à lissue de leur sommet, qui dit:
«Nous attendons un geste de bonne volonté des FARC pour
quils libèrent les séquestrés».
Comment prenez-vous cela?
Le G8 fait appel aux parties pour quils cherchent un accord
humanitaire. Cest cela que dit le G8. En plus, il dit
quil a confiance dans les trois pays, la France, la Suisse et
lEspagne. A aucun moment, il ne dit quil sagit
dun acte unilatéral; il dit que le mieux serait de
régler définitivement le problème et que
cest cela qui lintéresse le plus. Alors, le
gouvernement na fait aucun grand geste, il a fait un geste pour
en tirer un bénéfice politique immédiat, et comme
je lai dit, cela naide en
rien. (…)
1 Dirigée par le Général Rojas Pinilla,
lANAPO avait été fondée en 1960, en
opposition aux deux partis dominants traditionnels, les Libéraux
et les Conservateurs. Son leader échouera de justesse aux
élections présidentielles de 1970, ses partisans
dénonçant une fraude, ce qui donnera naissance au
mouvement guérillero M-19.