Militarisme et impérialisme

Militarisme et impérialisme


«Le capitalisme s’est tranformé en un système consensuel d’oppression coloniale et d’asphyxie
financière de l’immense majorité de la population du globe par une poignée de ‘pays
avancés’» (Lénine)


Harry Magdoff


Au royaume de l’économie néoclassique,
la paix règne en maître. La
guerre, le militarisme, l’écrasement
des révoltes indigènes ne sont que des
facteurs sans importance venant troubler
l’équilibre harmonieux de modèles
destinés à nous fournir les vérités
universelles réglant une fois pour
toutes le problème de l’allocation des
ressources rares.


A l’inverse, un des
traits distinctifs du
marxisme est que le
processus économique
doit être considéré
comme faisant partie de
l’organisation sociale
où le niveau politique
joue un rôle déterminant
et où la guerre est
au moins aussi caractéristique
que la paix.
Dans ce cadre, le militarisme
et l’impérialisme
sont des facteurs
déterminants de l’évolution
technologique,
de la répartition des richesses
à l’intérieur de
chaque pays et entre les
pays (notamment entre
pays riches et pauvres).
(…) Rosa Luxemburg
expose ainsi la position
marxiste:


«La théorie bourgeoise
libérale ne tient compte que
d’un aspect du développement économique:
la concurrence pacifique, les
merveilles de la technique et de
l’échange pur de marchandises. Elle
sépare strictement cet aspect de
l’autre: la violence du capital qui est
plus ou moins considérée comme un
incident de la politique étrangère et
qui est totalement séparée de la sphère
économique. En réalité, la violence
politique est, elle aussi, l’instrument
et le véhicule du processus économique.
La dualité des aspects de l’accumulation
recouvre un même phénomène
organique issu des conditions
de la reproduction capitaliste. La carrière
historique du capitalisme ne peut
être appréciée qu’en fonction de ces
deux aspects.»1


L’histoire des Etats-Unis ne fait que
confirmer ce diagnostic. Ainsi, le professeur
Quincy Wright qui a mené des
travaux importants sur la guerre à
l’Université de Chicago, observait en
1942: «les Etats-Unis, qui sont fiers,
et peut-être souvent à tort, de leur pacifisme,
n’ont connu au cours de toute
leur histoire, que vingt années pendant
lesquelles leur armée ou leur marine
n’a pas été en action quelque
part.»2


Trois années de guerre pour une année de paix


Pour le professeur Wright, les années
de paix sont celles où il n’y eut
aucune action militaire. On obtient un
tableau beaucoup plus proche de la
vérité si l’on comptabilise les mois de
guerre et les mois de paix jusqu’à nos
jours. Si l’on additionne les mois durant
lesquels les forces militaires
américaines furent en action – en partant
de la guerre d’indépendance et en
comptant les guerres contre les indiens,
les expéditions punitives en
Amérique latine et en Asie comme les
grandes guerres – on trouve que les
Etats-Unis ont été engagés dans des
opérations de type militaire pendant
les trois quarts de leur histoire, c’està-
dire pendant 1782 mois sur 23403.
En d’autres termes, il faut compter en
moyenne trois années
complètes de guerre pour
une année de paix. Dans
cette comparaison n’entre
pas toute une partie de
l’effort militaire des Etats-Unis pour imposer leur volonté.
Par exemple, elle ne
tient pas compte de certaines
activités comme celles
«des patrouilles permanentes
des canonières
américaines sur le
Yangtsé… de l’embouchure
jusqu’à près de 2000
miles au cœur de la Chine.»4


Armée en tête des dépenses US


Dans ces conditions, il
ne devrait pas être étonnant
de découvrir que les
dépenses militaires ont représenté
le poste le plus
important du budget
fédéral tout au long de
l’histoire des Etats-Unis.
Si l’on omet la période de la seconde
guerre mondiale et de l’après-guerre,
dont les chiffres nous sont bien connus,
une classification des dépenses
fédérales par décennie, de 1800 à
1939, pour l’armée, la marine, les indemnités
et les pensions versées aux
anciens combattants, l’intérêt de la
dette – avant le New Deal, la dette
fédérale couvrait principalement les
dépenses de guerre – montre que, au
cours de chaque décennie, une seule
faisant exception, 54% au moins des
dépenses fédérales étaient consacrés
aux opérations militaires et à leur préparation,
ou au remboursement des
obligations nées des activités militaires
antérieures5. La seule exception
concerne la période de la grande récession
(1930-1939), où ce pourcentage
tomba légèrement au-dessous de
40%. Sur les quatorze décennies considérées,
sept ont vu la part du budget
fédéral consacré à la guerre atteindre
et même dépasser 70%.


Cet intérêt constant porté aux questions
militaires ne fut manifestement
pas inspiré par la crainte d’invasions
barbares. Bien entendu, les Etats-Unis
sont nés et se sont développés dans un
monde où s’affrontaient les intérêts
commerciaux et coloniaux de la France,
de l’Angleterre, de l’Espagne et de
la Russie. Parfois les problèmes liés à
l’autodéfense durent être pris en considération.
En outre, la solution de
conflits internes, comme la guerre civile,
influença fortement le côté militaire
de la vie des Etats-Unis. Cependant,
ces divers éléments s’intègrent
dans le cadre de la construction de
l’empire.


Developper l’empire américain


En effet depuis la période révolutionnaire
et coloniale, l’expansionnisme
économique politique et militaire
des Etats-Unis a toujours eu pour
but la création et le développement
d’un empire américain. Cet expansionnisme
primitif qui nécessitait de
tels investissements militaires comprenait
trois axes essentiels: 1) Implantation
de la nation américaine sur
tout le continent; 2) Contrôle de la région
des Caraïbes; 3) Acquisition
d’une position clef dans l’Océan Pacifique6.


Il faut remarquer que cet expansionnisme
débordait largement le cadre
actuel du territoire continental des
Etats-Unis. la lutte pour le contrôle
des mers, condition indispensable du
commerce international fut, dès
l’avènement des Etats-Unis, un élément
essentiel de leur politique. En
fait, les efforts militaires réalisés pour
intégrer la côte ouest aux Etats-Unis
étaient inspirés, entre autres raisons,
par la volonté de contrôler les ports
nécessaires au commerce avec
l’Asie7. L’expérience ainsi acquise
dès le début de la construction de
l’empire s’avéra des plus utiles quand
les principales nations du monde en
arrivèrent au stade de l’impérialisme.
Plusieurs éléments décisifs et concordants
caractérisèrent à la fin du XIXe
et au début du XXe l’avènement de
cette nouvelle ère:



  1. Le développement important dans les pays développés, de la concentration du pouvoir économique entre les mains d’un petit nombre de géants financiers et industriels, la concurrence entre les groupes d’intérêts persistait mais dorénavant le succès ou l’échec des économies avancées dépendait étroitement de la prospérité des nouvelles entreprises géantes dont le mode de fonctionnement impliquait un contrôle étroit sur les sources de matières premières et sur les marchés internationaux.

  2. Le déclin du monopole mondial de la Grande-Bretagne dans les domaines du commerce et de la banque, l’entrée dans la compétition de nouvelles puissances industrielles comme l’Allemagne, la France, les Etats-Unis et le Japon accéléra le remaniement des relations commerciales en vigueur et la redistribution des marchés.

  3. Les progrès de l’Industrialisation et de la construction navale permirent aux nations concurrentes de constituer chacune une puissance maritime telle que la Grande-Bretagne ne put rester longtemps encore l’unique gardienne des grandes routes maritimes. Comme le remarque Quincy Wright dans l’étude précitée: «Les inventions dans le domaine de la construction navale, et le développement de l’industrialisation mirent un terme à la Pax Britannica»8. Le contrôle des routes maritimes impliquait également la construction de bases militaires où les vaisseaux de guerre pourraient s’approvisionner et être réparés. L’utilisation effective de forces navales importantes impliquait donc la main mise sur des positions stratégiques situées à l’étranger et elle fournissait ainsi les moyens nécessaires à l’extension de l’agression des colonisateurs.

  4. Les débuts de l’ère impérialiste virent les principales puissances se jeter dans la course pour le contrôle des territoires étrangers disponibles. Selon Théodore Ropp, après 1880 «toutes les grandes puissances exceptée l’Autriche-Hongrie… s’adonnèrent… à un expansionnisme colonial effréné et calculé.»9 Parmi les puissances coloniales traditionnelles – Pays-Bas, Portugal, Espagne, Grande-Bretagne, France, Russie – seules les quatre dernières continuèrent à renforcer leurs positions (l’Espagne après avoir perdu Cuba et les Philippines se tourna vers la conquête du Maroc Espagnol). En même temps cinq nouvelles puissances entrèrent dans la course aux colonies: L’Allemagne, l’Italie, la Belgique, le Japon et les Etats-Unis. Ce fut la guerre entre l’Espagne et les Etats-Unis qui fit basculer ces derniers au sein du camp impérialiste. Leur victoire à l’issue de ce conflit et la «pacification» des populations de Cuba et des Philippines qui suivit répondaient à deux impératifs de leurs ambitions expansionnistes: Ils acquirent une position dominante dans la mer des Caraïbes qui leur ouvrait la route de l’Amérique latine, et une base solide dans l’Océan Pacifique qui leur garantissait une participation accrue dans le commerce avec l’Asie.


Des phases isolationnistes?


On peut discerner trois périodes distinctes
dans la construction de l’Empire
américain. Pendant la première,
les Etats-Unis fournissaient au reste
du monde des produits alimentaires,
des matières premières et ils importaient
des capitaux. C’était l’époque
où les intérêts liés au commerce maritime
étaient relativement puissants.
Au cours de la seconde, les U.S.A.
commencèrent à concurrencer les
autres pays industriels dans le domaine
des produits manufacturés et
comme exportateur de capitaux. C’est
à ce moment là qu’un petit nombre de
géants industriels et financiers commencèrent
à dominer la scène économique.
Enfin au cœur de la troisième
période, les Etats-Unis sont devenus
la première puissance du monde capitaliste
et ils ont acquis la première place
dans le domaine de la production
industrielle, des investissements de
capitaux à l’étranger et du commerce.
Parallèlement ils ont acquis le rôle de
banquier du monde et le dollar devint
monnaie de réserve internationale.


Le degré d’énergie et de détermination
avec lequel les U.S.A. poursuivirent
leur stratégie expansionniste a varié selon les époques. Pendant les phases
de transition d’une période à
l’autre, et tant en raison de facteurs internes
qu’externes, on a pu avoir l’impression
que les Etats-Unis poursuivaient
une politique «isolationniste»
et ne cherchaient pas à étendre leur influence
et leur contrôle10. Toutefois il
faut noter qu’ils ne négligèrent jamais
des occasions qui leur permettaient
d’étendre le domaine de leurs affaires
à l’échelle mondiale. Même lorsque
les solutions à apporter aux problèmes
internes retenaient toute l’attention,
comme ce fut le cas pendant le New
Deal
, l’extension des affaires à
l’étranger restait une préoccupation
majeure du gouvernement et des entreprises
privées. Etant donné la structure
de l’économie nord américaine,
le jeu de ses principaux leviers de
commande réaffirmait continuellement
que l’expansionnisme restait la
stratégie dominante. Dans cette perspective,
l’histoire des Etats-Unis depuis
la Deuxième guerre mondiale est
loin de marquer une rupture avec le
passé. Au contraire, on assiste à la
concrétisation à un niveau jamais atteint
de tendances à long terme qui
bénéficièrent du nouveau contexte
créé par la Deuxième guerre mondiale
et y mûrirent très rapidement.


Contenir la révolution


L’accélération brutale de la construction
de l’empire qui suivit la fin
des hostilités et l’évolution de la société
U.S. vers un Etat de militarisme
rampant sont liées à deux phénomènes.
D’une part la volonté de
s’opposer aux pays socialistes, de les
contenir et d’anéantir les mouvements
de libération nationale visant à affranchir
les pays sous-développés de la tutelle
impérialiste. D’autre part l’extension
de la puissance U.S. destinée à
combler les «vides» laissés par le déclin
de l’influence de l’Europe de
l’ouest et du Japon en Asie, en Afrique
et en Amérique latine. Certes la
lutte contre la montée du socialisme
n’est pas un objectif nouveau. La liquidation
de la révolution russe était
l’une des priorités fondamentales des
puissances impérialistes dès 1917. A
cet égard, les réflexions de Thorstein
Veblen sur le Traité de Versailles que
l’on trouve dans sa critique faite en
1920 sur «Les conséquences économiques
de la paix» de Keynes, sont
des plus pertinentes:


«Les événements des derniers mois
tendent à montrer que la disposition
principale et la plus contraignante du
Traité (et du Pacte de la Société des
Nations) est une clause non écrite – à
moins qu’on en trouve quelque trace
dans les archives secrètes de la S.D.N.
ou dans celles des grandes puissances
– par laquelle les gouvernements des
grandes puissances se sont ligués pour
anéantir la Russie soviétique. Hormis
cet accord tacite aucun aspect du traité
ne présente un caractère ferme ou
contraignant. Bien évidemment on ne
trouve pas dans le Traité la moindre
trace de cet accord visant à la destruction
de la Russie des Soviets, mais on
peut dire qu’il a servi de trame à l’ensemble
du texte.»11


Ce n’est pas parce que les Etats-Unis n’adhérèrent pas à la S.D.N,
qu’ils relâchèrent pour autant leurs efforts
pour réprimer les révolutions anti-
impérialistes: En Russie ces efforts
se traduisirent par une intervention armée
et par l’envoi de produits alimentaires
et de fournitures diverses aux
forces anti-bolcheviques. En Hongrie,
par la fermeture des sources d’approvisionnement
alimentaire qui précipita
la chute du gouvernement de Bela
Kun. Certes à cette époque ce n’était
pas la crainte d’une agression soviétique
ou du militarisme hongrois qui
pouvait motiver cette politique. On
n’accordera pas non plus grand crédit
aux explications fondées sur l’idéalisme
politique ou religieux. En fait la
raison fondamentale de ces interventions
est très claire. Il s’agissait de reconquérir
les territoires perdus pour la
libre entreprise et d’empêcher la propagation
à l’Europe de l’Ouest et aux
colonies de cette maladie contagieuse
qu’est la révolution. Il était acquis dès
cette époque, que toute extension de la
révolution affecterait sérieusement la
stabilité et la prospérité des nations
restées dans le camp impérialiste.


Une domination planétaire


Le système économique capitaliste
n’a jamais été limité à un seul pays.
C’est en tant que partie intégrante du
système mondial qu’il naquit, se
développa et prospéra. Karl Marx affirma
même à ce sujet «La tâche spécifique
de la Société bourgeoise est,
au moins dans les grandes lignes,
l’établissement d’un marché mondial
et d’un système de production basé
sur ce marché mondial»12. On pourrait
ajouter que la tâche spécifique de
l’impérialisme consista à remplir ce
cadre et à tisser à l’échelle Internationale
un réseau complexe aussi bien
dans le domaine financier et commercial
que dans celui des investissements.
Il découle de l’existence de ce
réseau que toute restriction des possibilités
d’investissements ou d’affaires
dans une partie du monde réduit plus
ou moins la liberté d’action des entreprises
privées dans le reste du monde.
La défense de la libre entreprise acquiert
dès lors une dimension planétaire.


Depuis longtemps les Etats-Unis ont accepté leur rôle de
garants de la liberté du commerce
et des investissements
dans les autres parties du
monde. Ce n’était pas seulement
les sauvages opposés à
la pénétration colonialiste qui
constituaient un obstacle en ce
sens, mais aussi les vieilles
nations qui entendaient maintenir
les systèmes préférentiels
dans leurs colonies. Le
déclin du colonialisme politique
et la faiblesse des autres
grandes puissances, d’une
part, érigèrent les Etats-Unis
en défenseur du système capitaliste,
d’autre part, offrirent
des facilités et des débouchés
exceptionnels aux entreprises
américaines.


La plus grande machine de guerre de l’histoire


On ne s’étonnera pas dès
lors, qu’étant donné l’ampleur de la
tâche qu’ils s’étaient assignée, les
Etats-Unis aient mis en place sur la
plus grande partie de la terre, pour le
maintien de la paix, la plus grande machine
de guerre que l’histoire ait connue.
L’impérialisme implique nécessairement
le militarisme. Aujourd’hui,
comme toujours, ces deux aspects
d’une même réalité se renforcent
mutuellement. Néanmoins, même
à l’apogée des guerres coloniales,
aucune des puissances impérialistes,
ni même un groupe d’entre elles,
n’entretint une machine de guerre aussi
puissante que celle des Etats-Unis
aujourd’hui et couvrant simultanément
autant de régions du globe. En
1937, quand la course aux armements
était déjà engagée dans la perspective
de la Deuxième guerre mondiale, la
moyenne des dépenses militaires par
habitant engagées par toutes les grandes
puissances, Etats-Unis, Empire
britannique, France, Japon, Allemagne,
Italie, Union Soviétique s’élevait
à 25 $. (C’était alors l’Allemagne qui
détenait le quotient le plus élevé avec
58,82 $ par tête)13. En 1968, cette
moyenne s’élève pour les Etats-Unis à
132 $ aux prix de 1937. Ces dépenses
ne sont dues qu’en partie à la guerre
du Vietnam, car en 1964, année de
«paix» la plus récente pour les Etats-
Unis, elles s’élevaient à 103 $ aux prix
de 193714.


On doit sans aucun doute chercher
dans l’accroissement de la technicité
des armements l’une des raisons de ce
développement colossal des dépenses
militaires. (C’est d’ailleurs grâce à
une technologie de pointe dans le domaine
de l’aéronautique et des missiles
que les Etats-Unis purent couvrir
militairement n’importe quel point de
la terre.) La deuxième cause de ce
développement est bien sûr la puissance
militaire du camp socialiste. [H.
M. écrit cela en 1970] J’aimerais en
suggérer une troisième: L’existence
d’une partie importante de cette énorme
machine militaire (y compris les
forces armées des pays de l’Europe de
l’Ouest) est liée au maintien de réseaux
commerciaux et d’investissements
impérialistes depuis la disparition
du colonialisme classique. L’acquisition
de l’indépendance politique
par les anciennes colonies a stimulé à
l’intérieur de ces nouveaux Etats des
luttes de classes dont l’enjeu est la libération
des tutelles tant économiques
que politiques. Ces nations qui jouissent
d’une indépendance politique
formelle, dépendent toujours étroitement
des métropoles sur le plan économique.
Cela implique, entre autres,
la répartition des forces militaires
U.S. sur tous les points du globe et le
soutien militaire direct aux classes dirigeantes
locales.


Un étroit maillage du globe


Les données exactes concernant la
répartition des unités U.S. à travers le
monde sont tenues secrètes. Cependant,
le général David M. Shoup qui,
avant sa retraite, était à la tête du corps
des Marines et doit donc être à même
de formuler une estimation
proche de la réalité, déclarait
dans un récent article paru
dans The Atlantic: «Nous
maintenons au-delà des mers,
une force de 1517000 Américains
sous l’uniforme, répartis
dans 119 pays. Nous avons
conclu 8 traités avec 48 pays à
qui nous devons apporter une
aide militaire s’ils le demandent
et où, si nous le désirons,
nous pouvons intervenir dans
les affaires intérieures.»15
L’essentiel des forces U.S. à
l’extérieur des Etats-Unis, mis
à part les troupes engagées au
Vietnam, est réparti dans 429
bases principales et dans 2972
bases secondaires. Ces bases
couvrent une superficie de plus
de 10000 km2 dans 30 pays
étrangers, à Hawai et en Alaska16.
Pour compléter cet ensemble
et pour amener à un niveau
militaire adéquat les puissances
impérialistes de second
ordre et les pays du Tiers Monde intégrés
au camp impérialiste, les Etats-
Unis ont mis sur pied un vaste programme
d’aide militaire. Selon une
étude récente:


«Depuis 1945, l’aide militaire U.S.
s’est élevée, en moyenne, à plus de 2
milliards de dollars par an. Elle a atteint
5 milliards au cours de l’année
fiscale 1952 et son niveau le plus bas a
été de 831 millions pendant l’année
fiscale 1956. Le nombre de pays qui
en a bénéficié s’est élevé de 14 en
1950 à 69 en 1963. Globalement, on
peut dire que depuis la Deuxième
guerre mondiale 80 pays ont reçu, au
titre de l’aide militaire, une somme totale
de 50 milliards de dollars. Exception
faite pour 11 pays foncièrement
communistes et pour certains autres
liés étroitement à la Grande-Bretagne
ou à la France, il ne reste que très peu
de nations qui n’aient jamais reçu une
aide militaire quelconque de la part
des Etats-Unis»17.


Les faits relatés ci-dessus sont loin
d’épuiser les fonctions du militarisme
américain sur le plan international. Le
cadre limité de cet exposé ne permettra
que de mentionner les points suivants:



  1. L’extension des ventes d’armement à l’étranger (les ventes constituant une partie importante des surplus exportés au cours des dernières années).

  2. L’extension de l’entraînement de personnels militaires étrangers.

  3. L’utilisation des fonds d’aide économique pour l’entraînement des forces de police locale «contre les manifestations de masse et pour les tâches de contre espionnage».18


Voilà quels sont dans les grandes lignes
les moyens supplémentaires utilisés
pour garantir l’adhésion des nations
du «monde libre» au système de
la libre entreprise et leur loyauté envers
lui en général, et envers les Etats-Unis en particulier.


L’armée dans les pays sousdéveloppés
qui ont acquis leur indépendance
politique y joue souvent un
rôle très particulier. Cela est dû à la
faiblesse relative des groupes sociaux
dominants aspirant au pouvoir: grands
propriétaires fonciers, commerçants,
industriels, financiers qui sont tous
plus ou moins liés à des groupes
d’intérêts de la métropole. Quand
aucun d’entre eux n’a la force et les
moyens de prendre en main les rênes
du pouvoir et d’assurer son hégémonie
sur les autres, l’ordre social est
maintenu grâce à des alliances temporaires
et instables. Dans un tel contexte,
et plus particulièrement encore
lorsque la révolution menace de bouleverser
l’ordre social existant, l’armée
tend à devenir pour les classes
dominantes qui s’opposent le point de
concentration de la lutte pour le pouvoir
ou l’agent essentiel de compromis
politiques. Le cadre étroit de cet
exposé ne permet pas d’étudier en détail
ce rôle spécifique joué par le militarisme
dans les pays sous-développés
et qui, pourrait-on dire, tient lieu d’armature
tenue au système impérialiste
privé des colonies de type classique.
C’est cette armature que soutiennent
et renforcent les pratiques citées plus
haut: Entraînement de forces armées,
«conseillers», programmes d’assistance
militaire de grande envergure,
augmentation de ventes de matériel
militaire américain.


Rôle économique des dépenses militaires


Le militarisme dont la finalité est le
contrôle du reste du monde tend également
à façonner la société américaine.
On peut avoir une idée de l’importance
considérable de cette influence
si l’on étudie les rapports
existant entre les dépenses militaires
et la situation de l’emploi. Au cours
des trois premiers trimestres de 1969,
8 millions trois cent mille personnes
environ occupaient un emploi rentrant
dans le cadre du programme militaire:
3,5 millions dans les services armés,
1,3 million comme fonctionnaires civils
du Ministère de la Défense, 3,5
millions dans la production et le transport
de marchandises achetées par les
services de l’armée19. Parallèlement il
y a aux Etats-Unis au moins 3 millions
sept cent mille chômeurs20.


Imaginons un instant ce qui se passerait
si ces 8 millions trois cent mille
personnes n’étaient pas employées directement
ou indirectement par l’armée.
Cela impliquerait, si aucun reclassement
n’intervenait, une masse
de plus de 12 millions de chômeurs,
soit un taux de chômage de 14,3%. La
dernière fois que les Etats-Unis connurent
un tel taux de chômage, c’était
en 1937. Le pourcentage de la force
de travail en chômage en 1931, la
deuxième année de la grande crise,
n’était pas supérieur de 2% puisqu’il
atteignait 15,9%21.


Jusqu’ici nous n’avons pas encore
pris en considération l’effet multiplicateur.
On a calculé que chaque dollar
dépensé pour la défense nationale faisait
croître le produit national de 1 à
1,4 dollar22. Même si l’on ne retient
que l’estimation la plus basse et si l’on
admet dans notre raisonnement que la
productivité est identique dans les
secteurs militaire et civil, on atteint un
taux de chômage de 24,3% environ en
cas de suppression du budget militaire.
Il est édifiant de comparer ce
taux de chômage avec celui de 24,9%
atteint en 1932 en pleine récession.


Naturellement il est facile de critiquer
une approche du problème aussi
sommaire. Par exemple, l’assurance
chômage, dans une certaine mesure et
pour un laps de temps très court, limiterait
les effets de cette suppression. Il
est concevable d’imaginer qu’une
chute brutale des dépenses militaires,
si elle n’entraînait pas un effondrement
financier, réduirait les taux
d’intérêt et encouragerait ainsi la
construction et divers types d’investissements
étatiques ou municipaux.
Une réduction des impôts engendrerait
un accroissement de la consommation.
Un accroissement des programmes
fédéraux de «Welfare.» ne
resterait pas non plus sans effet. Mais
il n’est pas du tout évident que ces actions
auraient le même impact sur
l’économie que les dépenses de défense.


Spéculation et militarisme


Les économistes sont dans une
grande mesure prisonniers des modèles
abstraits qu’ils conçoivent et ils
ignorent les facteurs stratégiques et
dynamiques qui sont les moteurs de
l’économie. Par exemple, ils ont tendance
à sous-estimer, quand ils ne les
ignorent tout bonnement, les effets
spécifiques de l’inflation permanente
sur la conduite des affaires notamment
en ce qui concerne les augmentations
de stocks et les Investissements
en capital fixe. De plus, ils
négligent presque totalement, ce qui
est encore plus grave, l’influence de la
bourse et de la spéculation foncière
sur les investissements et sur la bonne
marche de l’important commerce des
articles de luxe. L’inflation et la spéculation,
qui vont toujours de pair
avec le militarisme et qui ont été les
facteurs clefs de la prospérité des
U.S.A. après la guerre, sont trop facilement
ignorées par les économistes
qui se permettent de transférer allègrement
des blocs entiers du P.N.B.
d’une catégorie à l’autre, comme si
l’on pouvait, en économie effectuer
de tels transferts aussi simplement que
l’on manipule ses comptes personnels.


L’expérience de la dernière grande
crise reste un défi lancé aux économistes
d’expliquer comment fonctionne
réellement l’économie. Par
exemple rappelons-nous dans quelle
situation étaient les Etats-Unis en
1939 après 10 ans de crise. Les dépenses
individuelles de consommation
avaient atteint un nouveau plafond
(6% au-dessus des chiffres de 1929 en
prix constants). Par contre à cette époque
les sommes investies dans la
construction de locaux industriels et
commerciaux étaient de 42% inférieures
à celles de 1929 et le niveau de la
construction à usage d’habitation était
de 20% inférieur23. Malgré six années
de reprise de la consommation, malgré
l’afflux nouveau des commandes
d’armement en provenance de la
France et de l’Angleterre, l’ensemble
des investissements était encore dans
un état de dépression et plus de 17%
des travailleurs étaient en chômage.


A ce propos, il faut reconnaître que
l’une des caractéristiques majeures
des dépenses colossales effectuées en
matériel militaire dans les années
d’après guerre est qu’elles s’appliquent
aux produits durables et encouragent
donc la demande de machines
et de biens d’équipement. Si l’on additionne
les dépenses en produits durables
faites par le secteur militaire à celles
du même type effectuées par le
secteur privé on trouve que 36% de la
production de biens durables sont
achetés directement par le gouvernement
fédéral ou indirectement par le
gouvernement fédéral24. (Ces chiffres
sont ceux de 1963, donc avant que les
effets de la guerre du Vietnam ne se
fassent sentir). Je pense que c’est là
que réside la fonction essentielle des
dépenses militaires: Elles servent à
maintenir et à élever les niveaux de la
production et de l’emploi.


Les dépenses militaires ont bien sûr
d’autres conséquences qui permettent
d’expliquer les structures et l’ampleur
du développement économique des
Etats-Unis dans les années de l’après-guerre:
le rôle primordial de la recherche
stimulée et financée par les programmes
militaires et spatiaux; le rôle
spécifique joué par les dépenses de défense
dans le développement et la
prospérité des entreprises géantes industrielles
et financières; le soutien
apporté au dollar par la puissance militaire
U.S. pour qu’il soit reconnu comme
monnaie internationale25; la facilité
avec laquelle les commandes de l’armée
peuvent être lancées dans l’économie,
agissant sur le secteur privé
comme des injections d’adrénaline.


On peut conclure en fin de compte
que les théories économiques et les
analyses qui négligent de tenir compte
dans leurs développements de l’impérialisme
et du militarisme sont bien
loin de traduire la réalité du monde
contemporain. Il serait même plus juste
de dire qu’elles travestissent la vérité
sur les grands problèmes et les menaces
qui pèsent sur la deuxième moitié
du XXe siècle.


«Propriété privée fondée sur le travail
du petit patron, libre concurrence,
démocratie: tous ces slogans dont les
capitalistes et leur presse se servent
pour tromper les ouvriers et les paysans
sont depuis longtemps dépassés.
Le capitalisme s’est transformé en un
système universel d’oppression coloniale
et d’asphyxie financière de l’immense
majorité de la population du
globe par une poignée de «pays avancés».26


* Editeur de la Montly Review, New-York et auteur de
plusieurs livres sur l’impérialisme.


Cet article a été publié pour la première fois en
français il y a trente ans, en 1971, dans la revue
«Critiques de l’Economie Politique», devenu introuvable,
il est d’une brûlante actualité.





  1. Rosa Luxemburg, L’accumulation du Capital.

  2. Quincy Wright, A Study of War, Chicago, 1942, vol.1, p. 236.

  3. Calculé d’après un tableau de Lawrence Dennins dans: Operational Thinking for Survival. Colorado Springs, 1969, appendix II.

  4. Bureau de l’espionnage naval: The United States Navy as an Industrial Asset, Washington, D.C., 1923, p. 4

  5. Calculé à partir de données fournies dans Historical Statistics of the United States, Colonial Times to 1957, Washington, D.C., 1961. pp. 718-719.

  6. Richard W. Van Aistyne, The Rising American Empire, Chicago, 1965.

  7. Ibid., chap. 5, Manifest Destiny and Empire, 1820-1870.

  8. Quincy Wright, op. cit., vol. l, p. 299.

  9. Theodore Ropp, War in the Modern World, New York, 1962, p. 206.

  10. L’isolationnisme était d’ordinaire plus apparent que réel. Voir de William Appleman Williams: The Tragedy of American Diplomacy, New York, 1962, chap. 4, «The Legend of Isolationnism»

  11. Thorstein Veblen: The Economic Consequences of the Peace Essays in Our Changing Order, New York, 1934, p. 464.

  12. D’une Iettre de Marx à Engels: 8 octobre 1858. Tirée de la correspondance entre Karl Marx et Friedrich Engels 1846-1895, New York, 1934,p. 117.

  13. Quincy Wright, op. cit., vol. l, pp. 670-671.

  14. Les dépenses militaires concernent les achats de biens et services pour la «défense nationale» et la «recherche spatiale et technologique» tels qu’ils sont estimés dans le Produit National Brut. Les données de 1964 et de 1968 sont reportées dans Survey of Current Business, juillet 68 et juillet 69. Les corrections pour les changements de prix ont été faites en utilisant les déflateurs implicites de prix pour les dépenses fédérales de biens et services, tels qu’ils apparaissent dans The Economic Report of the President, janvier 1969.

  15. Général David M. Shoup: «The New American Militarism», The Atlantic, avril 1969. Le chiffre de 119 pays parait trop important. Le Général Shoup comptait probablement les bases établies sur les îles comme pays séparés. Nous pensons que les forces armées U.S. pour les base de personnel, la gestion de l’assistance militaire et l’entraînement d’officiers étrangers couvrent 70 à 80 pays.

  16. New York Times, 9 avril 1969.

  17. George Thayer: The War Business, The International Trade in Armements. New York, 1969, pp. 37-38. C’est un relevé de données présentées dans Military Assistance Facts, 1er mal 1966, actualisé pour l’année fiscale 1968.

  18. a) et b) voir John Dunn: Military Aid and Military Elites: The political potential of American Trailling and Technical Assistance Programs – Thèse non publiée- Université de Princeton, 1961. c) voir Edwin Lieuwen: The United States and The Challenge to Security in Latin America, Ohio, 1966, p. 16.

  19. Données concernant les services armés et l’emploi civil du Département de la Défense, tirées de «Defense Indicators» (Bureau du recensement), novembre 69. L’estimation du nombre de travailleurs employés par l’Industrie privée pour la production militaire est basée sur une étude de Richard P. Oliver: «The employment Effect of Defense Expenditures» – Monthly Labor Review, septembre 67. Mr. Oliver estime que 2,972 millions de travailleurs employés par l’industrie privée pour l’année fiscale se terminant le 30 juin 1967, proviennent des dépenses du Département de la Défense. Nous actualisons cette estimation 1) en admettant que la productivité n’a pas augmenté ou qu’il n’y a pas eu de changement important dans la composition de la production depuis l’année fiscale 1967; 2) en utilisant les chiffres concernant les dépenses des 3 premiers trimestres de 1969; 3) en ajoutant les dépenses pour la recherche spatiale et la technologie et la moitié des dépenses de la Commission à l’Energie Atomique: ces dépenses ont été exclues dans l’estimation de Mr. Oliver; 4) en opérant un ajustement pour la hausse des prix des deux dernières années. Le chiffre final de 3,5 millions représente donc une estimation large, mais la marge d’erreur n’est pas telle qu’elle puisse remettre en cause notre analyse.
  20. Basé sur des données de Employment and Earnings (Bureau de statistiques du Travail) janvier à novembre 1969. L’estimation de 3.7 millions représente la masse des chômeurs à plein temps plus l’équivalent en plein temps de ceux qui travaillaient involontairement moins d’une semaine pleine. Cette estimation ne tient pas compte des chômeurs qui ne sont pas comptés dans l’étude gouvernementale.

  21. Economic Report of the President, janvier 1969, Washington, D.C., 1969.
  22. Agence U.S. pour le désarmement et le contrôle des armements, Economic Impacts of Disarmament, Washington, D.C., 1962.
  23. Economic Report of the President, p. 228.
  24. Calculé à partir de tables dans «Input-Output structure of the U.S. Economy» -1963 ; Survey of Current Business – novembre 1969. On a utilisé le pourcentage d’output direct et indirect imputable à a) la formation brute de capital fixe privé et b) aux dépenses gouvernementales fédérales. Ces pourcentages étaient appliqués au produit brut de chaque industrie de biens durables. On estime généralement que 85% des dépenses fédérales gouvernementales vont au secteur militaire. Le chiffre est probablement plus élevé pour les industries de biens durables seules.

  25. Etant donné l’insuffisance des réserves U.S. d’or, le dollar U.S. peut servir de monnaie internationale tant que les banques étrangères veulent conserver des balances en dollars créditrices aux U.S.A. en tant que substitut à des paiements en or. Il est intéressant de noter que le précédent Sous-Secrétaire du Trésor pour les Affaires Monétaires Robert Roosa considère la force militaire des U.S.A. comme un facteur de maintien du système monétaire international actuel: «D’ailleurs, la stabilité politique et l’énorme force politique et économique des U.S.A. ont aussi renforcé le désir de conserver des balances ici plus que partout ailleurs». (Robert v. Roosa, Monetary Reform for the World Economy, New York, 1965, p. 9).

  26. Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.