« La nouvelle croisade des enfants »
« La nouvelle croisade des enfants »
En souvenir de Kurt Vonnegut et de Slaugtherhouse-Five
De nombreux livres ont critiqué
et critiquent encore la barbarie de ceux qui bombardent nos
cités, celles de nos pères et de nos enfants. Et beaucoup
dautres ont été écrits pour dénoncer
la barbarie des guerres. Une grande partie de la littérature
antimilitariste ou pacifiste européenne et
nord-américaine du 20e siècle sen est
inspirée. Mais cet esprit critique semble saffaiblir
lorsquil sagit de considérer les bombardements
perpétrés par les nôtres, au nom de la
Liberté et de la Démocratie, sur des villes comme Dresde,
Tokyo, Hiroshima ou Bagdad. Que dire en outre de la production
cinématographique, tout particulièrement
états-unienne, relative à la Seconde guerre mondiale ?
Toutefois, aujourdhui encore, écrire sur les horreurs de
bombardements perpétrés par les nôtres [
]
signifie affronter une objection récurrente:
« faire le jeu du nazisme; oublier la barbarie de
lHolocauste; pratiquer un pacifisme mal
digéré ». Le patriotisme ou la politique
dalliance semble devoir prévaloir ainsi sur
lanti-bellicisme, la conscience politique commandant de faire
taire la conscience morale.
Pacifisme véritable ou pacifisme de circonstance
Le pacifisme véritable ne commence-il pas cependant par la
dénonciation des barbaries commises par les nôtres contre
les populations civiles des autres ? Dénoncer les
horreurs de la guerre uniquement lorsquelle nous touche ne
serait-ce pas alors pratiquer un pacifisme accidentel ou
instrumental ? Car la substance du pacifisme, cest
précisément de ne pas vouloir tuer, et par extension, de
ne pas vouloir massacrer ou annihiler les plus faibles de lautre
bord, si mauvais soient les régimes politiques contre lesquels
on se bat.
Sil est assez aisé de comprendre cette
argumentation, agir (ou écrire) en conséquence se
révèle particulièrement difficile. En effet, les
pouvoirs dominant ont sans cesse réprimé les mouvements
pacifistes et antimilitaristes. De plus, certaines circonstances
extrêmes, notamment le bombardement des villes, activent le
terrible mécanisme ancestral dauto-justification
légitimant les actions de notre gouvernement face à
lennemi, même si cet ennemi est formé de
non-combattants et de civils sans armes. A cela sajoute
linstrumentalisation toujours plus patentes des grands mots de
notre tradition humaniste : liberté, démocratie,
libéralisme, socialisme. Le mal moral est fait, auquel
socialement fait suite le silence. Peu nombreux sont donc ceux qui
savisent à élever la voix contre la barbarie de
ceux que nous considérons comme les nôtres. Ainsi,
sapplique généralement la loi selon laquelle le
nombre des protestataires opposés aux guerres
perpétrées par les leurs, ne commence à
croître quaprès larrivée, depuis les
villes bombardées, des cadavres de leurs frères et de
leurs fils.
Kurt Vonnegut : un excentrique au nom du pacifisme véritable
Les « rares individus » qui se sont
avisés à élever la voix et à
dénoncer leurs gouvernements ont été
qualifiés d«excentriques». Parfois, au fil du
temps, et après avoir modéré leur discours, ils
ont été récompensés de leur audace
passée, alors que les décideurs préparaient la
prochaine barbarie belliciste. Ainsi vont les choses.
Je le signale pour rendre hommage à un
écrivain nord-américain, mort il y a quelques mois, et
qui a eu la chance morale, disons-le ainsi, davoir
été, durant au moins quarante ans, lun de ces
« excentriques », tout en étant
lauteur préféré de plusieurs
générations de jeunes : Kurt Vonnegut. Aux
Etats-Unis, Vonnegut a été lidole de plusieurs
générations duniversitaires ; depuis la fin des
années 1960 son uvre était devenue une lecture
recommandée par les enseignants (pas tous, évidemment).
En Espagne [comme en France ou en Suisse, NDT], sa fortune a
été sans doute inégale, entre autres raisons,
à cause du cloisonnement étanche des connaissances
universitaires : hors des départements de philologie
anglaise, les étudiant·e·s ont ignoré (et
ignorent encore) son existence. Au sein des mouvements antimilitaristes
et pacifistes, son uvre na pas eu un grand écho ;
par contre, il a été (et il reste) lun des
écrivains les plus appréciés de la science-fiction
et de la littérature davant-garde.
Je nentends pas ici parler des vertus
littéraires de Vonnegut, largement analysées,
après sa mort survenue en avril 2007, par les rares grands
écrivains du monde littéraire nord-américain et
européen. En Méditerranée, elles étaient
connues depuis longtemps. En revanche, jaimerais revenir sur les
impressions que la lecture de « Labattoir cinq, ou
la croisade des enfants : farandole dun bidasse avec la
mort », cest-à-dire son uvre la plus
connue, quarante ans après sa publication, ont suscité
chez moi. Eloge minimal et tardif, car il se fonde sur une autocritique
aux tenants du pacifisme véritable. Pourquoi celles et ceux
engagés dans le mouvement antimilitariste et pacifiste
ont-ils lu si tardivement ici, lorsque ils lont lu,
Slaughterhouse-Five, une uvre pourtant déterminante pour
qualifier le pacifisme dans la seconde moitié du 20e
siècle ?
Le bombardement de Dresde en 1945 Si javais été Allemand
En 1966, Vonnegut écrit une introduction à la seconde
édition de son ouvrage, intitulée Mother Night [Nuit
noire. Paris, Seuil, 1976], basée sur litinéraire
de lécrivain nord-américain Howard Campbell,
propagandiste du régime nazi. Lauteur y narre son
expérience à Dresde durant la Seconde guerre mondiale.
Après avoir été capturé avec dautres
soldats nord-américains par les Allemands, il y est
employé dans une fabrique de sirop de malt pour femmes enceintes
installée dans un ancien abattoir. Les Allemands et les
Nord-Américains appèlent ce lieu
« labattoir cinq ». Doù
le titre de son ouvrage. Le 13 février 1945, dans cet abattoir,
transformé en camp de travail pour prisonniers de guerre,
Vonnegut vit le bombardement de Dresde par les forces aériennes
américaines et britanniques. Il décrit cette
« tempête de feu » que ni ses
compagnons ni lui narrivent à lobserver,
précisément parce quils se trouvent alors dans une
chambre froide située dans les caves de labattoir
[
].
Aux Etats-Unis, depuis la fin de la guerre, on avait
à peine parlé du bombardement de Dresde et le moment
paraissait dautant moins opportun que la nation se
préparait à se fourrer dans le guêpier vietnamien.
La guerre du Vietnam : un nouvel Abattoir 5
En 1969, Vonnegut revient sur cet événement avec plus
dattention lors de la première édition de
Slaughterhouse–Five [Abattoir cinq ou La Croisade des enfants :
farandole dun bidasse avec la mort, Paris, Seuil, 1971].
[
] Avec ce livre, Vonnegut écrit un récit
profondément anti-belliciste centré sur
lexpérience des hommes durant la guerre [
].
Ce roman combine fiction et réalité
vécue, réflexion et critique. La configuration du
récit et le profond humour noir qui le traverse rappellent par
certains aspects la forme narrative adoptée par Arno Schmidt
dans Die Gelehrtenrepublik [La république des savants, Paris,
Julliard, 1964, qui évoque un superbe et parodique lieu de
communauté des artistes et des savants parqués pour une
problématique survie sur une île artificielle par les
gouvernants du monde, NDT], un récit aussi singulier que celui
de Vonnegut, publié douze ans auparavant en Allemagne.
[
] Alors quen 1957, Die Gelehrtenrepublik est
diffusé en Allemagne comme un exercice littéraire
parodique voire pornographique davant-garde, Slaughterhouse-Five
devient en 1969 un livre-culte de la contre-culture
nord-américaine post-soixante-huitarde.
[
] Car pour les jeunes qui manifestaient
alors dans les villes des USA contre la politique de Lyndon B. Johnson
et Richard Nixon, labattoir (et le massacre) de Dresde
ignoré ou occulté durant des années
acquérait alors un caractère symbolique. Il devenait en
effet un antécédent incommode de la guerre que les
dominants présentaient comme la nouvelle croisade conduite au
nom de la Liberté [
].
«Il ny a rien dintelligent à dire sur une tuerie »
A la fin des années 1960, on a beaucoup écrit aux USA sur
la guerre du Vietnam et ses désastres. Mais si
Slaughter-house–Five est devenu une uvre culte, ce nest
pas tant parce que ce récit sinscrivait dans la
protestation anti-guerre ambiante, que parce que Vonnegut avait
trouvé une nouvelle forme narrative. Il racontait sans
pérorer, ni pontifier, ironisant dès le début sur
son propre « petit livre
dégoûtant » et se présentant
lui-même comme un « trafiquant de moments
dapothéose et démotion ».
[
]
Notons quà la différence des
récits de guerre, Vonnegut ne fait pas une description
détaillée du bombardement ; il ne prétend par
ailleurs pas donner une vision contextualisée ou historique de
ce dernier. En ce sens, Slaughter-house–Five nest pas un
récit tolstoïen. De fait, ce nest quà
la fin du roman que lauteur traite brièvement du terrible
massacre perpétré à Dresde, parce que, soutient-il
tout au long de luvre, « il ny a rien
dintelligent à dire sur une tuerie ; à peine ce
que disent les oiseaux : cui-cui ». Du bombardement
lui-même, il est question fragmentairement, de manière
quasi télégraphique, tout au long de luvre,
par morceaux, en jouant avec le temps, entre le souvenir et la
réflexion, comme si on passait le même film plusieurs
fois, dabord en arrière [71], puis en avant.
Une fois laspect principal introduit,
Vonnegut joue constamment avec la discontinuité temporelle,
comme si quelquun manipulait les horloges. Perçu comme
« hors du temps », Billy Pilgrim,
protagoniste de luvre, se déplace ainsi entre une
époque et une autre, entre la Seconde guerre mondiale, les
années 1960 et un futur parfois indéterminé,
parfois déterminé. Il vit donc alternativement plusieurs
vies, lune au front, dans les hôpitaux quil a
fréquentés dans les moments décisifs de sa vie, et
dans ses maisons nord-américaines davant et
daprès la guerre mondiale, enfin sur la planète
Tralfamadore, où il serait arrivé après avoir
été capturé par une soucoupe volante. La
dissolution du temps, la présentation fragmentée des
événements, et surtout les épisodes
intercalés sur Tralfamadore une planète
imaginaire qui traverse luvre de Vonnegut, dès son
premier livre Player Piano (1952) contribuent à
dédramatiser lhistoire de Dresde et donnent à
luvre un aspect comique.
Cette forme de récit qui
séloigne, dès le début, du réalisme
de la nouvelle anti-guerre traditionnelle, combine divers
éléments qui renforcent alternativement lintention
sérieuse, ironique ou parodique de lauteur : la
non-contemporanéité de personnages qui vivent
simultanément à la même époque ; la
réflexion sur la trivialité et labsurde des
grandes paroles par lesquelles les dominants attisent le patriotisme
des enfants, fatigués, faméliques, mal-vêtus ; le
jeu verbal sur lapparente folie de lhomme qui
connaît lessentiel du désastre, parce
quà la différence de ceux qui ne veulent pas
écouter, il était là au moment des
événements. Ce « y avoir
été » (à Dresde, en 1945) est
essentiel dans le récit de Vonnegut, parce quau lieu
dapparaître comme un argument dautorité, il
se présente comme quelque chose qui produit sur les autres, qui
ignorent ce qui sest passé ou ne veulent pas savoir la
vérité, une réaction pareille à celle
produite chez les amis du protagoniste par lhistoire
parallèle de son enlèvement et de son voyage vers la
planète Tralfamadore.
Monde en guerre ou monde en paix
La combinaison des éléments cités conduit à
une série de trouvailles toutes intéressantes du point de
vue formel. Premièrement, elle permet de comparer le
récit principal lhistoire du groupe de soldats
nord-américains, dont Billy Pilgrim fait partie, capturé
durant la Seconde guerre mondiale par les Allemands et envoyé
à labattoir de Dresde avec des allusions
brèves, toujours ironiques ou satiriques, à ce qua
été leur vie antérieure et à ce que sera
leur existence après la guerre. Deuxièmement, elle permet
de confronter sur une seule page le souvenir du bombardement de Dresde
et la description parodique du discours de ces
énergumènes qui, en 1968, prétendaient bombarder
tant et si bien le Nord-Vietnam quil finisse par revenir
à lâge de la pierre. [
]
Cette combinaison déléments
racontés, de distanciation et de réflexions, ainsi que
ladoption de procédés propres à la
littérature de science-fiction (qui nétaient alors
pas habituels dans la « grande
littérature » canonique) va cependant bien
au-delà. Elle inscrit luvre de Vonnegut dans le
futur narratif de la génération contre-culturelle du
« No future ». [
] Ainsi, ce
procédé littéraire emprunté à la
science-fiction permet à son auteur débaucher un
personnage anti-belliciste très original.
Effectivement, Billy Pilgrim et ses compagnons
peuvent rappeler au lecteur·trice, à certains moments
(surtout dans les pages où ils apparaissent comme des
combattants qui se sont rendus à lennemi durant la
Seconde guerre mondiale, parce quils « voulaient,
si cétait possible, continuer à
vivre ») lattitude du « brave
soldat » Schweik, sensément stupide qui,
obéissant aux ordres de ses supérieurs, finit par
emprunter constamment le chemin opposé aux ordres reçus.
Cette nature « hors du temps »,
attribuée à Billy Pilgrim, permet dintroduire en
outre un jeu dialogique (monde en guerre-monde en paix-Tralfamadore)
que lon ne trouve pourtant pas dans la nouvelle, plus classique,
de Jaroslav Hasek [Le brave soldat Schwik, 1923, NDT], ni même
dans le dialectique Schweik, lanti-héros des derniers
recours imaginé par le dramaturge Bertolt Brecht [Schweik dans
la Seconde guerre mondiale, 1943].
Le futur narratif de la génération No future !
Dans le récit, Vonnegut a suggéré une autre piste
intéressante concernant son propre modèle narratif. A un
moment déterminé du récit, le capitaine
dinfanterie Eliot Rosewater qui occupe le grabat voisin
de celui de Billy Pilgrim et lintroduit aux mystères de
la science-fiction, considérant que celle-ci « est
dune grande aide dans lessai de se refaire
eux-mêmes et de refaire lunivers entier »
lui parle dun livre, qui ne relève pas de la
science-fiction, un livre dans lequel, à son avis,
« se trouve tout ce que lon peut savoir sur la
vie » : il sagit des Frères
Karamazov. Eliot Rosewater ajoute immédiatement :
« Mais ce nest pas suffisant ».
Si le livre de Dostoievsky nest pas
suffisant, lequel le sera alors ? Comment raconter, dans cette
optique, la destruction de Dresde, la plus belle ville quait
jamais connue ce groupe de Nord-Américains, une ville ouverte,
sans industrie de guerre et sans concentration importante de
troupes ? Cette question a sans doute poussé Vonnegut
à donner à Slaughterhouse-Five sa forme définitive.
Comme Arno Schmidt, Stanislaw Lem
et quelques (rares) autres écrivains européens et
nord-américains qui, dans les années 1950-1960, ont eu
recours à la science-fiction pour innover la forme du
récit, Vonnegut se rit des histoires narrées par la
science-fiction dite canonique. Il utilise les souvenirs du futur et
lhistoire fantastique de la planète Tralfamadore pour
prospecter dautres chemins, à partir desquels la grande
littérature démodée, surtout le récit
traditionnel du drame et de la tragédie humaine, nest
plus suffisant pour décrire Dresde et surtout ce qui a
été caché sur les bombardements de cette ville.
Dans la forme narrative traditionnelle, on ne peut guère
exprimer aux contemporains que le « cui-cui »
des petits oiseaux. Un discours nouveau, pareil à celui qui
sest imposé dans les livres de la planète
imaginée, paraît essentiel : « la
profondeur de nombreux moments vus tous en même
temps ».
Ce discours peut être porté par un
personnage qui vit halluciné entre le rêve, la fantaisie
et la morphine. Un acteur qui se sait mort, qui connaît le lieu,
le moment et la cause de son propre décès et qui,
dès lors, bâtit ses souvenirs (pour les autres) en passant
sans transition dun moment à lautre de sa vie. Aux
yeux de la majorité des humains contemporains qui ont quelques
pouvoirs (sur la vie des autres, dans lAcadémie, ou dans
la vieillesse), Billy Pilgrim passe pour un homme ridicule, un
personnage comique, qui a des troubles de langage, qui sait seulement
se faire lécho des dernières paroles
prononcées par son interlocuteur, ou peut-être pour un fou.
Vonnegut a manié très bien les temps
de son récit pour suggérer au lecteur, par exemple, que
la réaction de lérudit, disposé à
écrire sur Dresde, face à ce « jy
étais » de Billy Pilgrim, est finalement
très semblable à la réaction du parent qui
écoute le protagoniste raconter lhistoire de son
enlèvement et de son transfert à Tralfamadore, la
planète imaginaire. Pour le normopathe quotidien, érudit
ou parent du protagoniste, ce fabulateur de Tralfamadore et
lhomme ridicule ayant survécu à ce bombardement
dont on ne veut pas parler finissent par être le même genre
de malade mental.
Mais il est clair depuis le début de la
nouvelle que, comme dans LEloge de la folie dErasme, le
comique de Slaughterhouse-Five pointe des vérités
très sérieuses : linfantilisation de
lêtre humain dans la guerre et la peur du vainqueur de se
souvenir de sa propre barbarie. Lintroduction aux avatars de
Billy Pilgrim sur Tralfamadore est dans cette optique plus quun
clin dil aux histoires de science-fiction, alors en
vogue ; elle symbolise merveilleusement la réflexion du libre
penseur de type nouveau qui a capté la véracité du
jeune contre-culturel répétant qu« il
ny a pas de futur » (sur cette terre) et qui
ironise en même temps sur linfatuation des technocrates
qui prédisent le « saut dans le
cosmos ».
Pessimisme de la raison et optimisme de la volonté
Le recours intelligent à un cliché de la science-fiction,
représenté dans ce cas-ci par Tralfamadore, revêt
ainsi un sens qui nest pas seulement comique ou
dédramatisant. Le récit vise, dune part, la
récupération de la totalité perdue depuis
linévitable fragmentation des souvenirs de
lêtre humain et réintroduit, dautre part, un
certain optimisme de la volonté face à ce « No
future ». Ce dernier requiert une certaine argumentation
parce que, connaissant son évolution, une partie de la critique
a présenté Vonnegut comme un pessimiste cosmique et
chronique dans la mesure où il a également
été un créateur dutopies négatives.
Je ne le vois pas ainsi.
Dans Slaughterhouse-Five, Vonnegut nous dit
quil est ingénu de penser que lêtre humain
trouvera le futur qui nexiste plus sur cette terre, en sautant
dans le cosmos. En fin de compte, la leçon que Billy Pilgrim a
appris des habitants de Tralfamadore, cest que
« tout est parfait et tout le monde doit faire exactement
ce quil fait », maximes que nous connaissons bien
aujourdhui. Cependant, la parodie du « tout est
bien » est renforcée par des formules comme
« cétait ainsi »,
« ce fut ainsi », « ce doit
être ainsi », par lesquelles Vonnegut clôt
chaque paragraphe où un drame est décrit. Cette
ritournelle laisse ouverte linterrogation sur les
possibles : et si les choses ne sétaient pas
passées ainsi, et si, quoi quil en soit, elles se
présentaient ainsi dans le future, sagissant de choses
sur lesquelles les nôtres ne veulent pas discourir et sur
lesquelles il nous coûte tant de parler, pouvons-nous alors aller
un peu plus loin que le « cui-cui » du petit
oiseau qui parle à Billy Pilgrim dans le paragraphe final de
luvre.
Il est certain que, dans ses récits, Vonnegut
a su tourner au ridicule jusquà la parodie. [
]
Cependant pour demeurer un « excentrique »
pendant plus de 40 ans et réitérer constamment la
critique des puissants qui envoient les faibles à la guerre
et Vonnegut le fit jusque dans sa vieillesse, lors des
bombardements et de linvasion de lIrak il
fallait un fond doptimisme de la volonté qui nest
pas étranger à son sempiternel rire face à ce
quil nommait lopéra-bouffe que supposent les
guerres [La critique acide contre la politique belliciste de
ladministration Bush est très présente dans la
dernière uvre rédigée après que Kurt
Vonnegut ait annoncé quil cessait décrire:
Un homme sans patrie, Paris, Denoël, 2006, NDT]. [
]
Le message humoristique de Vonnegut face à
lapocalypse pourrait bien avoir été écrit
sérieusement. Divers survivants de la shoah lont fait
sous forme dautobiographies ou de nouvelles. Là où
celui-ci met de lhumour, ceux-là posent des adjectifs
datés et précieux qui nous émeuvent ; où
celui-ci saute à Tralfamadore, ceux-là incluent les
souvenir dune enfance où ils ne pouvaient même pas
imaginer la dimension de la barbarie quils allaient vivre ;
alors que celui-ci recourt au murmure du
« cui-cui », ceux-là réclament
le silence. La forme change, mais la leçon morale face à
la barbarie nest-elle pas semblable ? Nest-ce pas
aussi la leçon que lon peut trouver dans le Candide de
Voltaire ou dans les récits de Mark Twain, des uvres que
Vonnegut a reconnues comme source permanente
dinspiration ? Ton Wolfe la bien dit :
« Comme écrivain, Kurt Vonnegut a été
lêtre le plus proche de Voltaire que nous autres,
Américains, ayons eu ». Une nouvelle chandelle
alors pour la vieille lumière dune raison qui se sait
face au Mercredi des cendres [jour de pénitence qui marque le
début du carême pour les catholiques, NDT].
Ce qui nous a peut-être tant
dérouté chez Vonnegut, la raison de cet éloge
tardif au nom du pacifisme et de lantimilitarisme
véritables, il faut la chercher là
précisément, dans ce que suppose ce changement de forme
quil proposait en 1969. Tralfamadore et Billy Pilgrim ne nous
intéressaient pas, ou alors nous navions pas de temps
pour eux, parce que nous pensions naïvement que lon ne
pouvait écrire sérieusement que sur les choses
sérieuses. En allant ici aux mêmes manifestations contre
la guerre que celles où allait Vonnegut à Washington,
nous ne nous imaginions pas que sa parodie de la
« Croisade des enfants » pouvait ouvrir les
yeux des « nôtres » ; tout comme les
avait ouverts la contemplation des yeux de cet autre optimiste
sérieux de la volonté, mort dans une vallée
bolivienne en prédisant non un, mais de nombreux Vietnam. Du
bombardement de Dresde en 1945, nous ne savions rien
Francisco Fernandez Buey *
* Philosophe espagnol né à Palencia en 1943,
expulsé de luniversité pour ses activités
antifranquistes dans les années 60, il y revient dans les
années 70
En 1984, il fonde un centre pour
létude de la paix et du désarmement à
luniversité de Valladolid. Il donne des cours de
philosophie politique, notamment sur léthique pratique et
lhistoire des utopies, à lUniversité Pompeu
Fabra de Barcelone. Il a été membre du PSUC (Parti
communiste de Catalogne) de 1963 à 1978. Ses
intérêts portent tout particulièrement sur la veine
libertaire du marxisme, la dynamique du mouvement altermondialiste et
les liens entre écologie et socialisme. Parmi ses articles
récents en français : « En paix avec
la nature : éthique politique et
écologie », in : M. Löwy et J.-M.
Harribey, sous la dir. de, Capital contre nature, Paris, PUF, 2003.
Trad. de lespagnol par H.-P. Renk.
Intertitres de la rédaction