Genève au temps de Calvin: Théocratie ou dictature d'une bourgeoisie immature?

Genève au temps de Calvin: Théocratie ou dictature d’une bourgeoisie immature?

Jean Calvin est né le 10
juillet 1509, à Noyon en Picardie. Par son père Girard,
il descend d’une lignée de mariniers sur l’Oise,
promus artisans depuis une à deux générations. Par
sa mère, Jeanne Le Franc, fille d’un hôtelier
fortuné, membre du Conseil de la ville, il appartient à
une bourgeoisie plus aisée. Le mariage de son père, qui a
mené une brillante carrière d’homme de loi, sous la
protection des évêques Charles, puis Jean de Hangst,
consacre l’ascension sociale des Cauvin – leur
véritable nom – reçus bourgeois de Noyon en 1497.
Cependant, la mère de Jean meurt en 1515, alors qu’il
n’est âgé que de six ans, et son père se
remarie assez vite. Il n’a ainsi pas manqué
d’historiens pour expliquer le destin ultérieur du
réformateur par le besoin de dépasser l’angoisse
insupportable de cette perte. Pourtant, il est sans doute plus
éclairant de réfléchir au contexte historique
exceptionnel dans lequel grandit Calvin.

Noyon au cœur de la « première mondialisation »

Noyon, la petite ville picarde des Cauvin, est dominée par une
bourgeoisie très ancienne. Dès 1027, celle-ci s’est
débarrassée de son châtelain, et moins d’un
siècle plus tard, elle a conquis la première charte du
royaume, ce qui lui permet d’administrer ses affaires et de
rendre la justice. Cette cité connaît une longue
période d’essor à compter du milieu du 15e
siècle, due au dynamisme des marchés des
céréales et du drap, en lien avec les villes voisines et
la capitale (située à une centaine de kilomètres
au Sud-Ouest). Mais surtout, Noyon se trouve sur la route de Paris
à Anvers, aux premières loges de la révolution
commerciale qui ébranle l’Europe occidentale à
l’ère des Grandes Découvertes.

    Cette première étape de la
« mondialisation » est dominée par la
formidable ascension d’Anvers (à moins de 300
kilomètres au Nord-Est), nouveau centre névralgique
d’un Vieux Continent à la conquête de
l’Afrique, de l’Amérique et des marchés
asiatiques. Elle offre alors un point de rencontre au
« roi de Lisbonne, maître des épices, et
[aux] marchands de la Haute-Allemagne, maîtres du métal
blanc », avant de devenir le principal
débouché de l’argent d’Amérique,
stimulant en retour les économies de la Baltique, des Pays-Bas,
d’Allemagne, d’Angleterre et de France, puis de
développer l’une des plus puissantes industries textiles
d’Europe.1

    Pourtant, le 16e siècle est une
période d’inquiétude exacerbée.
L’inflation rogne les salaires et les rentes. Les
inégalités se creusent et attisent les conflits sociaux,
la misère et le déracinement des uns contrastant avec
l’enrichissement et le luxe tapageurs des autres. Le diable et
les démons suscitent un effroi redoublé qui justifie la
lutte des pouvoirs publics contre la sorcellerie. La guerre, les
épidémies et le démembrement des
solidarités anciennes rendent le spectre de la
« mort de soi » plus angoissant à des
sociétés où l’individualisme progresse,
porté par une bourgeoisie urbaine conquérante aux
relations marchandes toujours plus denses, plus étendues, mais
aussi plus incertaines. Pour Erich Fromm, c’est ce
« sentiment d’isolement impuissant et de
doute » qui va pousser les classes moyennes vers la
Réforme.2

    Le salut « par les
œuvres » n’est plus assuré. Un
renouveau de la pensée chrétienne fait en effet
dépendre de plus en plus le salut de la seule grâce de
Dieu. Il faut donc trouver d’autres voies pour échapper
à l’enfer ou réduire son temps de purgatoire, par
exemple prévoir des messes par testament ou obtenir des
indulgences de Rome 3, ce qui nourrit une
« comptabilité de
l’au-delà ». Mais Dieu n’est pas un
marchand, comme le dira Calvin dans le 93e sermon sur
l’épître à Tite : il est le seul
à prédestiner souverainement et de toute
éternité le salut ou la damnation des âmes.

    Pour Engels, cette inflexion théologique traduit l’esprit naissant du capitalisme : « dans
le monde commercial de la concurrence, le succès et
l’insuccès ne dépendent ni de
l’activité, ni de l’habilité de
l’homme, mais de circonstances échappant à son
contrôle. [ ] ils sont à la merci de puissances
économiques supérieures à l’individu et
inconnues de lui. Cela était particulièrement vrai
à une époque de révolution économique,
alors que de nouveaux centres commerciaux et de nouvelles routes de
commerce remplaçaient tous les anciens, que les Indes et
l’Amérique étaient ouvertes au monde, et que les articles
de foi économiques les plus respectables – la valeur de
l’or et de l’argent – commençaient à chanceler et
à s’écrouler ».
4

Conversion et premiers combats de Calvin

Après les années d’enfance et de prime jeunesse
à Noyon, Calvin poursuit ses études à Paris,
à Orléans et à Bourges, sous la protection de la
puissante famille de Hangst. En 1523, on le retrouve dans la capitale,
où il suit les enseignements de l’humaniste Mathurin
Cordier, avant d’accéder au collège Montaigu, dont
le régime disciplinaire est particulièrement
éprouvant. Après sa maîtrise ès arts de
Paris, il étudie le droit à Orléans, puis à
Bourges, où il se familiarise avec la pensée des
évangélistes – partisans d’un retour aux
sources du christianisme – et découvre sans doute Luther.
Licencié en 1532, il retourne dans la capitale, pour y
poursuivre des études de Lettres. Le Pantagruel de Rabelais
vient d’être publié, tandis que Nicolas Cop, recteur
de l’Université dont Calvin se sent proche,
s’apprête à prononcer un discours retentissant qui
va provoquer l’ire des conservateurs.

    Entre le discours de Cop et les Placards (affiches)
apposés dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534 dans plusieurs
villes et jusque sur la porte des appartements du roi, qui
dénoncent la messe papale comme blasphème et
l’eucharistie comme « doctrine des
diables », il s’est écoulé à
peine un an. Cette provocation a été conçue par un
pasteur de Neuchâtel, Antoine Marcourt, dans le but de torpiller
les discussions engagées entre catholiques et
réformateurs modérés. En effet, nier la
présence physique du Christ dans la communion et reléguer
le sacré au ciel, comme le font les réformateurs,
c’est ébranler les fondements divins de la monarchie qui
s’expriment dans des rituels codifiés (culte des saints,
vénération des reliques, pouvoirs surnaturels de
guérison du roi, etc.).

    C’est au cours de cette période que
Calvin rompt définitivement avec Rome. Avec les plus en vue des
biblistes – qui n’envisagent pas de fonder une autre
religion, mais veulent réformer le christianisme sans le pape
– il prend alors le chemin de l’exil. Sa première
destination sera Bâle, irriguée par le commerce
anversois et dominée par une oligarchie bourgeoise, où
Erasme a laissé une forte empreinte, et qui est passée
à la Réforme en 1529. Calvin y a l’occasion
d’étudier de plus près la pensée de Luther
et de Zwingli, mais aussi de suivre les progrès de la
Réforme à Strasbourg, à Zurich, dans le Pays de
Vaud et à Genève.

Contre « les folles rêveries » des anabaptistes

Calvin va très vite se confronter aux éléments
radicaux de la Réforme, rassemblés autour de
l’anabaptisme 5 : « Cette
vermine diffère en cela d’avec toutes les autres sectes
d’hérétiques qu’elle n’a pas seulement
erré en certains points, mais a engendré comme une mer de
folles rêveries
 ».6 Ce courant
rejette en effet le baptême des enfants, le serment, le
ministère payé, l’autorité des tribunaux, le
service militaire, et refuse toute soumission de la religion au prince.
Dans sa version révolutionnaire, incarnée par Thomas
Münzer, il prône l’abolition de la
propriété privée du sol en vue
d’établir le royaume du Christ sur terre, justifiant la
grande révolte des paysans allemands (1524-1526) et plusieurs
soulèvements des petits métiers urbains. Le pasteur
André Biéler, auteur d’une importante thèse
sur La pensée économique et sociale de Calvin, a consacré quelques pages à justifier ce combat contre l’anabaptisme, cette « dépravation » de la religion chrétienne « qui a fait de si terribles ravages en Europe […] ».7
    « Si l’inquisition [catholique] fut aussi facilement accueillie, note l’historien libéral belge Henri
Pirenne, c’est qu’elle
apparut aux classes possédantes, au moment où
l’Europe venait de connaître les folies de
l’anabaptisme communiste, comme le moyen suprême de
défendre l’ordre, non seulement contre
l’hérésie, mais surtout peut-être contre les
théories sociales subversives 
».8
Ceci explique aussi l’attitude de Martin Luther, pourtant
lui-même d’origine paysanne. En avril 1525, il
dénonce ainsi les insurgés : « l’Evangile ne justifie pas, mais condamne la révolte […] il faut obéir et souffrir en silence ». Il soutient aussi sans réserve la répression : « Mieux vaut la mort de tous les paysans que celle des princes et des magistrats »;9 « Il
faut les mettre en pièces, les étrangler, les
égorger en secret et publiquement comme on abat des chiens
enragés
 ».10 Le sort de la Réforme en Allemagne est désormais entre les mains des princes.

    En Suisse, de larges secteurs du monde rural –
80 000 hommes au début du 16e siècle –
tirent d’importantes ressources du service mercenaire, servant
autant l’empereur, le pape, que François Ier. Dans un
climat où la tension sociale ne cesse de croître, la
Confédération est au seuil de l’implosion. La
Diète redoute « le soulèvement de l’homme du commun dans les villes et les campagnes et le renversement de toute autorité ».11
Pour conjurer ces périls, un ancien curé
d’Einsiedeln, aumônier aux armées, du nom
d’Ulrich Zwingli, dénonce la vente du sang chrétien
et appelle au redressement moral. Ses partisans tiennent un langage
populaire, mais font front contre l’anabaptisme et les
revendications radicales de la paysannerie. A Zurich comme à
Berne, ils incitent pourtant le patriciat urbain à la prudence
et au compromis face aux campagnes révoltées (avril
1525). C’est dans ce contexte que la Réforme triomphe
à Zurich, Berne et Bâle, de 1526 à 1529.

Réforme et indépendance de Genève

Au début du 16e siècle, Genève est une ville de
10 000 habitants, de la taille de Bâle, deux fois plus
grande que Zurich. Elle dépend du Saint-Empire romain
germanique, mais plus directement du duc de Savoie et d’un
prince-évêque proche de sa maison, contre lesquels elle
cherche appui auprès des Confédérés, plus
particulièrement de Berne, de Fribourg, puis de Bâle.
Dès 1532, Guillaume Farel y prêche la Réforme pour
le compte de Berne, soutenu par des marchands étrangers et des
groupes de réfugiés de Lyon ou d’Italie. En 1534,
trois syndics élus sur quatre y sont déjà
luthériens. Le 8 août 1535, le peuple – petites
gens et bourgeois réunis – détruit les
« images impies » à la
cathédrale. La messe est suspendue, les biens de
l’Église saisis et les congrégations catholiques
expulsées. L’année suivante, tandis que les troupes
du roi de France pénètrent en Savoie, les Bernois
occupent le pays de Vaud et entrent à Genève. Le 25 mai
1536, le Conseil général prend l’engagement de
vivre « selon l’Évangile », le
Petit Conseil reprenant les prérogatives de
l’évêque.

    Au moment où Jean Calvin
s’établit pour la première fois à
Genève, le 5 septembre 1536, c’est déjà un
minuscule État souverain. Simon Schama préfère y
voir un « conventicule agrandi et géographiquement fortifié »,
peu différent de ces « enclaves » de
huguenots français, bohémiens ou hongrois
qu’inspire un farouche esprit de résistance.12 Cependant,
Genève est politiquement indépendante, ce qui est
exceptionnel pour une ville du 16e siècle. Or, ce statut, elle
ne le doit pas à la hauteur de ses murailles, mais à la
rivalité de ses voisins, essentiellement de Berne, de la Savoie
(adossée au Saint-Empire) et de la France, qui donne à
ses élites une certaine marge de manœuvre. Elles sauront
en tirer parti pour renforcer leur cohésion autour d’un
projet politique, mais aussi d’un consensus idéologique
durable, capables de recueillir un certain degré
d’assentiment populaire. Et pour cela, Calvin est l’homme
providentiel, ce dont il va prendre rapidement conscience.13

    Le rôle irremplaçable du
réformateur picard ressort des tribulations liées
à son bannissement de Genève en 1538 et à son
rappel en 1541. Certes, la Confession de foi exigée de toute la
population avait suscité de fortes résistances; la mise
en place d’un consistoire et les prérogatives de
l’Église en matière d’excommunication avaient
été rejetées par l’autorité; mais
c’est à propos de l’alignement de la liturgie
genevoise sur Berne qu’intervient la rupture, les
prédicateurs français refusant de s’y soumettre.
Ils apparaissent ainsi dès le départ comme les meilleurs
garants de l’indépendance genevoise, que leur
départ va compromettre : en 1539, le Petit Conseil
concède des territoires à Berne, provoquant une crise
politique; cette même année, il doit faire appel à
Calvin pour répondre à Jacques Sadolet,
évêque de Carpentras, qui s’est adressé
à Genève aux instances du pape pour l’adjurer de
revenir au sein de l’Église catholique.14 En
1540, les élections donnent la majorité aux partisans du
réformateur banni, tandis que les factions opposées en
viennent aux mains. C’est dans ces conditions que Calvin est
supplié de revenir.

    Pour ne pas avoir perçu cette dimension
politique de la réforme genevoise, de nombreux historiens ont
achoppé sur le sens à donner aux relations conflictuelles
entre Calvin et la Seigneurie genevoise, qu’ils ont
interprétées à tort comme les signes d’une
rivalité inconciliable entre pouvoir spirituel et pouvoir
temporel, voire entre réfugiés français et
Genevois de souche. Pourtant, elles reflètent les tensions qui
traversent l’ensemble d’un corps social soumis à une
formidable entreprise de remodelage. Calvin est devenu indispensable
aux cercles dirigeants de la bourgeoisie genevoise et ils sont
prêts à en payer le prix : en 1544, les salaires
des dix-sept ministres représentent le second poste des
dépenses de la Ville, après les intérêts de
la dette.15

Construire l’« homme nouveau »

L’indépendance de la cité suppose la gestation
d’un « homme nouveau »,
facilitée par l’afflux de cinq à dix mille
réfugiés.16 Dès lors, si les Genevois
ont brisé les liens qui les asservissaient au duc de Savoie et
au prince-évêque, la nouvelle Église
« charge leurs cœurs de chaînes »17 pour les soumettre directement à Dieu. En effet, selon Calvin, l’homme est « complètement insignifiant », sa seule chance de salut repose dans le Christ et celle de la société « dans les Élus choisis pour exécuter les desseins de Dieu ».18
La bourgeoisie industrieuse se reconnaîtra sans peine dans ce
portrait. La ville lémanique se transforme ainsi en
« la plus parfaite
école du Christ qui n’ait jamais été sur
terre depuis le temps des apôtres 
» (John Knox).19
Avec les prêches quotidiens à heure fixe, les sermons
obligatoires du dimanche, la cène quatre fois par an –
« confession de foi communautaire en acte » –,
l’étude des abécédaires et du
catéchisme, mais aussi la mémorisation des psaumes,
qu’on chante au temple, dans la rue ou au travail, la nouvelle
Église veut ériger la loi de Dieu en idéal
quotidien découlant de la foi. Depuis 1546, la modification des
prénoms usuels exigée par le consistoire rend compte de
la révolution culturelle en cours : avant la
Réforme, 46 % des enfants recevaient des noms de saints,
contre 2 % seulement en 1550-60.20 Voilà le secret de la
vigoureuse expansion de la République de Genève dans les
décennies qui suivent la Réformation, mais surtout au 17e
et au 18e siècles, tandis que ses rares homologues
européens déclinent face à l’inexorable
ascension des États territoriaux.21

    Un tel projet justifie le développement
d’une police des âmes, des esprits et des corps sans
précédent. Afin de consolider l’ordre patriarcal et
de garantir la transmission de la propriété au sein des
familles, l’encadrement du mariage, la lutte contre la
paillardise et la fornication, mais aussi la condamnation de
l’adultère, de l’infanticide et de la sodomie sont
renforcés. Vers 1560, les taux de naissances illégitimes
et de conception avant mariage sont ainsi à Genève parmi
les plus faibles d’Europe.22 En même temps, la
morale publique fait l’objet d’une surveillance
accrue : règlementation des hôtelleries, des
tavernes et des étuves, dénonciation du luxe et de la
coquetterie, répression de la vente à la criée, de
l’obscénité, de l’ivresse publique, des
danses et des chansons déshonnêtes, interdiction du jeu et
de la prostitution, etc. Les fêtes religieuses
chômées sont aussi supprimées. Chaque année,
des dizeniers commis pas les pasteurs visitent les maisons pour en
interroger les habitants, dont un sur quinze (certains auteurs parlent
d’un sur huit) sont convoqués devant le consistoire.23
Depuis la fin du 15e siècle, la Florence de Savonarole avait
montré le chemin que reprendra le concile de Trente (1545-1563)
pour le monde catholique, mais dès le second tiers du 16e
siècle, c’est la Genève de Calvin qui devient la
championne de cet effort de « disciplinarisation
sociale » pour le monde protestant.24

    La femme de « l’homme
nouveau » paie un tribut plus lourd encore.
L’adultère est ainsi puni de mort lorsqu’elle est
seule mariée et que le scandale est public; l’homme est
fouetté et banni. En revanche, lorsque seul l’homme est
marié, il est sanctionné de douze jours de prison. Si le
divorce est exceptionnellement admis, il est plus souvent refusé
à la femme. Enfin, les identités transgenres sont
persécutées. « Dieu
requiert […] qu’il n’y ait point de femmes
semblables à des lansquenets, prêche Calvin; […] on
doit lever la boue pour jeter sur telles vilaines, quand elles sont si
audacieuses de pervertir ainsi l’ordre de la nature. […
] »25 Il vilipende de même les hommes « qui s’attifent comme des épousées [et semblent] marris que Dieu ne les ait fait femmes ».
D’où la multiplication des procès pour sodomie. En
mars 1554, Lambert Le Blanc et quatre de ses amis sont
brûlés vifs. En septembre, cinq adolescents sont
poursuivis, battus et brûlés en effigie. En janvier 1555,
Mathieu Durand est décapité et livré aux flammes.
En 1562, deux autres condamnés sont exécutés. En
1566, un jeune collégien piémontais de 14 ans,
Bartholomé Tecia, est dénoncé par un camarade, le
futur poète et conseiller d’Henri IV, Agrippa
d’Aubigné, pour avoir « tenté de le
bougrer ». Il est torturé et noyé dans le
Rhône.26 Et nous ne connaissons sans doute qu’une minorité de cas. Calvin se moque des « superstitions papistes »;
il réfute l’astrologie qui prétend prévoir
l’avenir des hommes, alors qu’il n’appartient
qu’à Dieu. Il s’insurge pourtant contre Copernic et
les esprits possédés par le diable qui pensent que la
Terre tourne autour du soleil.27 C’est que cet artisan
du « désenchantement du monde » croit
à la sorcellerie et la réprime sans ménagement. Au
16e siècle, les victimes de ces persécutions – des
femmes marginalisées accusées de pactiser avec le diable
– sont condamnées à mort après
d’effroyables souffrances. En 1544-1545, face à la peste,
Calvin est convaincu que des sorciers
« engraissent » les serrures avec une pommade
faite à partir de cadavres pestiférés : les
femmes condamnées ont la main droite coupée avant
d’être brûlées. Les campagnes sont
particulièrement visées en raison de leurs pratiques
idolâtres supposées : sur quarante-trois personnes
traduites en justice à Peney, trente-huit sont
exécutées.28

Le nouvel ordre politique

De retour à Genève en 1541, Calvin participe à
l’élaboration de ses lois. Il s’occupe d’abord
des Ordonnances ecclésiastiques qui régissent
l’organisation de l’Église et définissent ses
fonctions sociales (le baptême, la cène, le mariage,
l’inhumation et le catéchisme). En principe, le pouvoir
temporel se réserve la haute main sur les décisions les
plus importantes, en particulier l’excommunication, qui est du
ressort de l’ordre des anciens (ou consistoire), formé
d’une vingtaine de membres et nommé par le Petit Conseil.
En 1543, Calvin participe à la compilation des Édits
politiques qui règlent la voirie et la police, les offices
municipaux – du sonneur de cloches au veilleur de nuit –,
les lois somptuaires et le droit matrimonial. Ils fixent aussi
l’architecture du pouvoir oligarchique. Ainsi, le Petit Conseil
(ou Seigneurie) recrute ses membres par cooptation, désigne ceux
du Conseil des Deux-Cents (Grand Conseil) et propose les candidats aux
charges de syndics, parmi lesquels le Grand Conseil retient huit
papables, dont quatre sont finalement élus par le Conseil
général.29 Ce dernier réunit deux fois
par an l’ensemble des citoyens de sexe masculin (fils de
bourgeois, nés à Genève) pour adopter les lois que
les autres conseils proposent.

    L’éducation doit former des
chrétiens qui craignent et servent Dieu. Calvin se méfie
des enfants et des adolescents, qu’il traite de « petites ordures » ou de « merdailles »30,
parce qu’ils refusent souvent de se soumettre à
l’autorité du chef de famille. Il faut donc instruire les
jeunes « tant en bonnes mœurs que bonne doctrine »
dans des écoles – il en existe six en 1546 – et au
collège de Rive, fondé en 1536, que dirige
Sébastien Castellion jusqu’en 1542. Il y règne un
ordre austère, fondé sur la hiérarchie et
l’émulation : dans chaque classe, les
élèves sont regroupés par dix avec un
décurion à leur tête, désigné par le
maître, chargé d’aider ses camarades et de faire
régner la discipline. En 1559, ce niveau
élémentaire est complété par
l’Académie de Genève, où seront
formés les pasteurs, grâce notamment au recrutement de
professeurs démissionnaires de l’Académie de
Lausanne, dont Théodore de Bèze.

    Calvin choisit ses ministres en fonction de leur
adhésion à sa doctrine : la
médiocrité est jugée préférable
à l’ambition (sur 31 pasteurs en exercice de 1538 à
1546, 9 sont démis et 5 démissionnent).31 Les
livres et écrits qui circulent ou sont imprimés à
Genève font enfin l’objet d’un contrôle
sévère, en particulier lorsqu’ils mettent en cause
le Conseil ou le consistoire. En 1559, Calvin fait brûler
l’Amadis de Gaule, un roman de chevalerie considéré
comme un modèle par Cervantès, qu’il présume
corrompre la jeunesse. En 1563, c’est le tour du livre de Jean
Morely, qui préconise le gouvernement démocratique de
l’État et de l’Église.32

    En 1547, Jacques Gruet est torturé et
décapité. Libertin au sens moderne du terme, il
revendique le droit à la paillardise. Proche des ennemis
politiques de Calvin parmi les vieux Genevois, il défend aussi
des idées qui confinent à l’incroyance :
pour lui, le monde n’a ni début ni fin, il n’y a
rien après la mort, Jésus n’est pas le fils de Dieu
et Dieu n’est rien. 33 Pourtant, les poursuites
les plus dramatiques visent des chrétiens
« hérétiques », en
désaccord avec Calvin. C’est le cas de Jérôme
Bolsec, qui défend le libre arbitre et conteste la
prédestination. Il est jeté en prison en 1551 pour
s’être opposé publiquement à Farel, puis
banni à l’issue d’un procès qui émeut
l’opinion et ne fait pas l’unanimité des
Églises de Suisse. En effet, comment l’homme pourrait-il
être responsable de sa condamnation s’il ne l’est pas
de son salut ? Le Conseil devra descendre dans
l’arène pour interdire toute critique de
L’Institution de la religion chrétienne de Calvin. Enfin,
il ne se passe pas une année sans qu’un artisan, un
boutiquier ou un prédicateur ne soit poursuivi pour anabaptisme,
battu, banni et ses livres brûlés. En 1553, le
médecin et théologien aragonais Michel Servet,
rescapé de l’inquisition catholique lyonnaise, de passage
à Genève, est arrêté et jugé à
la demande de Calvin pour ses positions sur la Trinité et le
baptême. Il sera condamné au bûcher par la
Seigneurie (cf. p. VII).

    On le voit, la lutte implacable contre
l’hérésie ne distingue pas la Rome protestante des
autres villes européennes du 16e siècle, même si
elle est menée ici avec une rigueur d’autant plus
extrême, que le calvinisme est aussi le garant du destin
d’une bourgeoisie genevoise encore fragile, banc d’essai
d’un projet aux dimensions européennes (il existe une
Église de langue italienne à Genève depuis 1552,
et une Église de langue anglaise, de 1555 à 1560). Toute
contestation d’un aspect de cette doctrine est dès lors
considérée comme une menace pour l’ordre
établi.

Le triomphe de Calvin

Que dire des conflits qui émaillent les relations de Calvin avec
certaines familles en vue ? L’un des premiers concerne un
fabricant de cartes à jouer, Pierre Ameaux, mécontent des
ordonnances contre le jeu. En 1546, il est condamné à
sillonner la ville en chemise, tête nue, une torche à la
main et à demander pardon à genoux. C’est le
début d’une décennie troublée qui oppose le
réformateur aux Berthelier, Bonna, Favre, Perrin, Sept, Vandel,
etc. Cette période coïncide avec une montée des
périls extérieurs : en 1544, le duc de Savoie
reprend le contrôle de ses États; l’année
suivante, les persécutions religieuses reprennent en France ; en
1547, les princes réformés allemands connaissent
défaite sur défaite ; en 1553, Marie Tudor la catholique
accède au trône d’Angleterre ; en 1556,
l’alliance avec Berne n’est pas renouvelée ; en
1557, les troupes du duc de Savoie menacent à nouveau
Genève; en 1559, les principales puissances catholiques font la
paix. À Genève, ces périls stimulent un
patriotisme de citadelle assiégée : on fait
serment de vivre et de mourir pour l’Évangile et la
liberté ; on stocke le sel et le blé ; les habitants
– y compris Calvin – travaillent aux fortifications et
montent la garde sur les remparts.34

    C’est pourtant à ce moment que
l’étendard de la résistance contre le rigorisme des
prédicateurs français est levé par les
« Enfants de Genève » ou
« bons Genevoysiens ». Calvin dénonce
en ses adversaires des « libertins »,
convaincus de sympathies pour Berne ou pour la France. Le pasteur
Froment rappelle que leurs chefs, Pierre Vandel et Ami Perrin, sont
tous deux de modeste extraction et de « race taillable ».35 Ce
dernier, capitaine général de la République (chef
de la force armée), ne revendique-t-il pas que ses hommes
puissent porter des chausses chapelées (taillées au
genou), celles que les mercenaires suisses au service du roi de France
affectionnent et que le réformateur a fait interdire parce
qu’il les juge indécentes. Dans cette guerre
d’usure, comment va se positionner la majorité du
patriciat, dont quatorze représentants sur vingt-cinq
siègent sans interruption au Petit conseil, de 1541 à
1555, en particulier sa fraction la plus dynamique ? On manque
d’études croisées sur l’évolution du
statut économique et des positions politiques des principaux
chefs de file de la cité pour répondre
précisément à cette question.

    Un test important intervient cependant en
février 1553, lorsque quatre « Enfants de
Genève », emmenés par Ami Perrin, sont
nommés syndics. Dès lors que le consistoire fait front et
que Calvin menace d’abandonner la ville, la majorité du
Conseil atermoie. Le 3 septembre, Philibert Berthelier 36
est admis à la cène sur décision du Conseil,
malgré son excommunication, mais on lui recommande de ne pas
s’y présenter pour éviter un scandale. Cette
demi-mesure permet à Calvin de triompher. Le 21 décembre,
son frère François Berthelier est lui aussi
excommunié, cette fois-ci sans opposition de la Seigneurie.
Début 1554, Calvin fulmine : ses adversaires sont
« pires que les Turcs et les juifs […] des chiens,
des taureaux, des diables ».37

Évincés du pouvoir en 1555, ceux-ci font
d’autant plus de bruit qu’ils se sentent isolés. Le
16 mai, ils perturbent l’ordre public et sont accusés de
sédition. Le réformateur appelle à la
répression la plus implacable, même si les troubles
n’ont pas duré plus d’une heure et que les
manifestants ont été dispersés sans faire de
blessés.38 Ami Perrin, Philibert Berthelier, Baltasar
Sept et plusieurs de leurs partisans, réfugiés en terre
bernoise, sont ainsi condamnés par contumace à être
décapités, leurs corps mis en quatre quartiers et
attachés aux quatre lieux les plus apparents des Franchises de
Genève. En tout, soixante-six personnes sont poursuivies, dont
vingt-deux condamnées à mort et huit
exécutées. Calvin a gagné la partie. Le nombre des
excommunications ne cesse dès lors d’augmenter :
plus de cinquante en 1554, une centaine en 1555, quelque deux cent
cinquante par an de 1557 à 1560 et trois cents par la
suite 39 En 1560, il semble que près d’un Genevois sur vingt-cinq ait été excommunié.40

Plaie des gueux et xénophobie

De nombreux historiens ont invoqué une montée de la
xénophobie, en particulier à l’encontre des
prédicateurs et des réfugiés français,
souvent jeunes et aisément reconnaissables à leur parler.41
Les analogies faciles avec le monde actuel n’ont pas
manqué non plus. Elles sont pourtant absurdes. En effet, les
étrangers admis à Genève au 16e siècle sont
le plus souvent des gens instruits et qualifiés, disposant
parfois de larges réseaux à l’étranger,
quand ils ne jouissent pas d’une fortune qui leur permet
d’acheter rapidement la bourgeoisie. Ils ont opté de leur
propre chef pour la Réforme et partagent souvent a priori
« les idées calvinistes au sens
large ». Yves Krumenacker évoque même
« une élite intellectuelle, sociale, religieuse,
qui tend à dominer la ville ».42 La
pression démographique stimule pourtant la hausse des prix et la
pénurie de logements, suscitant des réactions populaires
hostiles, exacerbées par l’attitude méprisante dont
les pasteurs témoignent parfois. Ainsi, le 15 mars 1546,
à l’issue d’un prêche au temple de
Saint-Gervais, Calvin déclare que plus de cent de ses
paroissiens sont pis que des bêtes, mettant ainsi le quartier en
émoi et suscitant de sérieux troubles. La Seigneurie
réagira en dressant un « gibet
comminatoire » pour intimider la foule.43

Calvin contre Servet

«Michel Servet eut la singulière infortune
d’avoir été brûlé deux fois : en effigie par les catholiques, et par
les protestants en chair et en os […] Son débat avec Calvin […] c’est
en fait le conflit intérieur de la droite et de la gauche de la
Réforme 
», note Roland H. Bainton, l’un des meilleurs spécialistes des
origines du protestantisme, auteur d’une biographie de Servet (cf. note
18), dont nous nous inspirons ci-dessous.

    Né à Villanueva, une
petite bourgade d’Aragon, en 1511, Servet est d’origine marrane (juif
converti) par sa mère. Sa conscience s’éveille au cours de la brève
période de tolérance religieuse que connaît l’Espagne du premier tiers
du 16e siècle. Le cardinal de Cisneros vient d’achever l’édition
polyglotte complète de l’Ancien et du Nouveau Testament en hébreu et en
grec, le mouvement des alumbrados appelle à une « réforme de l’Église
par les hommes de l’Esprit » et la cour du roi Charles, récemment élu
empereur, s’enthousiasme pour la pensée d’Erasme…

    Dès ses
quatorze ans, Servet est au service du franciscain Juan de Quintana,
avant d’étudier le droit à Toulouse. Il y découvre que rien dans les
Écritures n’étaye le dogme de la Trinité, admis pour la première fois
par le Concile de Nicée (325), qui consacre aussi le pouvoir temporel
de la papauté. Juifs et musulmans y voient cependant une concession au
polythéisme qui empêche tout dialogue entre religions du Livre.

   
Il accompagne l’empereur au Vatican en 1529 et, de sa vision du pape
Clément VII, il laisse un témoignage empreint d’une indignation toute
luthérienne : « nous l’avons vu, porté dans la pompe, sur les épaules
des princes, […] se faisant adorer le long des rues par le peuple à
genoux, si bien que tous ceux qui avaient réussi à baiser ses pieds ou
ses pantoufles s’estimaient plus fortunés que le reste, et proclamaient
qu’ils avaient obtenu nombre d’indulgences, grâce auxquelles des années
de souffrance infernales leur seraient remises. Ô la plus vile des
bêtes, ô la plus effrontée des catins !
 »

    On le retrouve à Bâle,
fraîchement réformée, en 1530. Il y exprime ainsi son rejet de la
Trinité : Jésus est bien un homme et il n’est Dieu que dans la mesure
où l’homme est aussi capable d’être Dieu; quant au Saint-Esprit, ce
n’est que l’esprit de Dieu en nous. « Ceux qui font une séparation
tranchée entre l’humanité et la divinité ne comprennent pas la nature
de l’humanité, dont c’est justement le caractère que Dieu puisse lui
impartir de la divinité […] Ne vous émerveillez pas que j’adore comme
Dieu ce que vous appelez l’humanité
 ». Ainsi, « quand les temps seront
accomplis […] dans la mesure où il n’y aura plus de raisons pour qu’il
y ait de gouvernement, tout pouvoir et toute autorité seront abolis […]
quand Dieu sera Tous en Tous
 ».

Servet voit se dresser un à un
les réformateurs contre lui lorsqu’il publie ses thèses. On le retrouve
un peu plus tard à Lyon, sous le nom de Michel de Villeneuve, où il
commente la géographie de Ptolémée avec une sensibilité sociale aiguë :
« La condition des paysans allemands est affreuse. […] Les autorités de
chaque territoire les dépouillent et les exploitent, c’est la raison de
la récente révolte des paysans et de leur soulèvement contre les
nobles 
». Il étudie aussi la médecine à Paris, ce qui l’amène à
découvrir la petite circulation du sang (cœur–poumons).

    Établi à
Vienne en Dauphiné dès 1540, il y exerce la médecine et s’occupe
d’édition. Il travaille surtout à sa somme théologique : La Restitution
chrétienne. On en retiendra sa vision d’un « Dieu caché », qui habite
tout être et toute chose, et d’un homme capable de s’unir au Christ
pour contribuer à son salut. D’où sa défense du baptême à l’âge adulte,
comme acte conscient et volontaire. Il entame alors une correspondance
avec Calvin, lui envoyant imprudemment le manuscrit de son ouvrage, un
échange qui tourne au vinaigre. Calvin confie alors à Farel : « Il
viendrait ici […] je ne laisserais plus repartir vivant 
».

    Le
livre de Servet est publié clandestinement en janvier 1553, avant de
tomber entre les mains d’un ami de Calvin, Guillaume de Tries, qui en
révèle l’auteur à un cousin de Vienne afin de le confondre, ce qu’il
fait. Le dénonciateur est sommé d’obtenir des preuves de Genève, que
seul Calvin peut fournir. On sait qu’il acceptera. Servet est arrêté le
4 avril, mais parvient à s’évader trois jours plus tard. Il est donc
condamné à être brûlé en effigie avec ses livres.

    Le 13 août de
la même année, de passage par Genève, il est reconnu et arrêté à la
demande de Calvin. Interrogé par le Petit Conseil, puis par le
procureur général Rigot, proche des vieux Genevois, il se défend bec et
ongles. S’ensuit une dispute théologique avec Calvin, envoyée aux
autres cités suisses pour avis, qui le déclarent coupable. Le 27
octobre, il est condamné au bûcher pour ses opinions sur la Trinité et
le baptême, avant d’être conduit au supplice par Farel sans abjurer.

   
Cette mise à mort cruelle d’un
« hérétique » a
été assumée par la
Seigneurie genevoise et n’a pas suscité d’opposition
parmi les
autorités des villes suisses. En revanche, elle a
été contestée par
plus d’une voix au sein des Églises
réformées de l’époque. La plus
connue est celle de Sébastien Castellion, qui s’indignera
de l’usage de
la violence pour faire triompher des idées religieuses :
« Tuer un
homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme. […]
Servet ayant combattu par des écrits et des raisons, c’était par des
raisons et des écrits qu’il fallait le repousser 
» (Contra libellum
Calvini, 1554).



    De telles réactions n’ont pas
grand-chose à voir avec le racisme d’État et ses
avatars populaires actuels, qui stigmatisent les immigrés les
plus démunis d’origine extra-européenne. Ils tirent
plutôt leur origine des politiques
d’« immigration choisie » des villes du
16e siècle qui distinguent trois cercles de candidats :
d’abord, les immigrants « dotés de
compétences et de moyens [qui sont] bien accueillis en ville
comme nouveaux citoyens ou partenaires à
épouser »; ensuite, ceux qui y sont recensés
« comme apprentis ou journaliers »,
indispensables aux activités de la cité, mais qui y font
souvent l’objet d’une surveillance particulière;
enfin, les prolétaires sans feu ni lieu, qui sont
« le plus souvent appréhendés et bannis de
la ville comme petits voleurs ou cas sociaux ».44
Dans la Genève du 16e siècle, les étrangers
autorisés à résider obtiennent le statut
d’habitant et leurs descendants celui de natif; les mieux lotis
d’entre eux peuvent acquérir la bourgeoisie (comme Calvin
en 1559) et leurs enfants la citoyenneté.45

    La politique sociale de la République
genevoise et de son Église ne fait pas exception en Europe,
où les réformes municipales du 16e siècle visent
à conjurer la plaie des gueux. Si elles s’emploient
à secourir les habitants incapables de subvenir à leurs
besoins – parce que malades, infirmes ou trop
âgés –, elles entendent surtout contraindre au
travail les indigents valides et chasser les étrangers
misérables.46 Le fait que les villes protestantes
mobilisent les revenus ecclésiastiques confisqués
à l’Église catholique pour financer l’aide
sociale – à Genève, l’hôpital
général, depuis 1535 – ne change rien à
l’affaire. C’est l’époque où le roi
d’Angleterre Edouard VI (1547-1553), champion de la
Réforme, arrête que celui qui refuse de travailler doit
être « marqué au fer rouge sur la poitrine » et « asservi pendant deux ans à toute personne qui pourrait donner des renseignements sur un tel fainéant ». Il pourra être battu, enchaîné et voué « à tout travail si vil soit-il »,
voire marqué à la joue ou au front et réduit en
esclavage pour le restant de ses jours, s’il tente de
s’évader.47 Si l’approche de Calvin
paraît plus humaine, c’est sans doute en raison du
caractère moins sérieux de la question sociale à
Genève. Comme le remarque à juste titre André
Biéler : « L’absence
d’un prolétariat urbain ou minier, comme il en existe en
Allemagne ou en France, et d’une classe paysanne nombreuse
évite que la Réforme ait à résoudre dans
cette cité les problèmes sociaux graves en face desquels
elle est placée ailleurs 
».48

************

Nature du calvinisme

Avant la publication de L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme de
Max Weber, Engels avait vu dans Calvin l’idéologue de la
bourgeoisie conquérante des 16e et 17e siècles :
« Là où
Luther échoua, écrit-il, Calvin remporta la victoire. Le
dogme calviniste convenait particulièrement bien aux
éléments les plus hardis de la bourgeoisie de
l’époque. […] Tandis que le luthéranisme allemand
devenait un instrument docile entre les mains des princes, le
calvinisme fonda une République en Hollande et d’actifs partis
républicains en Angleterre et, surtout, en Écosse 
».49 Après lui, Franz Mehring caractérisait ainsi le berceau du calvinisme : « Calvin
a introduit cette doctrine dans la riche cité commerçante
de Genève et avec sa constitution démocratique, elle
convenait aux intérêts des bourgeois les plus
avancés de la ville. […] Partout où le calvinisme
a développé un pouvoir fanatique stimulant, les
intérêts de la bourgeoisie étaient au premier plan
 ».50

    Qu’entendait-il par « constitution démocratique » ?
Sans doute la même chose qu’Engels, qui avait à
l’esprit l’Église calviniste : « là
où le royaume de Dieu était républicanisé,
les royaumes de ce monde ne pouvaient rester sous la domination de
monarques, d’évêques et de seigneurs féodau
x ».51
Il faut cependant nuancer cette opinion pour ce qui est de
Genève : si son Église ne connaît pas de
hiérarchie et défend la nomination au consistoire
d’habitants qui n’ont pas le statut de bourgeois, ceux-ci
sont tout de même élus sur une liste établie par le
Petit conseil.52 Dans une lettre de 1571, Bèze traite même explicitement du « principe aristocratique du consistoire ».53 Mais revenons au régime politique de Genève. Eugène Choisy l’a décrit comme une « bibliocratie »,
où l’État et l’Église seraient bien
distincts l’un de l’autre, mais tous deux « soumis à la parole de Dieu ».54
Ceci ne faisait que repousser la question de ses racines sociales. Or,
il s’agit d’évidence d’une dictature de classe
particulière, au service d’une bourgeoisie encore
immature, contrainte pour cela de combiner le pouvoir temporel des bien
nés – le patriciat des riches marchands –,
d’inspiration clairement oligarchique, avec le pouvoir spirituel
des élus de Dieu, plus ouvert aux aspirations
démocratiques de la petite et moyenne bourgeoisie en plein essor.55

    Cette dernière caractéristique permet
de comprendre la filiation démocratique du calvinisme,
saluée par Rousseau dans Le Contrat social,56
qui s’incarnera notamment dans les combats des patriotes
hollandais de la seconde moitié du 16e siècle, des
puritains et révolutionnaires anglais du 17e siècle,
ainsi que des quakers états-uniens des 17e et 18e
siècles. Mais elle n’existe qu’à
l’état de trace dans la Genève du 16e
siècle. Dans la même veine, certaines féministes,
comme Alexandra Kollontaï, ont rappelé la participation
active des femmes à la Réforme : « Les
réformateurs religieux (Luther, Calvin et Zwingli) avaient des
épouses qui ne se contentaient nullement de leurs seuls travaux
ménagers. Elles étaient aussi leurs élèves
et leurs disciples enthousiastes. […] Les femmes étaient
souvent des adeptes plus zélées des nouvelles religions
que les hommes
 ».57 L’une
d’elles est bien connue à Genève :
c’est Marie d’Ennetières ou Dentière,
originaire de Tournai et épouse du pasteur Antoine Froment, qui
participe à la tentative de conversion des Clarisses et adresse
une épître à Marguerite de Navarre, plaidant pour
la participation des femmes aux affaires religieuses. Mais Calvin ne
l’entend pas de cette oreille, dénonce les femmes qui
veulent « faire les prophétesses » et
parvient à lui faire adopter une attitude plus discrète.58

    De façon assez saisissante, l’historien
anglais R. H. Tawney a vu en Calvin l’accoucheur d’une
ère nouvelle : «[…]
sur une arène plus étroite, mais avec des armes non moins
formidables, Calvin a fait pour la bourgeoisie du seizième
siècle ce que Marx fera pour le prolétariat du
dix-neuvième siècle
 ». Et d’ajouter : « […] la
doctrine de la prédestination a répondu au même
besoin de certitude que les forces de l’univers sont du
côté des élus, que la théorie du
matérialisme historique à une autre époque 
».59
Christopher Hill, sans doute le meilleur spécialiste marxiste du
17e siècle anglais, a aussi été
jusqu’à rapprocher Lénine de Calvin : il
« fut, disait-il du
premier, ce que Cromwell et Napoléon n’étaient pas
– un penseur aussi. Personne depuis Calvin n’avait
combiné ainsi ces deux rôles
 ».60
Récemment, un théologien chrétien est allé
dans le même sens en faisant observer que Calvin, tout comme
Lénine, n’avait pas été qu’un pur
théoricien. Compte tenu de sa « capacité
à générer et à alimenter un mouvement
capable de transcender les limites de son ancrage historique et de ses
caractéristiques personnelles […] grâce à sa
[…] compréhension de l’importance de
l’organisation et des structures sociales, Calvin a
été capable de forger une alliance entre la pensée
et l’action religieuses […] 
».61
    Pourtant, le calvinisme a aussi conforté des postures plus conventionnelles : « pour ceux qui n’avaient aucun goût pour la révolution », il « dispensait
des choix difficiles et permettait d’éviter une rupture
traumatisante avec le passé 
». Ainsi, a-t-il pu faire appel « aux instincts humains les plus conservateurs »62.
À la fin de sa vie, Calvin recommandait d’ailleurs
à ses successeurs de se méfier de l’innovation,
« parce que tous changements sont dangereux et quelquefois nuisent ».63
À ce titre, le calvinisme a souvent été
assimilé à l’esprit de caste des vieilles familles
genevoises, jalouses de leur monopole du pouvoir économique et
politique. Il est aussi demeuré une référence
incontournable pour la plupart des banquiers privés genevois,
qui célèbrent en lui la synthèse de la morale
chrétienne et de l’esprit du capitalisme.64 Une
opinion que ne démentirait pas l’historien traditionaliste
Pierre Chaunu, qui écrivait en 1991 : « Le
protestantisme ramené aux secteurs les plus peuplés de la
tradition réformée zwinglio-calvinienne donne les plus
hauts PNB et PIB par tête, les premiers démarrages,
80 % des prix Nobel, les pourcentages les plus
élevés de l’édition, des adolescents
effectivement scolarisés dans un enseignement supérieur
de qualité vérifiable, 90 % des brevets
d’invention effectivement utilisables
 ».65 Qui oserait après cela encore douter du dogme de la prédestination ?

Jean Batou


1   
Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et
capitalisme, Vol. III, Paris, Colin, 1979, pp. 18-129.
2    Erich Fromm, Character and the Social Process, Appendix to Fear of Freedom, Londres, Routledge, 1942.
3    En 1516-1517, le dominicain Johann Tetzel vend des
indulgences pour le compte de l’archevêque de Mayence qui
reçoit 50 % des recettes de la Curie romaine :
« Sitôt que dans le tronc l’argent
résonne, du purgatoire brûlant l’âme
s’envole » (1515).
4    Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme
scientifique, Introduction à la première édition
anglaise du 20 avril 1892, Paris, éditions sociales, 1969.
5    Bernard Cottret, Calvin, Paris, Payot, 1998.
À propos de l’aile radicale de la Réforme, voir
George W. Williams, The Radical Reformation, Philadephia, 1962.
6    Jean Calvin, Briève instruction pour armer
tous bons fidèles contre les erreurs de la secte commune des
anabaptistes, 1544.
7    André Bieler, La pensée
économique et sociale de Calvin, Genève, 1959,
rééd. 2008. Cet auteur est l’un des pères du
tiers-mondisme chrétien des années 60 en Suisse. En 1964,
pour le 400e anniversaire de la mort de Calvin, il propose à
l’Assemblée des Églises protestantes de consacrer
3% des revenus des particuliers, des Églises et des États
du Nord à l’aide au développement. Quatre ans plus
tard, la Déclaration de Berne reprend cette idée,
relayée par Pain pour le prochain (protestant) et L’Action
de Carême (catholique). Dans les années 80, avec
d’autres, il lance la Convention d’actionnaires
Nestlé (CANES) pour moraliser la politique de la multinationale.
8    Henri Pirenne, Les grands courants de
l’histoire universelle, t. 2, Neuchâtel, La
Baconnière, 1947, p. 437.
9    Cité par Lucien Febvre, Un destin : Martin Luther, Paris, 1952, p. 170.
10    W. Zimmermann, cité par Friedrich Engels,
La guerre des paysans en Allemagne, Paris, éditions sociales,
1974, p. 73.
11    Biéler, La pensée…, p. 36.
12    Simon Schama, L’embarras de richesses. La
culture hollandaise au Siècle d’Or, Paris, Gallimard,
1991, p. 137.
13    Pendant la peste de 1542-1543, il explique ainsi
à Viret son refus d’assister personnellement les
malades : « Je ne suis pas d’avis que pour
rendre service à une partie de l’Église, nous
abandonnions l’Église toute entière »
(cité par Krumenacker, Calvin…, p. 264).
14    « Épître à
Sadolet », in : Jean Calvin, Œuvres choisies,
Paris, Galimard, 1995.
15    William E. Monter, Calvin’s Geneva, New York, 1967.
16    Alfred Perrenoud, La population de Genève,
XVIe-XIXe siècles, Genève, 1979. Philipp Benedict,
« Calvin et la transformation de
Genève », in : Martin Ernst Hirzel &
Martin Sallmann (sous la dir. de), Calvin et le calvinisme. Cinq
siècles d’influence sur l’Église et la
société, Genève, Labor et Fides, 2008, p. 30.
17    Pour paraphraser Marx à propos de Luther
(K. Marx, Contribution à la critique de La philosophie du droit
de Hegel, 1843, Introduction, Paris, Allia, 1998).
18    Roland H. Bainton, Michel Servet,
hérétique et martyr (1553-1953), Genève, Droz,
1953, p. 84.
19    Cité par John T. McNeill, The History and Character of Calvinism, Oxford, 1967, p. 178.
20    William E. Monter, « De
l’évêché à la Rome
protestante », in : Paul Guichonnet (sous la dir.
de), Histoire de Genève, Toulouse, 1986, p. 147.
21    Peu de villes italiennes parviennent à
conserver leur indépendance moyenâgeuse et les villes
suisses ne peuvent faire valoir la leur que dans le cadre d’une
Confédération proto-étatique.
22    Benedict, « Calvin… », p. 28.
23    William E. Monter, « The Consistory
of Geneva, 1559-1569 », Bibliothèque
d’humanisme et de Renaissance, 1976, pp. 467-484.
24    L’historien allemand Gerhard Oestreich parle de Sozialdisziplinierung.
25    143e sermon sur le Deutéronome, cité
par André Biéler, L’homme et la femme dans la
morale calviniste, Genève, 1963.
26    Benedict, « Calvin… »,
p. 25 ; William Naphy, « Sodomy in Early Modern
Geneva : Various Definitions, Verdicts »,
in : Tom Betteridge (sous la dir. de), Sodomy in Early Modern
Europe, Manchester U. P., 2002 ; Jeannine E. Olson, Calvin and Social
Welfare, Selinsgrove, Pennsylvania: Susquehanna U. P., 1989 (en
particulier Appendix F : « Text of a Genevan
Decision for Five Boys in a Case of Sodomy, 7-16 March 1554) ; Helmut
Puff, Sodomy in Reformation Germany and Switzerland, 1400-1600, Chicago
et Londres, The University of Chicago Press, 2003.
27    Richard Stauffer, « Calvin et
Copernic », Revue d’histoire des religions, 1971,
pp. 31-40.
28    William E. Monter, Witchcraft in France and
Switzerland. The Borderlands during the Reformation, Ithaca, 1976.
29    Partisan de la monarchie d’abord,
« parce qu’elle comporte avec soi une servitude
commune de tous », Calvin en viendra plus tard à
préférer l’oligarchie afin que
« plusieurs gouvernent s’aidant les uns les
autres » (Krumenacker, Calvin…, p. 242).
30    Respectivement 26e sermon sur
l’épître aux Éphésiens et 2e sermon
sur Job, cité par Krumenacker, Calvin…, pp. 285-286.
31    Krumenacker, Calvin…, p. 310-311.
32    Mario Turchetti, « Contribution de
Calvin et du calvinisme à la naissance de la démocratie
moderne », in : Martin Ernst Hirzel & Martin
Sallmann (sous la dir. de), Calvin et le calvinisme. Cinq
siècles d’influence sur l’Église et la
société, Genève, Labor et Fides, 2008, pp. 301-302.
33    François Berriot, « Un
procès d’athéisme à Genève :
l’affaire Gruet (1547-1550) », Bulletin de la
Société de l’histoire du protestantisme
français, 1979, pp. 577-592.
34    E. Choisy, cité par Biéler, La pensée…, p. 107.
35    Froment, cité par Biéler, La pensée…, p. 111.
36    Il est le fils du patriote du même nom,
torturé et mis à mort en 1519 par le
prince­-évêque.
37    Krumenacker, Calvin…, p. 332.
38    Benedict, « Calvin… », p. 27.
39    Monter, « The Consistory… ».
40    Benedict, « Calvin… », p. 29.
41    Au 16e siècle, les Genevois de souche
parlent le francoprovençal ou l’arpitan, dans lequel est
écrit le fameux Cé qu’è lainô qui
commémore la victoire de L’Escalade, remportée sur
le duc de Savoie, le 12 décembre 1602. Le français est
pour eux une langue de culture, qu’ils ne prononcent pas de la
même manière que la majorité des immigrants
français, originaires de Normandie ou de Picardie.
42    Krumenacker, Calvin…, p. 324.
43    Émile Doumergue, Jean Calvin, les hommes et les choses de son temps, vol. 3, Lausanne, 1899, p. 30.
44    Friedrichs, The Early…, p. 132.
45    La bourgeoisie est une condition pour participer
au Conseil général et au Conseil des Deux-Cents, mais le
Petit Conseil est réservé aux seuls citoyens. En
revanche, les habitants et les natifs ne disposent d’aucun droit
politique.
46    Bernd Moeller, Villes d’Empire et Réformation, Genève, 1966.
47    Maurice Dobb, Etudes sur le développement du capitalisme, Paris, 1969, p. 249.
48    Biéler, La pensée…, p. 63.
49    Engels, Socialisme…, p. 40.
50    Franz Mehring, Absolutism and Revolution in
Germany. Part 1 : « The German Reformation and its
Consequences » (www. Marxists.org).
51    Engels, Socialisme…, p. 40.
52    Biéler, La pensée…, pp
130-131 ; Mario Turchetti, « Contribution… »,
pp. 291-326.
53    Cité par Turchetti, « Contribution… »,
    p. 302.
54    Eugène Choisy, La Théocratie à Genève au temps de Calvin, Genève, 1897.
55    Ce dualisme est bien perçu par Max Weber
(Éthique protestante et esprit du capitalisme (1905), Paris,
Plon – Agora, 1964).
56    « […] tant que l’amour
de la patrie et de la liberté ne sera pas éteint parmi
nous, jamais la mémoire de ce grand homme ne cessera d’y
être en bénédiction ».
57    Alexandra Kollontaï, « Ve
Conférence à l’Université de Sverdlov sur la
libération des femmes (1921) », www.marxists.org.
58    Irena Backus, « Marie
Dentière : un cas de féminisme théologique
à l’époque de la Réforme »,
Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme
français, 1991,
    pp. 177-195.
59    R. H. Tawney, Religion and the Rise of Capitalism, Londres, 1926, pp. 111-112.
60    Christopher Hill, Lenin and the Russian Revolution (1947), New Westminster, British Columbia, 2007, p. 228.
61    Alister E. McGrath, A Life of Jean Calvin. A Study
of the Shaping of Western Culture, Cambridge, Mass., Basil Blackwell,
1990, pp. xi-xii.
62    William J. Bouwsma, John Calvin: A Sixteenth-Century Portrait, Oxford University Press, 1989, p. 233.
63    Cité par Krumenacker, Calvin…, p. 515.
64    Daniel Alexander & Peter Tschopp, Finance et
politique. L’empreinte de Calvin sur les notables de
Genève, Genève, Labor & Fides, 1991.
65    Piere Chaunu, L’aventure de la
réforme. Le monde de Jean Calvin, Paris, Desclée de
Brouwer, 1986, pp. 280-281.