La double peine, une discrimination ancrée dans la Constitution

La double peine, une discrimination ancrée dans la Constitution

Le 10 juin 2010, le Conseil national,
comme les Etats, ont adopté, respectivement par 93 voix contre
88 et par 35 voix contre 6, le texte intitulé
« Expulsion et renvoi des criminels étrangers dans
le respect de la Constitution » comme contre-projet
à l’initiative populaire de l’Union
démocratique du centre (UDC) « pour le renvoi de
étrangers criminels » dite initiative des
« moutons noirs ».

La majorité des Chambres fédérales a ainsi choisi
d’inscrire dans le marbre de la Constitution
fédérale une disposition ouvertement discriminatoire
à l’égard des
étrangers·ères : la double peine. Ce
contre-projet sera opposé prochainement en vote populaire
à la proposition de l’UDC. Un article constitutionnel qui,
il est vrai, ne fera certainement pas tache à côté
de celui instituant l’interdiction de construire des
minarets !

La logique du moindre mal qui conduit au pire !

Le contre-projet a été accepté au Conseil national
grâce aux votes des élu·e·s du parti
socialiste suisse (PSS) qui, dans leur majorité, l’ont
soutenu (20 pour, 16 non et 4 abstentions). Parmi ses partisans,
au nom de la logique du moindre mal, ont voté
« oui » des conseillers-ères nationaux
du PSS comme les élu·e·s vaudois, Josiane Aubert
et Roger Nordmann, l’élue genevoise Maria Roth-Bernasconi,
ou le PDC vaudois Jacques Neirynck, Ada Marra du PSS
s’abstenant… Or le contre-projet du Conseil
fédéral s’inscrit absolument dans la lignée
de l’initiative UDC. Il va même plus loin, sur certains
points… Ainsi, par exemple, il dispose (art.121b al.2 let.a
nouveau Cst.) que les étrangers·ères sont
privés de leur droit de séjour et renvoyés
notamment lorsqu’« ils ont commis un assassinat, un
meurtre, un viol, des lésions corporelles graves, un brigandage
qualifié, une prise d’otage, un acte relevant de la traite
qualifiée d’êtres humains, une infraction grave
à la loi sur les stupéfiants ou une autre infraction
passible d’une peine privative de liberté d’un an au
moins et ont été, de ce fait, condamnés par un
jugement entré en force ».

    En mentionnant, dans cette
énumération, une infraction passible d’une peine
privative de liberté d’un an au moins, le contre-projet
propose non seulement une limite temporelle concernant la peine
privative de liberté moindre que celle proposée par
l’UDC, mais encore il se réfère à la
« peine-­menace » en relation avec
l’infraction commise et non à la condamnation effective.
Une personne pourra être privée de son permis C ou B et
expulsée de Suisse pour un simple dommage à la
propriété, pour un simple vol, pour calomnie,
soustraction d’énergie ou entrave à la circulation
publique ! Toutes ces infractions, et d’autres, peuvent
théoriquement être sanctionnées par une peine
privative de liberté d’un an au moins. Il suffira pour
être renvoyé d’avoir été
condamné du chef de l’une d’entre elles.

    La décision relative au renvoi, selon
l’art.121.b al.3 nouveau Cst., devrait être prise
« dans le respect des droits fondamentaux, des principes
de base de la Constitution et du droit international, en particulier
dans le respect du principe de proportionnalité ».
Déclaration alibi qui laisse une totale liberté
d’appréciation aux autorités de police des
étrangers, ce d’autant que le Conseil national a
refusé, par 128 contre 59, un amendement proposé par les
Verts visant à limiter l’automaticité du renvoi
figurant à l’alinéa précédent. Le
groupe parlementaire du PSS, dans sa majorité, a
également refusé cet amendement !

L’intégration, à qui, à quoi, comment ?

Une partie des parlementaires qui ont soutenu le contre-projet
l’ont fait parce qu’il prévoit d’introduire
dans la Constitution une disposition (art. 121a) sur
l’intégration. Du vent ! Le but de
l’intégration est fixé à
l’alinéa premier, à savoir « la
cohésion entre la population suisse et la population
étrangère ». De quelle cohésion
parle-t-on ? Celle, par exemple, qui devrait
s’établir entre, d’une part, Daniel Vasella qui a
reçu, en 2008, l’équivalent de 40,3 millions de francs (3
millions de salaire fixe en liquide, le
« reste » en actions et en primes) et,
d’autre part, cette immigrée, ouvrière
d’origine kosovare, travaillant dans une entreprise de
boulangerie industrielle de la Broye vaudoise, qui, pour un plein
temps, gagne moins de 3000 francs net par mois !

    L’objectif d’intégration des
étrangers est défini ensuite, dans le nouvel article
constitutionnel, comme étant une tâche des
collectivités publiques à tous les niveaux, la
Confédération fixant en la matière les principes
applicables et veillant à leur mise en oeuvre par les cantons.
Dans son tout récent « Rapport sur
l’évolution de la politique d’intégration de
la Confédération du 5 mars 2010
(ci-après : le Rapport) », le Conseil
fédéral rappelle les critères qui, selon lui,
permettent d’évaluer l’intégration dans le
cadre de décisions relevant du droit des étrangers,
à savoir le respect des valeurs fondamentales de la Constitution
fédérale, le respect de la sécurité et de
l’ordre publics, la volonté de participer à la vie
économique et d’acquérir une formation et la
connaissance d’une langue nationale (p. 22-23 du Rapport). Le
nouvel article 121a du contre-projet reprend l’essentiel de cette
définition. Le gouvernement relève aussi que
« l’intégration est un processus
réciproque qui requiert des efforts tant de la part des
immigrants que de l’Etat et de la population
suisse » (p. 35 du Rapport).

    Il persiste toutefois dans son Rapport (p.48)
à considérer que les règles
générales du droit pénal et du droit civil
existantes ainsi que les actes législatifs de droit public et
les bases de droit international public offrent un
« protection suffisante contre la
discrimination ». Passe ainsi à la trappe toute
perspective d’introduire une législation spéciale
contre les discriminations à l’égard des
étrangers·ères, discriminations pourtant
constatées quotidiennement, notamment en matière
d’embauche, de conditions de travail, de logement,
d’accès aux prestations publiques. Ce qu’il faudrait
améliorer concerne uniquement des questions
d’application !

    Pour l’essentiel, ce sont les
immigré·e·s qui doivent se rendre
intégrables. Selon la formule du Conseil fédéral,
s’ils-elles n’acceptent pas les exigences que l’on
attend d’eux-elles, en particulier celle d’être une
main d’œuvre flexible sur le marché du travail,
« la législation actuelle, notamment dans le
domaine de l’aide sociale et des assurances sociales, offre
déjà de possibilités de sanctions à
l’encontre des personnes qui refusent de fournir les efforts pour
s’intégrer sur le plan professionnel (Rapport, p.
2) ». En adoptant ce nouvel article constitutionnel sur
l’intégration dans le même mouvement que celui sur
l’expulsion et le renvoi, la majorité des Chambres
illustre parfaitement, s’il est besoin, ce qu’elle entend
imposer aux immigré·e·s sous ce vocable: le droit
de se taire et, si nécessaire, l’apprentissage du
conformisme helvétique… 

Refuser l’initiative UDC et son contre-projet

C’est dans un contexte particulièrement difficile pour les
antiracistes que va se dérouler la votation sur
l’initiative UDC et le contre-projet du parlement
fédéral. Peur du chômage, pénurie de
logements, attaques au maigre filet social existant, le climat est
très favorable pour ceux qui font des
étrangers·ères les boucs émissaires de la
détérioration des conditions de vie et de travail
d’une majorité de la population. Dans la suite de la
votation sur les minarets, le racisme a été
alimenté par le débat sur le port du voile ou la burka.
Les deux textes soumis au vote sont du même tonneau : ils
assimilent étranger et criminalité. Ils imposent une
double peine aux étrangers, qui a pour seul fondement celui que
la personne condamnée n’est pas de nationalité
helvétique. Et, sous prétexte de combattre la
« délinquance
étrangère », ils remettent en question des
droits fondamentaux, le principe de l’individualisation de la
peine ainsi que le droit à la vie privée et familiale.

    La Cour européenne des droits de
l’homme a pourtant développé toute une
jurisprudence imposant aux Etats signataires de la Convention
européenne des droits de l’homme (CEDH), dont la Suisse,
de prendre en considération plusieurs facteurs avant de
prononcer une expulsion. Initiative et contre-projet n’en
tiennent nullement compte. L’initiative impose, en sus du renvoi,
une interdiction de séjour pour une durée de 5 à
15 ans, voir même de 20 ans en cas de récidive. Deux
textes nauséabonds qui multiplient les sanctions pénales
et administratives et font de l’étranger·ère
un·e citoyen·ne de seconde catégorie.

Jean-Michel Dolivo