La construction du genre: invention de l’hétérosexualité

La construction du genre: invention de l’hétérosexualité


A l’instar de «l’homosexualité», «l’hétérosexualité» – deux termes inventés par Karolay Maria Kertbeny, un juriste hongrois réclamant l’abolition des peines pénales contre les homosexuels à Leipzig en 1869 – s’avère être une construction socio-médicale imposée, au tournant des XIXe et XXe siècles, par les figures emblématiques de l’analyse des sexualités, Richard von Krafft-Ebing et Sigmund Freud notamment. Reprenant les écrits pionniers de ces deux auteurs, et analysant les textes contemporains des féministes américaines principalement, J.N. Katz1 renverse la perspective: l’hétérosexualité a été inventée de toute pièce pour justifier une pratique érotique excluant la procréation.


Quand l’hétérosexualité était une perversion


Les termes «hétérosexualité» et «hétérosexuel» font leur apparition aux Etats-Unis dès 1890, par les traductions de la Psychapathia Sexualis du Dr Richard von Krafft-Ebing de Vienne. Dans sa 4e édition allemande, en 1889, l’hétérosexuel, avec un tiret pour souligner l’attrait sexuel pour un autre objet, est introduit par le psychiatre viennois. Le premier hétérosexuel décrit est un fétichiste, et les éditions suivantes de Krafft-Ebing, complétées par les études de cas de son confrère, le Dr Albert Moll, évoluent sur la question. Alors que «l’instinct sexuel contraire» gagne son contenu homosexuel, et devient l’emblème du coït non procréateur, l’hétérosexualité recouvre progressivement «l’instinct sexuel». La procréation reste la finalité de l’acte pour Krafft-Ebing qui reprend, ainsi, le dogme chrétien.


Aux Etats-Unis, la lecture Psychopathia Sexualis de Krafft-Ebing a été différente. Le mot hétérosexuel, dans les premiers écrits des psychiatres américains, sert à désigner un pervers à qui on attribuait un «hermaphrodisme psychique», soit une disposition mentale provoquant une attirance érotique masculine pour les femmes et féminine pour les hommes. J.N. Katz souligne que cette définition, désignant une des variétés de la bisexualité, restera en usage jusque dans les années vingt dans la classe moyenne américaine. Les termes sont donc socialement médiatisés car, avant l’apparition du terme hétérosexuel, les Américains pensaient leur sexualité selon des codes différents.


Ainsi, au début du XIXe siècle, les classes supérieures valorisaient l’amour romantique qui incluait l’attirance physique, mais excluait le coït. Pour leur part, les classes moyennes des villes avaient développé une éthique rendant indissociables l’amour et la procréation, tout en prêtant aux classes inférieures des mœurs «sensuelles», un terme alors connoté négativement. Par idéal du grand amour, héritiers du modèle victorien, les manuels de morale transmirent aux femmes des classes moyenne une obligation de pureté, dans le sens d’une a-sexualité, et aux hommes une conduite distincte de la prétendue bestialité des classes inférieures, l’abstinence. Les sexes étaient réduits à leur fonctions biologiques, l’amour naissant avec le mariage, et les hétérosexuels, autant que les homosexuels, étaient coupables vis-à-vis de la procréation.


La normalisation de l’hétérosexualité


Tout au long de la fin du XIXe siècle américain, l’hétérosexualité est associée, tantôt à une «perversion», anti-procréatrice, tantôt à la vie érotique «normale», reproductive. J.N. Katz estime que la théorie de Freud va jouer un rôle prépondérant dans la diffusion et la normalisation de l’idéal hétérosexuel. Pour Freud, la recherche de la satisfaction du désir est le moteur de «l’instinct sexuel», et non la reproduction de l’espèce. Il donne ainsi une explication médicale au rejet de la vieille morale, et à la chute de la natalité alors observable au sein de la classe moyenne autrichienne à laquelle il appartient. Dissociant la conduite sexuelle «normale» de la procréation, le théoricien n’est pas, pour autant, un défenseur inconditionnel du plaisir, et il insiste sur la nécessité du contrôle et de la canalisation sociale d’une «libido» pouvant pervertir l’individu. La psychanalyse, aidant l’individu à prendre conscience de ses actes, peut servir à contrôler les refoulements, les complexes et les fantasmes. Employant peu le terme hétérosexualité, Freud définit sans cesse la «sexualité normale» par opposition aux perversions, dont, notamment, l’homosexualité qui est considérée comme une fixation à un stade immature du développement humain.


Au nom du progrès scientifique, face aux vieilles doctrines religieuses, les médecins du début du XXe siècle ont permis d’ériger la mystique d’une hétérosexualité essentielle et immuable comme norme de la sexualité. L’hétérosexualité est souvent considérée innée, voire l’aboutissement mature de l’individu à travers le «drame familial», mais la nouvelle norme fait également référence à une vue positive, détachée de la procréation, de la sexualité. Au cours des Années Folles, accompagnant la réévalutation du plaisir et de la procréation, de la consommation et du travail, dans la société capitaliste, l’hétérosexualisation des femmes, attribuées d’un «désir normal», donne naissance à son antithèse, la «lesbienne». En effet, les thèses anti-puritaines prônées par les partisans de la liberté sexuelle se servent de la terrible menace de l’homosexualité comme argument pour une plus grande liberté dans l’hétérosexualité.


Progressivement, les médias américains employèrent le terme hétérosexualité, et Katz estime qu’il était couramment employé dans le langage populaire dans les années 40, mais relativement peu défini en comparaison de l’homosexuel. Le culte des «valeurs familiales» qui suit la Seconde guerre mondiale, renvoyant les femmes dans les foyers, associe, pour un temps, l’hétérosexualité et la procréation. Le rapport d’Alfred Kinsey, en 1948, sème pourtant le doute en montrant un mélange d’expérience homo et hétérosexuelles dans des biographies d’hommes. Toutefois, on considéra que son rapport sur la jouissance définit la sexualité normale comme étant la pratique du plus grand nombre. L’ancienne référence morale, qualitative, est remplacée par une nouvelle norme, quantitative, de la sexualité.


Les critiques du modèle hétérosexuel


Pour Katz, le mouvement de libération des femmes, dès les années 60, inaugure une nouvelle période de l’histoire de «l’ordre hétérosexuel». Les féministes américaines ont remis en cause le confinement des femmes des classes moyennes au foyer, luttant pour ouvrir plus largement le monde du travail aux femmes, et remis en question le système hétérosexuel par leurs réflexions sur la construction du masculin et du féminin. Ainsi, Betty Friedan, fondatrice de l’Organisation nationale des femmes (NOW), en critiquant le modèle de la femme au foyer, conteste les inégalités au sein de l’hétérosexualité, et, dans le même temps, fustige l’homosexualité. La féministe radicale est assimilée à une lesbienne séparatiste; une position que contestent d’autres féministes non lesbiennes comme Ti-Grace Atkinson, qui montre que les rôles sexués sont institutionnalisés de manière différente selon les sociétés, ou Gayle Rubin qui théorise la construction du féminin et du masculin, le «système sexe/genre». Ce système, dans les sociétés capitalistes, est fondé sur une «hétérosexualité obligatoire» qui produit de l’anti-homosexualité.


A partir des années 70, les féministes lesbiennes soulignent le lien entre la suprématie masculine et la prédominance de l’hétérosexualité, et se montrent critiques face au mouvement féministe qui ne fait, selon elles, que reprendre les catégories et les divisions instituées. Pour Kate Millet, le terme même de «lesbienne» révèle cette division, car le mot, inventé par des hommes, est jeté à la face de celle qui ose être son égale, et sert, en même temps, de principe de division au sein du mouvement des femmes. Margaret Small, pour sa part, montre que le concept d’hétérosexualité présente des significations différentes pour les hommes et les femmes. Alors qu’il renforce la prérogative masculine de l’identité humaine, il signifie la négation de cette identité pour la femme. Monique Wittig, décédée le 3 janvier 2003, publie dès 1975 des articles sur la dimension politique de l’hétérosexualité qu’elle présente comme une pratique organisée du rapport de force par lequel l’homme domine la femme, et l’hétérosexuel l’homosexuel. Que ce soit par les politiques d’embauche, ou les rôles sociaux de chacun(e), la distinction biologique ne justifie pas la division des sexes, pas plus qu’elle n’impose la norme hétérosexuelle.


Des modèles en mutation?


Pour J.N. Katz, la division homosexuel/hétérosexuel ne se justifie que par la reconnaissance de la supériorité des hétérosexuels sur les homosexuels. Cette opposition fait référence à une domination historique d’inégalité dans la sexualité. Influencés par les médias, l’hétérosexuel et l’homosexuel semblent évoluer de la même manière dans la recherche des plaisirs et de l’amour. D’autre part, les découvertes biologiques ne semblent pas prouver de différence entre l’homosexuel et l’hétérosexuel. Le binaire hétérosexuel/homosexuel n’est donc pas dans la nature, mais il est construit socialement, et, pour cette raison «déconstructible».


Thierry Delessert



  1. Jonathan Ned Katz, L’invention de l’hétérosexualité, Paris: EPEL, 2001. J.N. Katz est en outre l’auteur de Gay American History: Lesbians and Gay Men in the USA; premier ouvrage sur l’histoire des gays et lesbiennes. Co-auteur d’un documentaire sur la libération des années 70, Coming Out!, il publie ses articles et critiques dans The Village Voice, The Nation et The Advocatec.