L’Acte de Médiation de 1803: un enterrement de premiere classe

L’Acte de Médiation de 1803: un enterrement de premiere classe

Dans notre pays, la droite perpétue le mythe d’une Suisse éternelle datant du pacte légendaire de 1291. Niant ou relativisant les éléments de rupture, elle mélange vision traditionnelle et emprunts à la tradition radicale du XIXe siècle, sans que la gauche sache toujours y opposer une vision alternative. Cet article entend éclairer certains aspects ignorés de cette histoire. D’autres contributions suivront.


Dans les locaux du Sénat à Paris, les autorités françaises et suisses ont célébré en grande(s) pompe(s) le bicentenaire de «l’Acte de Médiation» (février 1803). Par ce biais, quatre ans après la fin de l’ancienne Confédération, Napoléon Bonaparte imposait le retour au fédéralisme1.


Jugement de Bonaparte

«Vous avez traversé la révolution en conservant vos vies et vos propriétés… Même dans la plus grande crise, du temps de La Harpe, le parti républicain n’a versé aucun sang; il n’a pas commis de violences ni fait de persécutions. Il n’a pas même aboli les dîmes et les censes. S’il avait aboli les censes, le peuple se serait rangé de son côté (…) C’est pour n’avoir pas aboli les dîmes (…) que le parti républicain ne s’est point attaché la multitude, et c’est par là qu’il a prouvé que jamais il n’a ni pu, ni voulu faire une révolution».


«Aux représentants du parti aristocratique», Paris, le 29 janvier 1803.



La République helvétique (1798-1802) avait connu deux années de guerre (invasion par les armées autrichienne et russe en 1799), une situation économique et sociale désastreuse, une situation politique troublée (deux changements de Constitution) et quatre coups d’Etat. Ces faits sont recensés dans les manuels d’histoire. Or, dans la presse de ces dernières semaines, «l’union sacrée» à la gloire de Bonaparte, crédité d’avoir reconnu la «nature fédéraliste» de la Suisse, touche même «Gauchebdo», hebdomadaire romand du Parti du Travail2.


Les thuriféraires de la «Suisse éternelle» relativisent pourtant certains faits essentiels: en 1653, les oligarques (protestants et catholiques) avaient écrasé une révolte paysanne suscitée par leur politique fiscale, au sortir de la guerre de Trente Ans (1618-1648). L’ancienne Confédération, basée sur un système à trois étages (cantons fondateurs, pays alliés et pays sujets – l’essentiel du Plateau suisse et du canton de Vaud), était dominée par des gouvernements aristocratiques. A la fin du XVIIIe siècle, le système oligarchique arrivait en fin de course. Incapable de se réformer, il rendait la révolution nécessaire (comme en France dix ans plus tôt)3.


Mais la République helvétique fut instaurée après la mise au pas de la Révolution française par les couches dominantes de la bourgeoisie. Elle n’eut pas à sa tête des Robespierre, des Saint-Just et des Marat, mais des Girondins (la droite de la Convention nationale en 1792-1793), qui «voulaient arrêter la Révolution sur la bourgeoisie»4. Les droits féodaux furent abolis en novembre 1798, contre indemnité ou rachat: l’Etat renonçait aux revenus de la dîme tout en ne recevant qu’une faible indemnisation, alors qu’il devait garantir une forte indemnisation aux anciens bénéficiaires privés…

Bourgeoisie urbaine contre peuple des campagnes

Hormis les partisans de l’Ancien Régime, il existait deux forces antagoniques. A gauche, les représentants du parti des patriotes «penchaient pour les solutions radicales et s’appuyaient principalement sur la population campagnarde des anciens cantons aristocratiques et des seigneuries abolies». A droite, «les républicains par contre représentaient la bourgeoisie libérale des villes; ils manifestaient des sentiments modérés, quelque peu aristocratiques; ils s’érigeaient en toute occasion en défenseurs acharnés de la propriété et se déclaraient notamment adversaires du suffrage universel illimité». En automne 1800, ce parti allait accomplir le prodige de rétablir les droits féodaux, tout en maintenant les impôts créés par la République helvétique! Il y eut des insurrections paysannes contre ce cumul fiscal: dans le district de Gelterkinden (Bâle-Campagne), en septembre 1800; dans le canton de Vaud, en été 18025.


Mais en juillet-août 1802, un soulèvement «fédéraliste» en Suisse centrale donna le coup de grâce à la République helvétique. Les forces réactionnaires occupèrent la majorité du territoire et ne furent arrêtées que par l’intervention de l’armée française. A ce propos, citons l’historien Alfred Rufer: «Malgré toutes les promesses, les mensonges, les menaces et les violences, la grande masse du peuple des campagnes n’inclinait pas à la contre-révolution. Des districts tout entiers du canton de Berne ne fournirent pas un homme, d’autres fort peu. (…) D’autre part, ce même peuple ne soutenait pas non plus le gouvernement helvétique, comme celui-ci l’avait espéré et comme sa situation critique l’exigeait. Le gouvernement était en grande partie responsable de cet état de fait. (…) Le peuple tout entier réclamait le suffrage universel; celui des campagnes demandait en outre la suppression des charges féodales. C’étaient les deux leviers au moyen desquels on pouvait faire agir le peuple. Le gouvernement le savait; il aurait été bien inspiré en exauçant ces désirs. Or, il ne consentit à des concessions qu’en faveur des Waldstätten qui s’étaient soulevés. Il était prêt à leur octroyer non seulement la liberté, mais encore des exonérations d’impôt».


Il n’y a donc pas lieu de pavoiser. L’Acte de Médiation a sanctionné l’échec de la première révolution démocratique en Suisse. Mieux vaudrait le reconnaître que d’entretenir des illusions funestes.


Hans-Peter Renk

  1. La Confédération était dirigée par un «landamann» (magistrature préconisée par l’extrême-droite des années 30 et que Pascal Couchepin ne dédaignerait sans doute pas).
  2. André Rauber, «Il y a 200 ans: l’Acte de médiation», Gauchebdo, no 7, 14 février 2003.
  3. Alfred Rufer, «Helvétique (République)». In: Dictionnaire historique et biographique de la Suisse. T. 4. Neuchâtel, V. Attinger, 1928 (Réédition: La Suisse et la Révolution française. Paris, Société des études robespierristes, 1974).
  4. Albert Mathiez, Girondins et Montagnards, Montreuil, éd. de la Passion, 1988.
  5. Jacques Besson, L’insurrection des Bourla-Papey (ou Brûleurs de Papiers) dans le canton du Léman du 15 septembre 1800 à fin septembre 1802 et l’abolition des droits féodaux dans le canton de Vaud (loi du 31 mai 1804), Le Mont-sur-Lausanne, éd. Ouverture, 1997.