Quelles perspectives pour la grève féministe?
Depuis 2019, les collectifs de la Grève féministe sont venus chambouler le paysage des luttes politiques et sociales en Suisse. Retour sur ces quatre années de lutte, premier bilan et perspectives.
Le 14 juin 2023 a été l’occasion d’une nouvelle démonstration de puissance de la Grève féministe. Avec 300 000 personnes dans les rues de Suisse, le mouvement féministe a prouvé sa capacité de mobilisation, unique et historique dans le pays de l’apathie sociale et de la paix du travail.
Partout en Suisse, les collectifs ont été à la hauteur du défi du 14 juin et la Grève a suscité autant d’enthousiasme dans la rue en Suisse alémanique, au Tessin que de notre côté du Röstigraben. À Bâle, le nombre de manifestantexs a même dépassé celui de 2019. Du côté de la Suisse romande, le succès était également partout au rendez-vous. Jura, Valais, Fribourg, Genève, Lausanne, Neuchâtel ont frappé fort avec d’énormes manifestations rappelant celles de 2019. Et n’oublions pas les petits collectifs dans des villes comme Morges, Nyon ou Versoix, importants car ils contribuent également par leur engagement local à la mobilisation nationale.
Tout n’est malheureusement pas rose (ou plutôt violet), cette année. En effet, différentes villes ont subi des incidents machistes de diverses natures, mais aussi des tensions avec les autorités et les forces de police, qu’il convient de relever. À Fribourg, Genève et Neuchâtel des agressions verbales et physiques ont été dénoncées, la plupart orchestrées par des militants d’extrême droite.
Du 14 juin 2019 au 14 juin 2023, histoire d’une vague violette
Depuis 2019, les collectifs de la Grève ont démontré leur force et leur persistance. Ils ont aussi démontré, face à la paralysie des institutions, la légitimité et la nécessité du combat social non institutionnel et l’importance de construire une organisation collective, autonome et radicale, pour élaborer et porter des revendications, et étendre la résistance et la lutte féministe.
En cinq ans, des fonctionnements horizontaux et démocratiques, basés sur l’écoute, la bienveillance et la pluralité ont pu être développés. Les militantexs ont ainsi expérimenté, débattu et réfléchi à la manière de fonctionner, de répartir le pouvoir de s’écouter et de s’organiser. Ielles portent désormais la richesse de ces expériences et la diffusent là où ielles s’engagent. Une force de changement considérable, qui remet en question la domination masculine bien ancrée dans la majorité des organisations collectives comme dans les structures syndicales et les organisations politiques.
Ces dernières années de lutte ont également permis aux collectifs de développer une réflexion approfondie sur différents aspects du Manifeste de 2019. La dimension résolument intersectionnelle du mouvement l’a poussé à se questionner sur les fondamentaux politiques et organisationnels nécessaires pour assurer un espace de lutte féministe, queer, antiraciste et attentif à la dimension de classe ; qui réunisse des personnes trans et non-binaires, notamment des migrantexs et des paysannexs.
La conscience des nombreuses facettes de la domination patriarcale et de l’imbrication constante des rapports de pouvoir dans la société, mais aussi dans les espaces militants, est venue enrichir le mouvement et ses perspectives de lutte. Cette composante intersectionnelle est par ailleurs fortement décriée par les femmes de droite qui dénoncent aujourd’hui un mouvement trop radical.
Grève féministe et syndicats: une collaboration essentielle
Depuis leurs prémisses, les collectifs se revendiquent de l’outil de la grève. En 2023, si les manifestations du soir ont connu un franc succès, les mobilisations syndicales et les grèves du travail rémunéré durant la journée sont restées limitées. À quelques exceptions près – dans certaines branches ou dans certains cantons – il a été difficile de faire bouger les lieux de travail. Les arrêts allant plus loin qu’une pause prolongée ont été relativement peu nombreux. Cette faible mobilisation s’explique par différents facteurs. Premièrement, la menace de licenciement de la part des patron·ne·s a instauré la peur parmi les travailleusexs. Deuxièmement, les syndicats ont payé cher leur retard en termes d’organisation collective et de construction syndicale dans les branches à majorité de femmes.
Il ne faut pour autant pas négliger l’importance des mobilisations qui ont eu lieu. Toute forme d’organisation et d’expérience collective, de remise en question
ou de confrontation, même légère, est nécessaire pour stimuler des dynamiques plus fortes à l’avenir. Il faut saluer chaque vendeuse ayant porté un badge, enseignante ayant organisé ses collègues, nettoyeuse ayant porté des revendications face à son patron ou salariée de la petite enfance ayant adressé un cahier de revendications à son employeur. Ces actes demandent un courage indéniable, dans un monde du travail impitoyable où le discours de la paix sociale profite aux puissant·e·s.
Dans un contexte politique où la droite et le patronat essaient de faire croire que les salaires et les conditions de travail n’ont rien à voir avec l’égalité, la Grève féministe est présentée comme idéologique. Or, si elle mobilise tant de personnes, c’est précisément parce qu’elle touche directement aux questions matérielles. Le féminisme se rapporte concrètement aux conditions de vie et de travail des personnes subissant le sexisme et les discriminations systémiques.
C’est la force du mouvement féministe d’avoir été en mesure de mettre ces problèmes concrets en lumière, avec la participation des syndicats. La première grève de 1991 avait été lancée par des militantes syndicales de l’horlogerie.
Le congrès des femmes de l’Union syndicale suisse a donné l’impulsion pour la grève de 2019 et pour celle de 2023. Le lien avec les syndicats est non seulement organique mais également indispensable, car un mouvement de grève féministe n’aurait pas de sens sans organisation sur les lieux de travail, sans revendications des travailleusexs.
L’existence et la persistance des collectifs depuis 2018 ont eu un impact bénéfique sur les syndicats. En leur sein également, on sent un avant et un après 14 juin 2019. La présence des collectifs les stimule à traiter des questions d’égalité, à s’engager dans les échéances féministes, à se positionner plus à gauche sur des objets précis comme pour AVS 21. Dans certains cas, il s’agit de prises de conscience. Dans d’autres, plutôt du fait qu’il est enfin acté qu’un machisme décomplexé n’a plus sa place et que le mouvement social féministe connaît un trop grand succès pour être ignoré. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une amélioration notable, également pour les rapports de force genrés au sein des syndicats.
Les liens entre les syndicats et les collectifs sont pluriels et ils se sont multipliés depuis 2019. Les collectifs ont notamment appelé à se syndiquer. Ils ont aussi travaillé avec des syndicalistes pour offrir des explications sur le droit de grève. Une plus grande conscience règne désormais au sein des collectifs sur le rôle des syndicats dans la lutte sociale. Pour autant, si dans de nombreux cantons le rapport est bon et le soutien syndical au collectif important, il faut tout de même souligner qu’à divers endroits les syndicats n’ont pas été à la hauteur des attentes des militantexs féministexs. Ils n’ont en effet pas toujours su mettre en place les dispositifs nécessaires pour favoriser l’organisation des arrêts du travail rémunéré. La critique du partenariat social reste centrale pour comprendre le manque d’engagement syndical ou de force de frappe dans certaines régions du pays.
Vers un avenir de luttes féministes
Ces cinq dernières années ont été fondamentales pour la lutte sociale en Suisse. Bien que le capitalisme reste droit dans ses bottes, il semblerait que le patriarcat tremble un peu, à tel point que l’UDC a légèrement calmé son discours raciste pour s’en prendre aux « dérives wokistes ». La campagne de dénigrement du 14 juin et du mouvement féministe a été féroce, ce qui démontre l’importance du rapport de force établi par les collectifs avec le reste de l’espace politique national. La bourgeoisie perçoit très bien la force de remise en question et d’activation de la colère des masses que la Grève féministe porte en elle.
À l’heure du bilan, la question des perspectives doit se poser. La Grève féministe a changé la société. Elle continuera sans nul doute de le faire. Nombre de femmes, personnes trans, intersexes et non-binaires ont manifesté pour la première fois de leur vie, crié des slogans, ressenti une réelle sororité, adelphité, solidarité. Les solidarités intergénérationnelles, essentielles, perdurent.
Le 14 juin 2023 a démontré que tout ce que les forces politiques et économiques réactionnaires, patriarcales et capitalistes s’emploient à effacer de la société résiste et tient : les féministes ne lâchent rien et nos revendications sont désormais reconnues comme légitimes. Mais des combats concrets et difficiles nous attendent, notamment sur le système de retraite avec la réforme LPP 21 et d’autres attaques de démantèlement telle que l’initiative de droite sur l’âge de la retraite.
Il faudra également tenter de remporter la 13e rente AVS ou encore l’initiative pour des crèches abordables. On sait aussi que les féminicides, les violences sexistes et sexuelles, les attaques misogynes, racistes, queerphobes ou validistes vont perdurer et qu’il s’agira de les contrer.
Il ne faut pas oublier que si les manifestations sont extrêmement importantes pour faire progresser la prise de conscience et la capacité de lutte, ce ne sont pas elles qui arrachent des améliorations concrètes. En répétant un cycle de calendrier annuel (8 mars, 14 juin, 25 novembre), les collectifs ne risquent-ils pas de s’enfermer dans une logique qui les empêcherait d’élaborer des objectifs stratégiques plus lointains ?
En regard de l’incapacité actuelle à organiser des grèves du travail rémunéré permettant de véritablement bloquer l’économie et de faire plier la bourgeoisie, il est important de questionner la simple répétition de ce qui a été accompli jusqu’à présent. Les 14 juin 1991, 2019 et 2023 ont été cruciaux. Vue sous l’angle du féminisme, la Suisse de 2023 ne ressemble plus à celle des années 70. Une des forces à cultiver est la capacité des collectifs à se mobiliser, à ne rien lâcher, contrairement à ce qu’il s’était passé en 1991.
Comment maintenir ce mouvement vivant ? C’est un débat que les collectifs et leurs militantexs vont sans doute mener dans les semaines et mois à venir.
Nous touxtes le savons bien. C’est une chose que de revendiquer le droit de vote, l’égalité des droits entre femmes et hommes, le congé maternité ou le droit à l’avortement. C’en est une autre que d’abolir le patriarcat en tant que structure d’oppressions et de violences. Les revendications féministes ne sont pas complètement atteignables sans un changement radical de système.
L’un des plus grands succès de la Grève féministe est d’avoir mené de nombreuses personnes à conscientiser le lien essentiel entre patriarcat, capitalisme et racisme. La lutte pour abolir ces systèmes d’oppression et d’exploitation, elle, ne fait que commencer.
AS FN ME CAL