La fin du droit d’asile

La politique d’asile est pensée pour être dissuasive. Des obstacles sont placés à toutes les étapes pour empêcher les arrivées et encourager les départs. Aujourd’hui, le système cherche à se renouveler pour éjecter plus vite et plus loin.

Manifestation contre l'externalisation des procédures d'asile au Rwanda
Marche contre le racisme, Londres, 18 mars 2022. Le «Rwanda asylum plan» était alors en discussion au parlement.

Le droit d’asile, parce qu’il doit pouvoir être octroyé à qui en a besoin, ne devrait pas être restrictif ou dissuasif. Il ne devrait pas reposer sur la suspicion, sur une charge de la preuve portée uniquement par les personnes demanderesses, ni sur la traque de l’abus. Pourtant, c’est le cas en Suisse et dans beaucoup de pays européens.

Lorsque, en plus, les politiques d’asile en viennent à interdire les dépôts de demande en ambassades (contraignant les personnes à emprunter des chemins mortels) et à organiser un système de camps d’enfermement pour les personnes requérantes, alors c’est que le droit d’asile n’existe plus.

En 2019, la Suisse mettait en place une réforme de l’asile. Des Centres fédéraux d’asile (CFA) ont été ouverts pour y entasser les requérant·e·s à leur arrivée et identifier celles et ceux pouvant être rapidement renvoyé·e·s. On retrouve l’objectif des camps d’expulsion que l’on voit germer dans le monde depuis quelques décennies pour «gérer l’asile»: rationaliser et faciliter les renvois en conservant les personnes sous le contrôle des autorités et en mettant la société civile à l’écart.

Suisse: enfermer et contrôler 

Ces CFA sont des boîtes noires: depuis les règlements internes jusqu’aux sanctions infligées en cas de non-respect, en passant par l’accès aux soins. En Suisse romande, c’est le groupe privé ORS qui est chargé de la gestion des CFA, du nettoyage à l’infirmerie, et qui délègue la «sécurité» des Centres à des sous-traitants, Securitas et Protectas. Une privatisation qui fait frémir, d’autant plus lorsque l’on sait qu’ORS est une multinationale qui régit des centres d’enfermement pour migrant·es à travers le monde.

Depuis la mise en place de cette réforme, des dysfonctionnements graves ont été révélés. Des violences de la part du personnel encadrant envers les personnes exilées, des entraves pour l’accès aux soins, etc. Du côté des autorités, le bilan n’est même pas positif : les CFA sont trop pleins et des attributions anticipées aux cantons ont dû être effectuées, permettant aux militant·es d’agir pour lutter contre les décisions abusives. Fort heureusement, et bien qu’elle fonctionne tant que possible, la machine à expulser ne parvient pas à suivre le rythme souhaité par le gouvernement.

Ces signaux d’alertes d’une locomotive qui menace très souvent de dérailler devraient logiquement tendre à revenir vers plus d’humanité et à repenser le système d’asile. Néanmoins, ils ne semblent pas suffisants pour arrêter l’extrême-droite, qui vise déjà l’étape suivante: réclamer l’expulsion pure et simple de tou·tes les migrant·es. Une odeur nauséabonde qui flotte à travers tout le continent européen…

UE: forteresse embourbée

En Europe, le règlement Dublin, qui prétendait réguler la répartition des demandes d’asile entre les pays, doit aussi assumer un constat d’échec. Les pays à la frontière sud (Grèce et Italie en particulier) sont débordés d’arrivées au point de refuser les renvois provenant de pays européens. Les collectifs de défense de l’asile peuvent ainsi se réjouir du moratoire sur les renvois Dublin vers la Grèce et du refus de l’Italie de reprendre ses «Dubliné·e·s», qui donnent aux personnes concernées le droit de rester et de voir leur demande traitée dans le pays de leur choix.

Ce n’est toutefois pas une situation tenable pour les gouvernements européens. L’Europe s’est constituée en «forteresse» dont l’accès est rendu si difficile qu’il est mortellement dangereux: près de 30 000 décès recensés en Méditerranée depuis 2014, des dizaines de morts chaque année dans la Manche, des centaines sur la route des Balkans… Alors si le règlement Dublin bat de l’aile et que les arrivées continuent, quelle option proposer ?

Entre en jeu l’extrême-droite qui dénonce de prétendus risques liés à une factice « crise migratoire », sur la base de l’existence de problèmes d’accueil qu’elle a elle-même orchestrés, avec le soutien éhonté des médias mainstream.

Externaliser l’asile: illégal, mais jusqu’à quand?

Depuis quelques années, une nouvelle idée a germé: l’externalisation hors d’Europe de la question migratoire. Cette dernière est régulièrement remise sur la table par les gouvernements, et tout aussi fréquemment la justice est saisie pour établir si l’initiative est illégale ou non.

En 2021, le Danemark, qui a vu mûrir pas moins de 42 lois en quelques années pour restreindre la migration, entamait des négociations avec le Rwanda pour y installer ses centres de traitement des demandes d’asile… et possiblement une partie des exilé·e·s à l’issue de la procédure. Le projet a fait long feu et a été abandonné en janvier 2023.

En novembre 2023, l’Italie de Meloni a signé un accord avec l’Albanie en vue d’y transférer 36 000 personnes migrantes dans deux centres en attendant le traitement de leur demande. Saisie par deux recours, la Cour constitutionnelle albanaise a suspendu le vote du Parlement sur cet accord prévu le 14 décembre, en attendant de rendre son jugement. 

En Grande-Bretagne, le gouvernement conservateur cherche par tous les moyens à lutter contre les arrivées de migrant·e·s, qui traversent au péril de leur vie la Manche sur des embarcations précaires. Depuis 2022, le plan de délocaliser les procédures d’asile des personnes venant d’Erythrée vers le Rwanda est en marche. Il a été retardé par la justice européenne et finalement rejeté, le 15 novembre 2023, par la Cour suprême du Royaume-Uni.

En effet, les juges ont déterminé que les demandes d’asile étudiées au Rwanda, qui n’est lui-même pas considéré un «pays sûr», présenteraient le risque d’être mal évaluées: des refoulements vers le pays d’origine de requérant·es ont déjà été documentés. Toute expulsion vers le Rwanda constituerait donc une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits humains qui protège contre la torture, a estimé la Cour. Ce qui n’a pas retenu le Premier ministre Rishi Sunak, qui a fait réviser le projet en définissant cette fois le Rwanda comme un «pays tiers sûr» et en incluant dans le texte l’impossibilité du renvoi des migrant·e·s vers leur pays d’origine. Cette nouvelle version a été soumise au Parlement, qui l’a accepté le 12 décembre dernier.

En Allemagne, l’externalisation des demandes d’asile est également envisagée par le chancelier Olaf Scholz (Parti social-démocrate SPD), et la décision de la Cour suprême britannique n’a pas enrayé son lancement. Les défenseurs·euses du projet proposent de mettre les demandes d’asile sous la supervision du Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (UNHCR) et de permettre le retour en Europe des réfugié·e·s statutaires, afin de contourner les reproches de manquements aux droits humains soulevés par la Cour. Une étude de faisabilité est en cours.

L’UDC et le PLR ne sont pas en reste

Nous sommes tristement habitué·e·s aux initiatives scandaleuses de l’UDC. Une motion du parti a récemment été déposée – et heureusement rejetée – au Conseil national, proposant que la Suisse délocalise des centres pour requérant·e·s d’asile en Afrique. Mais c’est le PLR qui est revenu dernièrement sur la question.

Damian Müller, Conseiller aux États, a élaboré une motion s’attaquant aux ressortissant·e·s érythréen·ne·s débouté·es de l’asile, qui ne peuvent être renvoyé·e·s dans leur pays sous la contrainte. L’auteur propose donc d’identifier un autre pays prêt à les accueillir, à tout hasard… le Rwanda. Une compensation financière serait envisageable. Validée aux États en juin dernier, la motion doit passer prochainement au Conseil national.

L’exemple britannique montre que la justice semble encore un rempart contre les indécents projets d’externalisation de l’asile vers des pays hors de l’Europe. Mais lorsque ces projets ne sont plus portés uniquement par l’extrême-droite, mais aussi par des partis sociaux-démocrates (comme en Allemagne) et par la droite bourgeoise (comme le PLR en Suisse), il y a fort à craindre que ce rempart ne s’effondre rapidement.

Les miettes de l’asile

La politique d’asile suisse propose encore quelques petites bonnes nouvelles, malgré tout. Depuis juillet 2023, les requérantes d’asile originaires d’Afghanistan doivent se voir accorder le statut de réfugié·e (permis B) à l’issue d’un examen individuel de leur demande. Et les femmes afghanes déjà enregistrées avec une admission provisoire (permis F) peuvent déposer une demande de modification de leur statut. Bien sûr, encore faut-il avoir parcouru clandestinement le chemin semé d’embûches pour arriver jusque sur le territoire helvétique. Mais qu’à cela ne tienne, cela reste une bouffée d’air frais !

Une brèche dont il faut profiter, car les détracteurs·trices ne sont pas loin. Fin décembre 2023, deux motions (l’une UDC, l’autre PLR) sont soumises au Parlement fédéral à l’occasion d’une session extraordinaire intitulée « Pratique en matière d’asile pour les femmes afghanes ». Ces motions demandent à revenir sur ce fameux changement de pratique du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) concernant les demandes d’asile des femmes et filles afghanes.

La machine à broyer des vies

Sur le terrain de la défense de l’asile, les militant·e·s constatent que ces politiques restrictives et criminalisantes provoquent des dégâts irréparables. La campagne Stop Dublin Croatie, qui dénonce depuis plus d’un an les expulsions vers ce pays où les droits humains sont bafoués (voir solidaritéS nº 424), soutient de nombreuses personnes concernées par la menace d’un vol spécial. Et cette attente sous tension provoque une telle détresse psychique qu’il y a régulièrement des alertes médicales, voire des passages à l’acte.

La santé mentale des personnes dans l’asile est fragilisée par ce qu’ils et elles ont vécu dans leur pays de départ, durant leur parcours migratoire et finalement par le racisme et la violence institutionnelle subis dans les pays «d’accueil». Et les conséquences sont dramatiques. À Genève, au début du mois de décembre, un jeune afghan de 20 ans mettait fin à ses jours. Il s’agit du troisième suicide d’un jeune arrivé mineur non accompagné depuis 2019, toujours à cause d’un manque d’encadrement, d’une structure inadaptée, d’un système qui broie les vies. Un système, qui n’a définitivement plus rien à voir avec le droit d’asile. 

Aude Martenot