Pour une histoire du football à contre-pied
Le livre Illusion du ballon. Football et Théorie critique de Luis Martínez Andrade propose de restituer le football aux opprimé·es et vaincu·es de l’histoire en s’appuyant sur les thèses de Walter Benjamin.
La catastrophe des élections européennes n’a pas tardé à se dissiper derrière l’actualité médiatiquement bien plus imposante qu’est l’Euro de football – une autre catastrophe. Les mêmes consciences qui ont choisi par les urnes la première catastrophe, pourrions-nous penser, et non sans une certaine logique – un même caractère nationaliste anime les deux gestes – soutiennent maintenant dans les stades la seconde. Ainsi s’articule à l’heure actuelle l’idéologie dominante – gardienne du continuum catastrophique – délicieusement néolibérale, même dans ses tendances fascistes le plus sombres.
Walter Benjamin, penseur révolutionnaire allemand, dans ses célèbres thèses «Sur le concept d’histoire» (1940) décrit l’histoire dominante comme le «défilé triomphal des élites», un continuum de catastrophes opérant sous couverture de l’idéologie du progrès. Il propose de faire exploser ce continuum en lui opposant une histoire révolutionnaire, qui pense la réalité historique du point de vue matérialiste des opprimé·es, des dominé·es, des vaincu·es de l’histoire.1
Certain·es intellectuel·les soutiennent que le Football – et bien sûr le sport en général – devrait être aboli pour le bien de la cause socialiste révolutionnaire, comme tous les narcotiques qui détournent les consciences de l’action politique. Dans le cumul de décombres, des massacres humanitaires et des désastres écologiques provoqués par les organisations mafieuses internationales du jeu du Football – l’UEFA et la FIFA – pouvons-nous encore effectivement sauver quelque chose? Le progrès de la catastrophe a montré ses excellents résultats lors de la dernière coupe du Monde en Qatar – 6500 ouvriers morts sur les chantiers des stades.
Abolir le foot?
Le bien connu mépris des intellectuel·les pour le Football en particulier, et pour le sport en général, semble donc retrouver confirmation dans la praxis qui est à l’heure actuelle la nôtre. Le fondateur de la Théorie critique du sport, Jean-Marie Brohm, est lui aussi de cet avis, nous rappelle Martínez dans l’introduction de son livre. Mais l’attitude critique propre à la pensée matérialiste, dialectique et ouverte, refuse les armes de l’abolition et de l’exclusion absolue, typiques de l’idéologie fasciste. Rien, dans la totalité sociale et historique toujours en mouvement, n’est absolument faux – même dans les conditions de réification totale dans lesquelles se trouve pris aujourd’hui le jeu du football. La vérité, en termes philosophiques, et la justice en termes politiques, sont, toujours et partout, en jeu.
L’histoire perçue du point de vue des dominant·es n’est pas sans fissures. Bien sédimentées dans les profondeurs de cette temporalité fausse et injuste, en apparence linéaire et homogène, du continuum de la catastrophe, des images de vérité respirent encore, d’émancipation sociale, de justice politique. Hors du temps de la catastrophe, elles vivent une temporalité alternative, ce que Benjamin appelle le Jetztzeit, le temps-actuel, le temps des images révolutionnaires.
Sédimentée, enterrée sous les stratifications dominantes de l’histoire des vainqueurs, l’histoire des opprimé·es, des dominé·es, des vaincu·es se représente à travers l’acte conscient de l’Eingedenken. Ce néologisme benjaminien, un verbe substantivé qui signifie littéralement «se rappeler, ou se souvenir dans, à l’intérieur», montre bien comment, dans l’immanence de tout objet, en l’occurrence le jeu du football, dans les profondeurs des couches avec lesquelles l’idéologie dominante l’a recouvert, il y a toujours, dialectiquement, quelque chose à sauver: des images révolutionnaires qui appartiennent à la tradition des opprimé·es. Or, la tâche de l’historien matérialiste est, dit Benjamin, celle de «rappeler à l’ordre du jour» ces images, de les actualiser.
Quand cette actualisation de la pensée rentre en contact avec ces images révolutionnaires du passé à travers l’Eingedenken, se forme ce que Benjamin appelle l’«image dialectique», la catégorie fondamentale de la philosophie de l’histoire benjaminienne. C’est une catégorie qui définit une image vraiment révolutionnaire dans une temporalité alternative au temps catastrophique de l’idéologie dominante: elle ne connait ni «continuité», ni «progrès». L’image dialectique est donc, dans la philosophie de l’histoire de Benjamin, le matériel fondamental avec lequel se charpente la tradition théorique et pratique révolutionnaire.
Déréifier le foot
Cette digression théorique est nécessaire à la compréhension du livre de Luis Martínez Andrade, qui se présente comme une «constellation d’images dialectiques». En déroulant l’histoire moderne du football dans une constellation de vingt-huit essais, ou justement «images dialectiques», Martínez restitue le jeu du ballon à la tradition des vancu·es, des opprimé·es, des dominé·es.
En brossant l’histoire moderne du football «à rebrousse-poil», dans le geste tactique du contrepied, Martínez veut réveiller les consciences de l’amnésie d’une collectivité dont se sert l’idéologie dominante, de montrer les vraies significations du jeu du football hors de sa falsification, de sa fétichisation, de sa commercialisation et de son intégration dans la société du spectacle. Bref, «déréifier» le jeu du football.
Le geste méthodologique d’interprétation de l’histoire du football utilisé par Martínez dans son livre est, des premières indications dans l’introduction aux plus denses passages d’analyse des thèses «Sur le concept d’histoire» dans le vingt-huitième et dernier chapitre, explicitement benjaminien.
Toutefois, une deuxième figure d’égale importance sert d’inspiration à Martínez: l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano (né en 1940, l’année dans laquelle Walter Benjamin, fuyant les persécutions nazies, rattrapé à la frontière entre la France et l’Espagne par la police du régime franquiste, décida de se suicider). Cet «écrivain obsédé par la mémoire» présente lui aussi une histoire, celle des classes populaires en Amérique latine, de l’époque précolombienne jusqu’en 1985, à travers une mosaïque de fragments, ou une constellation d’images, de manière éminemment benjaminienne, réunies dans une trilogie intitulée Mémoire du feu.
Parmi ses travaux sur les classes populaires en Amérique latine, le football ne pouvait évidemment pas être mis de côté. Dans son livre Le Football, ombre et lumière, (2014), écrit Martínez, Galeano «représente bel et bien une véritable analyse micrologico-marxiste du caractère mercantile du football moderne».
Dans le dernier chapitre du livre de Martínez, intitulé «Gardien de la mémoire du feu», l’auteur présente Galeano, ainsi que tout·es les historien·nes matérialistes au sens benjaminien, à travers les métaphores du gardien et du dribbleur – en politisant le football: «Gardien de la mémoire […] l’écrivain uruguayen nous a montré qu’avec l’encre comme avec un ballon, il est possible de dribbler l’Histoire officielle des puissants. »
Utopie concrète du foot
En restituant le Football aux opprimé·es, aux vaincu·es de l’histoire à travers des images où se réunissent des éléments autobiographiques, historiques, et critico-théoriques afin de rappeler le caractère festif, communautaire, solidaire et socialiste du jeu du football – l’autre histoire du football – Martínez rappelle avec son livre la force technique et tactique à l’équipe de la tradition révolutionnaire. Nous avons un nouveau «gardien du feu». Ce feu n’est pas celui de la flamme olympique, qui brûle au sommet du cortège de l’histoire dominante du sport, mais celui de la flamme révolutionnaire.
Ce feu ne brûle pas seulement l’oxygène de nos souvenirs, dans nos consciences – sans une flamme allumée dans le monde concret, dans la praxis, s’éteindrait aussi celle de nos pensées.
Un autre chapitre, une nouvelle étoile pourrait s’ajouter à la constellation d’«images dialectiques» de Martínez, une image concrète, une «utopie concrète» du football, au sens d’Ernst Bloch, vivant concrètement en dehors de l’histoire catastrophique du football dominant, qui aurait pour protagoniste des clubs de football antifascistes, solidaires et autogérés.
Simone Buzzi
1 Pour une explication claire et rigoureuse des thèses «Sur le concept d’histoire» de Walter Benjamin, se référer aux travaux de Michael Löwy en général, et en particulier à son Walter Benjamin. Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses «Sur le concept d’histoire» (Éditions de l’Éclat 2014).
Luis Martinez Andrade, Illusions du ballon. Football et Théorie critique, Paris, L’Harmattan, 2024