Une neutralité Suisse de gauche?
Que l’UDC s’accroche au mythe de la «neutralité armée» n’est pas très étonnant, ce concept est un des fondements de la réussite du capitalisme national, comme l’a encore rappelé le conseiller aux États UDC Hannes Germann. La gauche suisse s’est aussi attachée à adhérer et à entretenir ce mythe. Dernier épisode en date, le soutien du POP–PST.

L’ UDC et ses alliés ont déposé fin 2024 l’initiative «Sauvegarder la neutralité suisse». Cette neutralité doit être armée, perpétuelle, sans alliance militaires – en premier lieu de l’OTAN – et sans reprises de sanctions internationales. Elle vient d’être rejetée par le Conseil des États.
À gauche, surprise. Dans une récente prise de position, le Parti suisse du travail (PST–POP) «réaffirme sans ambiguïté que [son] soutien à l’initiative ne constitue en aucun cas un soutien à l’UDC… qui ne sert pas les intérêts de la population, mais uniquement ceux de la classe dirigeante et de l’élite économique». Et de conclure «le PST-POP s’engage à convoquer, dans les prochaines semaines, un comité national de gauche en soutien à cette initiative, qui porte un message de non-alignement à l’impérialisme étasunien et européen, de solidarité internationale et de paix». Cette proposition est pour le moins curieuse et critiquable sur plusieurs aspects.
La neutralité armée pour s’ouvrir des marchés
La notion de neutralité, mentionnée dans la Constitution fédérale (article 173 al a), a fait l’objet de nombreuses interprétations et applications selon les situations historiques. Le mythe de la neutralité propose aussi une représentation du monde et de son fonctionnement.
Ce concept politique est étroitement associé à la prospérité économique et au succès de son modèle économique. Il faut donc s’interroger d’une manière plus globale et plus fondamentale.
Un pays impérialiste, participant à l’exploitation de la force de travail et au pillage des ressources naturelles d’autres pays, étendant son emprise économique et financière sur la majorité de la planète peut-il être considéré comme «neutre»? En effet la Suisse participe activement dans l’organisation et la stabilité d’un ordre mondial capitaliste, à une échelle significative, par l’extension des marchés pour ses propres multinationales et en accueillant et finançant de grandes compagnies mondiales de négoce de matières premières.
Les activités de groupes comme Nestlé, par exemple, modifient l’économie, la société et la politique des pays où elles se développent. L’intervention du SECO l’année dernière auprès de l’OMC contre une loi sur la santé publique au Mexique relayait ainsi les préoccupations de Nestlé. D’autres grands groupes sont parmi les leaders mondiaux de secteurs économiques aussi divers que la cimenterie, la chimie, la pharma, la finance, les machines, l’alimentation. L’ensemble de ces activités détermine les conditions de vie de nombreuses populations.
Il paraît donc difficile d’accoler une quelconque neutralité à la Suisse, même si elle est absente des conflits armés par une présence directe.
Neutralité égale prospérité?
C’est justement parce cette «neutralité» a contribué substantiellement à l’essor du capitalisme suisse, en lui donnant une dimension impérialiste sans commune mesure avec la taille du pays, que les partis bourgeois la considèrent comme une notion essentielle à défendre.
Accueillir l’argent du pillage de la nature, de l’exploitation du travail et de la corruption endémique à l’échelle planétaire, voilà qui illustre comment est appliqué l’art. 54 de la Constitution selon lequel «La Confédération s’attache à préserver l’indépendance et la prospérité de la Suisse». Cette définition occulte aussi le caractère de classe de notre société, l’accumulation des richesses est accaparée par les capitalistes, principaux bénéficiaires de cette «neutralité» et de cette prospérité.
Invoquer la «neutralité» permet d’occulter complètement le rôle de la Suisse dans l’organisation de l’ordre du monde et d’esquiver les critiques sur les conséquences de ces activités. Faire des affaires, serait ainsi une action «pacifique», même dans les pires dictatures!
La place financière et de négoce des matières premières n’est pas non plus «neutre» par rapport aux destructions de l’environnement et à l’augmentation de l’usage des énergies fossiles, responsables du réchauffement climatique.
Alignement sur l’OTAN sans adhésion formelle
L’initiative sur la neutralité réaffirme son opposition aux alliances militaires, ce qui justifie pour elle une neutralité armée, et par conséquent une justification de l’augmentation des crédits militaires et des moyens de défense! Rester hors de l’OTAN et augmenter les dépenses de l’armée est cohérent pour l’UDC. Que le POP-PST la suive témoigne que son obsession pour l’OTAN l’aveugle.
L’extension de l’OTAN vers les pays de l’est après 1991 a surtout été utilisée par les États-Unis pour vendre abondamment du matériel de guerre et étendre son influence commerciale. Cette politique s’applique aussi pour les pays de l’UE, pour qui s’ouvrait enfin le marché russe, en particulier dans le domaine énergétique.
Sur le plan militaire, cette neutralité suisse est assez curieuse. L’alignement sur l’OTAN s’est réalisé très vite, même en restant formellement en dehors de l’alliance. Durant la guerre froide, la plupart de standards de l’armée étaient compatibles avec ceux de l’OTAN (systèmes d’armes, munitions, communications). Les principaux systèmes d’armes (par exemple l’aviation et les blindés) ont été acquis auprès de pays membres de l’OTAN. Si la Suisse restait en dehors des manœuvres de l’OTAN sur le terrain, il n’en allait pas de même sur le plan diplomatique, financier et matériel. Par exemple, aucun équipement ne fut acquis auprès de la Suède, pays européen officiellement neutre, et qui disposait durant toute cette période d’une industrie d’armement importante. Au contraire, les trois dernières générations d’avions de combat ont été made in USA.
Après l’éclatement du Pacte de Varsovie et de l’URSS, cet alignement s’est poursuivi de manière un peu moins visible. Entouré par des pays membres de l’OTAN, il est difficile de croire que cet espace «neutre» puisse être menacé séparément, que ce soit par voie terrestre ou aérienne. La récente augmentation de 2 milliards du budget militaire est justifiée de manière totalement idéologique. La guerre de la Russie contre l’Ukraine devient un prétexte idéal pour relancer le nationalisme et les dépenses militaires, sous couvert de défendre la neutralité armée.
Plutôt que de réfléchir en termes de blocs militaires, il faut refuser les crédits militaires dans leur ensemble pour les attribuer aux besoins sociaux et environnementaux. Combattre les menaces d’appauvrissement, de précarité et de réchauffement climatique est d’un point de vue écosocialiste une stratégie plus cohérente que de courir après des concepts défendus par les forces bourgeoises.
Neutralité égale pas de sanctions?
L’application de cette initiative permettrait-elle d’éviter des sanctions «arbitraires et criminelles»? Le PST entretient une confusion, laissant croire que des sanctions décidées au niveau de l’ONU contre l’État colonial israélien seraient possibles avec cette initiative. Le blocage au niveau du Conseil de sécurité, par le veto des États-Unis, voire d’autres pays, rend irréaliste cette perspective.
La pression pour s’aligner sur les grandes puissances occidentales pousse une partie de la classe politique suisse à adapter de nouvelles positions, comme la présence de la Suisse dans le Conseil de sécurité de l’ONU. L’application des sanctions décidées par l’UE contre la Russie provoque aussi des réactions divergentes. Serait-ce ce volet qui gêne le PST et le fait rejoindre la dénonciation des sanctions exprimée par l’UDC?
Pourtant même lorsque des sanctions sont formellement adoptées, leur contournement est possible. Les sanctions décidées par l’UE contre la Russie sont appliquées avec parcimonie: retard dans les sanctions, blocages insignifiants des avoirs russes dans des banques (6–7 milliards sur 150–200 milliards), commerce florissant du gaz, du pétrole et de l’acier russes, commerce record de l’or russe et du charbon en 2022 (la Russie est parmi les premiers mineurs mondiaux).
Il s’agit simplement de continuer à faire des affaires avec celui qui se présente au guichet (et les Russes sont de très bons clients) ou d’esquiver la condamnation de l’impérialisme russe. Ainsi il est alors parfaitement possible de se cacher derrière la feuille de vigne de la neutralité.
Pour un anti-impérialisme cohérent et global
Enfin, le PST dénonce les impérialismes étasuniens et européens, mais passe sous silence l’impérialisme suisse, et ignore l’impérialisme russe. Un non-alignement est insuffisant pour combattre le pillage et l’exploitation des populations sur l’ensemble de la planète et dénoncer le rôle des multinationales ayant leur siège en Suisse. Construire une solidarité active avec les peuples s’opposant à ces pillages nous parait une voie plus prometteuse que des accords internationaux «de paix et de coopération».
L’évocation d’alliances «alternatives», comme celui formé par le bloc des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), paraît tout aussi absurde lorsque on analyse les politiques de ces pays vis-à-vis de leurs populations et de l’environnement. Ces pays, même avec leurs déclarations anti-étasuniennes, ont aussi leur part de responsabilité dans l’oppression et l’exploitation des classes populaires, et dans le maintien d’un ordre mondial injuste et militariste. L’opposition aux États-Unis ne suffit pas à elle seule à adopter une politique d’émancipation et de libération sociale.
Preuve de cette incohérence, le PST dénonce certaines sanctions contre la Russie et la Biélorussie «Rappelons donc ici aussi que ces sanctions entraînent également des conséquences néfastes pour les peuples européens», mais affirme d’un autre côté, avec raison, la nécessité de sanctions contre l’État d’Israël qui «viole en toute impunité le droit international».
Loin de ces calculs et arrangements diplomatiques, nous sommes favorables à toutes les pressions (et donc des sanctions) et prises de position allant dans le sens de la justice sociale, de l’expropriation des grandes fortunes issues de la spoliation des peuples ou des responsables des guerres et des crimes contre l’humanité, en rompant avec l’ordre et les désordres établis. Rester «neutre», fermer les yeux sur les exactions et les destructions guerrières, économiques, environnementales et sociales revient à rester complice d’un système mondial profondément injuste.
Sortons de la neutralité, en nous engageant activement pour un avenir sans oppression ni exploitation, et cessons de continuer à alimenter un mythe trompeur.
José Sanchez