Ukraine
La gauche et la question de la défense
Les slogans sur l’abolition de la guerre ne relèvent plus de la politique. Une discussion sérieuse doit partir de la réalité des menaces et ne pas confondre le militarisme, à rejeter, avec défense d’un espace démocratique, dans lequel il reste possible de lutter contre le néolibéralisme.

Avant même de commencer à parler de défense, nous devons nous poser une question fondamentale: faisons-nous face à une menace réelle? Pour y répondre, nous devons définir ce que nous entendons par «nous».
Au niveau national, pour la plupart des pays d’Europe centrale et occidentale, il n’y a aucun risque d’invasion militaire directe. Et de nombreux populistes de gauche et de droite ne s’expriment qu’en termes nationaux: «Il n’y a pas de menace militaire pour notre nation, alors pourquoi dépenser de l’argent pour la défense?»
Mais cette position est contre-productive. En attisant les sentiments isolationnistes, la gauche fait le jeu de l’extrême droite. Dans ce domaine, celle-ci est plus cohérente, car elle promeut l’égoïsme dans tous les domaines. La gauche est ainsi toujours perdante à ce jeu.
Si nous adoptons, plutôt, une perspective européenne, nous devons admettre que oui, l’Europe en tant qu’entité est menacée. En revanche, la forme de cette menace varie selon les endroits.
Domination russe à l’Est, gouvernements d’extrême droite à l’Ouest
Si nous incluons l’Ukraine dans notre conception de l’Europe, alors la guerre est déjà là, et elle est énorme. Or, la production européenne d’armes est loin d’être suffisante pour couvrir ne serait-ce que les besoins immédiats de l’Ukraine. Cela signifie qu’il faut augmenter la production et envoyer les armes là où elles sont nécessaires.
Pour les pays situés à l’ouest de l’Ukraine, le danger ne vient pas des chars qui fonceraient sur Berlin. Un scénario plausible serait une provocation dans les pays baltes, destinée à tester la crédibilité de la dissuasion européenne. N’oublions pas que les avions de combat et les drones russes violent déjà l’espace aérien des pays voisins et testent progressivement les limites.
Du point de vue de Poutine, le scénario est tentant. L’autocrate parie que l’Europe occidentale ne se battra pas pour quelques millions d’Estoniens, de Lituaniens ou de Moldaves. Et il a des raisons de le croire. Si les grands États décident effectivement que cela n’en vaut pas la peine, alors leur dissuasion s’effondrera.
Pendant des décennies, l’Europe a compté sur la puissance militaire étasunienne. Mais ce mécanisme de sécurité s’effrite. Le problème, c’est que les secteurs stratégiques nécessaires au fonctionnement des armées européennes dépendent presque entièrement des États-Unis: transport aérien, renseignement par satellite, missiles balistiques, défense aérienne, etc.
Si les États-Unis se retirent, les systèmes de défense des pays européens deviendront complètement inopérants. La réalité aujourd’hui est que l’existence des pays européens dépend du régime d’extrême droite de Trump, qui ne réagira probablement pas en cas d’invasion. Ils sont également vulnérables au régime d’extrême droite de Poutine, qui se réarme, se mobilise et cherche activement la confrontation. Les pays baltes, la Pologne et la Finlande doivent donc reconstituer leurs stocks et renforcer leurs infrastructures.
Erreur historique?
Lorsque votre voisin est la deuxième puissance militaire mondiale, qu’il bombarde quotidiennement des villes, consacre un tiers de son budget à la guerre et qualifie votre pays d’«erreur historique», la capacité à se défendre ne peut pas être taxée de course à l’armement. C’est une question de survie. Mais cette survie n’est possible qu’avec l’aide des alliés d’Europe occidentale, car aucun pays d’Europe de l’Est n’est capable de produire les armes nécessaires et d’affronter seul l’armée russe.
En Europe occidentale, la menace est différente. Il s’agit moins d’une invasion que de la montée de l’extrême droite. Pour Poutine, pour Trump, pour J. D. Vance, le scénario idéal est clair: une Europe de l’Est sous domination russe, une Europe occidentale dirigée par des gouvernements d’extrême droite qui partagent leur vision d’un monde divisé en zones d’influence autoritaires.
Ici, la défense a donc une autre signification: lutter contre la désinformation; protéger les infrastructures ; bloquer l’argent étranger dans la politique ; se défendre contre les cyberattaques, le sabotage et le chantage énergétique. Et aider ceux qui ont immédiatement besoin d’armes pour survivre.
En bref: nous devons adapter nos outils aux menaces. Et surtout, nous devons cesser de penser uniquement en termes nationaux étroits. Car c’est précisément cette logique nationale qui a alimenté des siècles de guerre, de destruction et de division sur le continent européen.
Défense et militarisme
Il faut distinguer le militarisme de la défense. Le militarisme, c’est considérer la guerre comme opportunité commerciale, motivée par le profit capitaliste. C’est aussi placer la guerre au centre et y subordonner toute la société. La défense, c’est la capacité de la société à se protéger contre les agressions. Et aujourd’hui, alors que les trois plus grandes puissances militaires menacent ouvertement d’envahir d’autres pays – la Chine veut annexer Taïwan, les États-Unis ont évoqué celle du Groenland, et la Russie mène déjà une guerre en Ukraine – on ne peut pas prétendre que le problème de la défense n’existe pas.
Pour notre camp, le problème n’est pas la production en soi. Le problème est de laisser le marché décider ce qui est produit, pour qui et selon quelles règles. C’est là que se trouve le véritable champ de bataille. Qui décide? Dans quel but? Dans quelles conditions? Et c’est là que la gauche a un rôle crucial à jouer s’agissant des armes: imposer des règles strictes en matière d’exportation, assurer la transparence des contrats et le contrôle démocratique sur leur destination.
Aujourd’hui, même au sein de ma propre organisation, j’entends dire: «Nous n’avons pas la capacité d’imposer de telles règles. » Et je réponds: «Avons-nous plus de capacité à abolir la guerre et les armes sur toute la planète?»
À ce stade, nous devons être honnêtes. Les slogans sur l’abolition de la guerre ne relèvent plus de la politique. Ils sont beaucoup plus proches de la religion, insensibles aux exigences de la réalité. Lorsque nous formulons des revendications prétendument radicales sans aucun moyen de les réaliser et sans organisation de masse en vue, le résultat pratique est simple: nous abandonnons le terrain à ceux qui sont déjà au pouvoir. Ils organiseront alors leur défense selon leurs propres intérêts. Et nous obtiendrons exactement le militarisme que nous prétendons combattre.
Maximalisme minoritaire
Nous pouvons bien sûr prétendre que le fait d’adopter des positions maximalistes aiguisera les contradictions, approfondira les divisions sociales et précipitera l’effondrement de l’État bourgeois. Et que cet effondrement apportera la révolution, la lutte finale. Même si l’extrême droite est forte. Même si une dictature militarisée se dresse à côté. Parce que nous parions que lorsque notre État s’effondrera, les populations des dictatures militarisées voisines se soulèveront – et que dans notre pays, ce sera nous, et non l’extrême droite, qui prendrons le pouvoir.
D’accord… Mais soyons sérieux un instant. Quelle est la probabilité que les gens se révoltent dans des États militarisés, d’extrême droite et illibéraux, soumis à une surveillance de masse? Et dans un monde de violence nue, où le pouvoir se décide par la force des armes, quelles chances la gauche d’aujourd’hui a-t-elle réellement contre l’extrême droite?
La politique n’est pas une question de fantaisie. Il s’agit d’analyser le rapport de force réel et de faire avancer ses objectifs dans ce cadre. La question qui se pose à nous est donc simple: quelle est la position réaliste de la gauche européenne dans les conditions actuelles?
Elle doit partir de deux exigences simultanées. Premièrement, garantir la survie structurelle d’un espace démocratique. Deuxièmement, lutter de l’intérieur de cet espace pour redéfinir son contenu politique et social.
Cela signifie lutter deux fois plus fort contre les politiques néolibérales, mais sans renoncer au cadre démocratique dans lequel cette lutte est encore possible.
Nous avons commencé par nous demander ce que nous entendons par «nous». Bien sûr, du point de vue de la gauche, il ne s’agit pas d’un État-nation ou d’une communauté européenne, mais de la classe ouvrière mondiale. Or, nous devons garder à l’esprit que ni la vie humaine, ni les droits des travailleur·ses, ni l’environnement ne peuvent être protégés dans un État qui tombe dans la «zone d’influence» de puissances impérialistes extractivistes autocratiques comme la Russie, la Chine et, progressivement, les États-Unis.
Dans un monde dominé par une politique des grandes puissances sans contrôle, les organisations progressistes et leurs valeurs sont toujours anéanties, d’abord politiquement, puis physiquement.
La démocratie libérale est pleine de contradictions. Mais ce sont des contradictions contre lesquelles nous pouvons lutter de l’intérieur. La liberté de former des syndicats, les droits des femmes, les politiques sociales, la solidarité internationale – tout cela n’est pas abstrait, mais renvoie à des infrastructures matérielles qui dépendent de notre capacité à préserver le petit espace de liberté qui a été ouvert, dans nos sociétés, au prix de grands sacrifices.
La Suisse, refuge pour les criminels de guerre et leur argent
Quelques mesures concrètes qui peuvent être prises en Suisse:
- S’opposer à la stratégie de la Suisse qui consiste à se cacher derrière sa «neutralité» tout en faisant commerce avec des criminels de guerre.
- Abolir définitivement le secret bancaire et les paradis fiscaux qui font de la Suisse un paradis pour les corrompus et les criminels.
- Exiger des sanctions plus sévères et des mesures diplomatiques maximales contre les États qui commettent des crimes de guerre et violent le droit international.
- Soutenir la confiscation des centaines de milliards d’actifs russes gelés et leur utilisation pour financer la défense de l’Ukraine et la sécurité européenne. Certains craignent que cela ne crée un dangereux précédent. Ils ont raison! La justice est toujours un dangereux précédent dans un système conçu pour protéger les riches. Mais c’est le seul précédent qui vaille la peine d’être créé.
- Autoriser la réexportation d’armes vers l’Ukraine et s’opposer à la vente d’armes aux dictatures et aux États qui violent le droit international.
- Refuser les dépenses de plusieurs milliards pour la «défense nationale». La Suisse n’est pas menacée par l’Allemagne, la France ou l’Italie. Cet argent devrait plutôt contribuer à la sécurité collective européenne.
- Se détourner des combustibles fossiles russes et investir massivement dans les énergies renouvelables. L’autonomie énergétique est synonyme de sécurité. Chaque franc dépensé pour le gaz russe est un franc dépensé pour la guerre de Poutine.
Hanna Perekhoda
Publié initialement sur son blog sur Mediapart. Coupes et intertitres de la rédaction