Socio-histoire du théâtre public français: Questionner l’entre-soi

Interpellée par son expérience personnelle de l’entre-soi qui règne au sein du théâtre public français, Marjorie Glas, sociologue, a effectué une thèse sur la socio-histoire du théâtre français entre la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui, publiée sous le titre Quand l’art chasse le populaire. Entretien.  

Des acteurs et actrices de la pièce Booom au Théâtre de Vidy
Le Théâtre de Vidy a présenté en avril 2023 la pièce Booom du collectif Luxxx, qui évoque la lutte de la ZAD du Mormont. Deux mois plus tard, le Théâtre évacuait le collectif 43m2 qui s’était installé dans la cafétéria du théâtre pour alerter sur le manque d’hébergement d’urgence à Lausanne…

On date la naissance d’un théâtre à vocation sociale, c’est-à-dire qui ne s’adresserait pas qu’à la bourgeoise, mais qui pourrait avoir une vocation émancipatrice, instructive, éducative, et pas seulement divertissante, à la fin du 19e siècle. C’est corrélé à l’émergence en Europe du monde syndical et du mouvement marxiste. J’ai personnellement travaillé sur la France, mais on trouve des mouvements assez analogues en Allemagne, et probablement aussi en Suisse. 

Ce théâtre populaire va beaucoup être mis en place dans les usines, sur les lieux de travail, où l’idée est d’utiliser le médium théâtral, tant pour son aspect artistique que pour la maîtrise oratoire qu’il entraîne, ce qui permet aussi aux pratiquant·es de s’affirmer politiquement. Il y a aussi cette idée d’un théâtre qui parlerait au peuple, donc on commence à avoir des auteur·ices, comme Romain Roland, qui commencent à écrire des pièces qui parlent spécifiquement du monde du travail. 

Dans les années 1920, ce théâtre-là va être utilisé dans les mouvements d’éducation populaire qui visent à éduquer les classes populaires à travers des outils qui leur donnent du pouvoir pour agir. Il ne s’agit pas d’être dans une éducation où la personne est passive, mais au contraire, c’est la rendre actrice de sa propre vie. La pratique du théâtre, en tant qu’outil d’affirmation de soi, de prise de parole en public et d’espace de réflexion sur la condition ouvrière entre donc parfaitement dans ce cadre. 

En France, on distingue deux mouvances de l’éducation populaire, une communiste et une catholique. Pour les communistes, c’est la CGT qui va avoir un rôle extrêmement important et structurant dans l’investissement de la question culturelle comme un espace d’émancipation. De l’autre côté, la mouvance catholique investissait plutôt l’idée d’un esprit sain dans un corps sain, tout en promouvant l’idée de jeunes gens qui soient amenés à réfléchir à la vie. L’objectif politique n’était pas le même, mais il y avait quand même, en tout cas, cette idée d’un côté d’une émancipation de sa propre condition, puis de l’autre côté, d’une instruction. 

Ces mouvements-là, en France, ont été accompagnés à un moment par le monde politique, notamment sous le Front populaire, en 1936, qui a mis en place un premier ministère de l’Éducation populaire, etc. Donc historiquement, le théâtre populaire est un mouvement qui a été porté politiquement par la gauche. C’est devenu, très tôt, un enjeu politique très fort en France et ça, c’est très important parce que ce n’est pas le cas dans tous les pays. C’est aussi ce qui explique qu’en France, la question du théâtre a aussi été très investie publiquement. 

Ce qui se passe après la Deuxième Guerre mondiale, c’est la réactivation de ce théâtre populaire, avec cette idée qui circule beaucoup dans les milieux intellectuels que si les gens avaient été mieux éduqués, les atrocités de la guerre ne seraient pas arrivées. Il y a aussi l’influence de l’École de Francfort, très en lien avec cette philosophie-là, qui essaime beaucoup en Allemagne et en Angleterre. 

Spécifiquement, en France, les mouvements résistants ont un rôle important à travers le cadre du Conseil national de la résistance, dans lequel on retrouve tous ces éléments de programme concernant la culture, fondé sur ces expériences d’éducation populaire, et qui considèrent que la culture, au premier rang de laquelle le théâtre, doit être un espace d’émancipation. 

Pourquoi le théâtre? Parce que le théâtre est un espace, d’une part, de représentation physique, dans lequel on considère que les gens peuvent avoir un rapport critique à la scène. Et puis le théâtre est aussi, à l’époque, l’art majeur, la discipline majoritaire dans plein de milieux sociaux. Des troupes de théâtre populaire vont commencer à essaimer la France dans une logique d’opposition aux formes commerciales et privées du théâtre de boulevard, qui est le théâtre bourgeois de l’époque. Bourgeois, parce qu’il ne parle que du monde bourgeois, ne s’adresse qu’aux bourgeois, et qu’en plus il est très cher et considéré abrutissant. 

L’idée, c’est donc de proposer un théâtre de création, un théâtre d’art, tel qu’il existe déjà depuis la fin du 19e siècle, un théâtre où on réécrit du répertoire, où on retrouve un grand soin apporté à la mise en scène, un jeu moins explosif. En parallèle et indissociable du travail de création, d’innovation, on retrouve un travail auprès des publics, l’idée étant de toucher le plus large possible. Ces pratiques vont se populariser notamment via l’arrivée en France, dès 1954, des pièces du dramaturge allemand Bertolt Brecht, représentant idéal du théâtre populaire.

Brecht c’est un metteur en scène allemand, mort en 1956, qui a donc plutôt commencé et pratiqué dans les années 20-30 en Allemagne. C’est lui qui a fondé le Berliner Ensemble en Allemagne, et il revendiquait ouvertement son communisme. Il a construit un théâtre à vocation émancipatrice à travers divers registres. C’est-à-dire qu’il y a plusieurs dimensions dans ses textes proposés. Certains sont didactiques et ont vocation à amener le·a spectateur·ice à se positionner dans le monde, à prendre parti. Il refuse une posture universaliste, qui chercherait à parler à tout le monde, au profit d’une lecture de classe de la société divisée entre dominant·es et dominé·es. Il y a cette idée de donner des clés de compréhension du monde au·à la spectateur·ice afin qu’iel puisse ensuite avoir, de manière autonome, des clés d’analyse et se battre. 

Ses pièces, qu’il appelle «didactiques», n’ont pas vocation à être jouées devant un public, mais à être travaillées en classe, etc. Ce sont des outils pédagogiques qui permettent de réfléchir la question de l’existence, sa place dans le monde. Il interroge beaucoup la question de l’obéissance, du rapport à l’autorité. D’autres pièces se veulent plutôt populaires, L’Opéra de quat’sous, par exemple, une comédie musicale, met en scène des gens issus des classes populaires qui sont en difficulté et qui se battent dans le monde afin  d’aider le spectateur à se positionner. 

Et puis, il va avoir aussi un effet sur les artistes puisque jusqu’alors, en France, la mise en scène est en fait très basique, c’est-à-dire qu’on est plutôt dans une logique d’appliquer le texte à la lettre. Brecht apporte cette idée de la distanciation, l’idée du travail de mise en scène. Ces deux aspects vont bouleverser le théâtre français: à la fois la question du rôle politique du théâtre mais aussi le fait que la mise en scène permet de poser un regard critique, distancié, autonome, proactif sur la pièce. Ce mouvement va donner naissance à la figure de·de la metteur·se en scène qui n’existait pas jusque-là ou beaucoup moins.

Lorsqu’on se penche sur les profils des tenant·es du théâtre populaire de l’époque (ceux qui travaillent dans les années 1950-60), on relève qu’on a affaire à des gens formés sur le tas. Ce ne sont pas des gens qui possèdent de grosses formations théoriques. S’ils ont des formations théoriques c’est, pour certains, parce qu’iels ont eu, à travers leur engagement communiste, des lectures marxistes. 

Ce sont des gens qui ont été formés, très jeunes, dans la pratique. Ceci les rend aussi très pragmatiques, très ajustables. Iels évoluent dans des économies très fragiles, de bout de ficelle. Il y a donc un très fort enjeu à avoir du public, notamment au niveau financier, à travers la billetterie. Il existe une adaptation et une inventivité forte, moins de dogmatisme, de modèles. C’est là que s’invente l’action culturelle, ou ce que sera l’action culturelle. 

Pour revenir à l’exemple de la couronne rouge, on trouve dans ces communes beaucoup de théâtres investis par des militant·es et soutenus par les mairies. À Aubervilliers, par exemple, le théâtre de la Commune va mettre en place un travail de création de troupes d’ouvrier·es. L’idée étant qu’on mélange, en fait, ouvrier·es et artistes pour travailler ensemble. L’idée est de se dire: au fond, on n’emmènera pas les gens au théâtre tant qu’iels n’auront pas été traversé·es par l’expérience théâtrale. En les amenant à jouer, à raconter leur expérience, on en fait également des spectateur·ices. Il y a vraiment cette idée de parcours, de se dire: on ne peut pas leur montrer tout d’un coup une pièce contemporaine. Ça ne peut pas leur parler tout de suite. 

Ces acteur·ices du théâtre populaires s’installent également à Aubervilliers et rencontrent des ouvrier·es, via notamment les syndicats, et connaissent ainsi le mode de vie ouvrier sans le fantasmer. Il y a aussi une chose qui serait aujourd’hui, en France, impossible, c’est le fait de traduire des classiques pour qu’ils soient accessible aux travailleur·ses immigré·es, majoritairement algérien·nes et portugais·es, qui sont nombreux à Aubervilliers. Et donc on voit effectivement à cette période des Molière jouées en portugais ou en dialecte. 

L’idée de parcours de spectateur·ice crée un enjeu de diversification du répertoire. Il y a par exemple, toujours un ou deux spectacles drôles programmés parce qu’on sait que le rire permet de se détendre, d’avoir un accès plus facile au du public. Les classiques sont aussi souvent programmés puisque les gens viendront plus facilement s’iels connaissent le nom. Et puis ensuite, on pourra arriver à du drame, à un répertoire contemporain. Donc c’est intéressant parce que ce sont des gens qui ont à la fois une grande croyance dans l’idée que le théâtre peut changer le monde et en même temps, il n’y a pas de naïveté. Aujourd’hui on trouve une immense naïveté dans l’idée du choc esthétique : une bonne pièce, ça touchera tout le monde, sans barrières de classe.
Il y a aussi, dans les années 1960, beaucoup d’animateur·ices de troupes qui vont se mettre à écrire des textes sur la base d’entretiens menés avec des ouvrier·es afin d’identifier les thèmes qui leur tiennent à cœur et travailler spécifiquement dessus. Je pense notamment à un texte écrit par Jacques Kraemer qui a travaillé au Théâtre Populaire de Lorraine, la pièce Minette la bonne Lorraine. Minette, c’est le nom qu’on donne à l’acier dans les foyers sidérurgistes. Il a donc fait tout un travail en allant en usine.

Ces tentatives fonctionnent plus ou moins. On a beaucoup, dans les archives, comme dans les entretiens que j’ai pu faire, de retours sur la difficulté de diversifier les publics. Jacques Kraemer, qui a fondé le Théâtre populaire de Lorraine, raconte, par exemple, qu’il allait en usine et qu’en fait il n’y avait que les camarades du Parti Communiste qui venaient pour lui faire plaisir et ils se faisaient chier! Et, voilà, il y a du monde qui vient et pour autant, ce n’est pas non plus majoritaire. Ça reste une pratique de «prolétaires éclairés», c’est-à-dire d’ouvrier·es qui ont eu accès à la culture par le syndicat. Ça montre aussi à quel point la question des relais, notamment politiques et syndicaux, est importante. 

J’ai retrouvé des chiffres de fréquentation. Par exemple, à Aubervilliers, on monte à 18% d’ouvrier·es. Aujourd’hui, on est en moyenne à 5-6% dans les théâtres en France. Donc, c’est quand même largement supérieur, et ce dans un contexte où le théâtre était perçu comme un divertissement ultra bourgeois. Ce n’est quand même pas rien d’avoir en quelques années quasiment un cinquième de la salle qui est composé d’ouvrier·es. On reste néanmoins dans une proportion minoritaire qui souligne les difficultés rencontrées.

Une première chose, c’est la transformation des profils. Je vous disais plus tôt que la première génération du théâtre populaire était constituée d’individus formés sur le tas, peu diplômés et issus des classes moyennes. Émergent à partir des années 1960 des profils beaucoup plus diplômés, des gens comme Patrice Chéreau, Jean-Pierre Vincent, etc. Elles et eux sortent de lycées parisiens très prestigieux et viennent de milieux très fortement dotés scolairement et socialement. Ce point est important puisque le côté pragmatique de la première génération fonctionnait précisément parce qu’elle n’était pas dogmatique, ce n’étaient pas des théoricien·nes, c’était des faiseur·ses. 

Avec ces profils universitaires, on a désormais affaire à des théoricien·nes qui possèdent une culture générale et une connaissance de l’art très approfondie. Pour elleux, le travail d’innovation ne va pas tant se situer dans la manière de travailler auprès du public, même si c’est quelque chose qui reste important pour elleux, mais plutôt dans la question de l’innovation formelle. Ils ont un rapport très expert à la question esthétique, ce qui n’était pas du tout le cas, ou beaucoup moins, avant. 

La deuxième chose, c’est l’arrivée de nouvelles esthétiques venues de l’étranger via, notamment, le Festival mondial de théâtre de Nancy. Ce renouvellement esthétique se retrouve également en littérature à travers l’apparition du nouveau roman, en cinéma avec la nouvelle vague, etc. Toutes ces nouvelles esthétiques vont aller vers l’idée d’un éclatement de la narration et du récit. La question esthétique, plastique des spectacles gagne en importance au détriment du texte qui devient un peu secondaire. C’est-à-dire, qu’à partir du moment où on éclate la narration, de toute façon, la question de la compréhension de la pièce est tout à fait secondaire.

Ce mouvement est aussi rendu possible par un contexte intellectuel global tourné vers le structuralisme. Ce courant n’avait pas eu beaucoup de succès en France jusqu’à la fin des années 1960, puisque le courant marxiste y était très opposé. Les milieux intellectuels français sont baignés, durant les années 1960, dans le marxisme. Il y a énormément d’artistes qui sont encarté·es au Parti communiste ou qui sont maoïstes. Mais, progressivement, le structuralisme va supplanter les mouvements marxistes et va permettre de légitimer l’intérêt porté à la forme plutôt qu’au fond. 

Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de discours portés sur la question du public. Néanmoins celleux qui les tiennent font face à la difficulté d’une complexification des esthétiques qui les rendent plus difficiles d’accès. Et c’est donc face à cette impasse qu’on voit apparaître cette idée du choc esthétique, cette idée de dire : de toute façon, une œuvre est universelle, elle touchera les personnes, quoi qu’il en soit. La question de la compréhension devient très secondaire, quand bien même on voit bien dans les retours du public, à l’époque, des gens qui disent « mais j’ai rien compris, je me suis ennuyée, je me sens bête ». Cette nouvelle génération va progressivement prendre la direction des lieux subventionnés qui attestent en même temps d’une baisse radicale de la fréquentation des classes populaires, c’est assez net.
Plutôt que de se remettre en question, la question esthétique va être réaffirmée. Et comme ces esthétiques coûtent beaucoup d’argent – elles  nécessitent un travail lumière plus poussé, de la scénographie, beaucoup de temps de répétition parce que l’apprentissage des textes est plus complexe, un travail de comédien plus complexe – l’argent va aller davantage à la création. C’est un moment où on va beaucoup licencier des animateur·ices, des médiateur·ices qui faisaient le travail de mise en relation avec le public et je précise aussi que c’est le moment où s’opère une véritable distinction, une séparation entre les pratiques de mise en scène, les pratiques artistiques et les pratiques de mise en relation avec le public, alors que jusqu’ici, la question de la médiation était fondamentale et incluait les directeur·ices et les artistes elleux-mêmes.
On peut alors se questionner sur le soutien politique apporté à ce mouvement. C’est-à-dire que ce que je n’ai pas précisé avant, c’est qu’en France, le financement du théâtre public s’est fait au nom de deux piliers: défendre un théâtre de création qui n’existerait pas dans le privé et défendre la question du public. Comment les pouvoirs publics, qui sont de droite dans les années 70, acceptent cela? Cela s’explique par le fait que l’institutionnalisation du théâtre va se faire autour de la figure du·de la créateur·ice. C’est l’État lui-même qui va nommer à la direction des lieux des gens issus de l’avant-garde en revoyant les critères de subventionnement. La création en devient un et la question des publics, si elle continue à être importante, devient une question quantitative. Ce qui compte, c’est de remplir les salles. En revanche, la qualité socio-démographique du public devient tout à fait secondaire. 

L’histoire du théâtre public en France est construite autour des grandes figures. Je trouvais intéressant de travailler à partir d’une cohorte de grands noms tout en y conservant les individus qui ont eu des carrières déclinantes, ou ratées, et de comprendre les raisons de cet échec. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment, iels n’ont pas réussi à s’ajuster? Il y a des effets de disposition individuelle, d’origine sociale. Certain·es des enquêté·es n’étaient pas assez doté·es socialement, scolairement pour s’ajuster, ou alors ne le souhaitaient pas, parce que leur système de valeurs les poussaient à maintenir des pratiques théâtrales tombées en désuétude dans les années 60. 

C’est assez intéressant de voir que l’évolution du système a donné la part belle aux gens les plus dotés, les plus diplômés, celles et ceux qui sont capables de se mettre en réseau, les plus stratèges. Ça me paraissait aussi intéressant parce que le champ théâtral fonctionne encore ainsi aujourd’hui. On est dans une époque où le rapport concurrentiel est peut-être moins fort que dans les années 80-90. Il y a moins d’argent et moins de prétendant·es. Pour autant, le profil type est largement homogénéisé, ce qui est problématique en termes de démocratisation de l’accès aux fonctions de direction et de programmation. 

Cette évolution, je la montre sur le théâtre, mais divers sociologues la montrent dans d’autres domaines. Mai 68, c’est une telle déflagration que dans les différents champs s’opèrent des révolutions symboliques, des prises de pouvoir. C’est le cas dans le monde littéraire. Boris Gobille a très bien démontré le moment où s’impose le nouveau roman de manière plus radicale. C’est aussi le cas dans le monde journalistique avec la création du quotidien Libération, etc.
Ce qui est intéressant, c’est qu’en France, à son arrivée au pouvoir en 1981, la gauche va beaucoup travailler avec ces personnes-là et va, disons, détricoter ses valeurs ou ses fondements ou, disons, déradicaliser ces dernières, c’est le moins qu’on puisse dire. Pour autant, l’investissement de ces nouveaux·elles acteur·ices était sincère, iels y croyaient. C’est néanmoins devenu un espace d’opportunité pour renverser les choses au sein des champs dans lesquels iels œuvraient. Et dans le champ théâtral, c’est très net. L’analyse bourdieusienne est ici utile pour comprendre l’habitus.

On aurait pu imaginer que l’arrivée de la gauche au pouvoir réoriente les metteur·ses en scène sur la médiation du public. Or, il n’en est rien et ceci pour plusieurs raisons. D’une part il existe une grande porosité entre les acteur·ices du théâtre et Jack Lang, ministre de la culture, puisqu’il provient lui-même de ce domaine. Ils partagent donc peu ou prou la même conception du théâtre, celle qui s’est imposée après mai 68. Jack Lang reprend la question du public mais en la séparant de l’aspect de création. Cela contribue à différencier les deux fonctions, et c’est l’aspect créatif qui est vraiment porté aux nues dans les discussions médiatiques, dans la politique. Le pouvoir socialiste va mettre en avant cette idée du·de la créateur·ice. Et donc, malgré un pouvoir socialiste, la question des classes populaires est traitée à la marge.
Et puis, souvent par grande caricature, on va reconnaître le hip-hop ou le graff comme des arts à part entière. Mais cette reconnaissance est purement discursive et ne casse en rien les hiérarchies au sein de la culture. Et puis, ça peut également être stigmatisant quand les classes populaires ne partagent pas nécessairement ces goûts-là. Ce travail de valorisation d’esthétiques censées être populaires contribue, par ailleurs, à créer une hiérarchie au sein de ces esthétiques-même en légitimant certaines œuvres et stigmatisant d’autres: il y a du graff légitime et du graff considéré comme nul.

Mais c’est aussi quelque chose de plus global, c’est-à-dire qu’on assiste à une invisibilisation des classes populaires dans l’espace public, dans le débat public. Et ici la faute n’est pas seulement imputable au monde du théâtre, mais plus globalement aux Partis de gauche qui, de manière délibérée, décident d’abandonner les classes populaires comme cible prioritaire, au profit de la classe moyenne, qui est d’ailleurs la population qui vote aujourd’hui en France pour la gauche.

Il y a également tout un discours néolibéral, qui affirme qu’avec le libéralisme, au fond, les classes populaires auraient disparu au profit d’une moyennisation de la société, c’est-à-dire qu’il n’y aurait que des classes moyennes. Tout cela est aggravé, évidemment, par l’effondrement de l’URSS, qui a fait disparaître la notion de lutte des classes. En parallèle, on découvre tout ce qui s’est passé dans le bloc soviétique, ce qui affaiblit d’autant plus la légitimité du discours marxiste.

Ces changements résonnent dans le monde du théâtre et on voit bien, dans les archives des débats de l’époque, que l’idée de s’intéresser aux classes populaires n’a pas beaucoup de sens, puisqu’il n’y a plus tellement de classes populaires.

C’est ambivalent. Je ne dirais pas que ça a permis de faire apparaître ces thématiques, mais que ça leur a laissé de la place, ce qui n’est pas la même chose. À cette période, on a abandonné les classes populaires, mais à partir de la fin des années 80, début 90, début 90, on voit émerger de plus en plus un théâtre de causes, ou en tout cas, un théâtre qui va défendre des causes. Des causes humanitaires, par exemple, sur la guerre de Bosnie, entre 1992–1995, ou autour, de la problématique des migrant·es, dès les Boat-people. Les thématiques de luttes politiques sont extrêmement présentes dans le théâtre public. Ceci au gré des mobilisations qui arrivent à s’imposer dans l’espace médiatique. 

Récemment la question des femmes, la question des LGBT+, la question du genre ont pris en importance. Pour autant, si les thématiques se sont diversifiées, le public lui n’a pas changé. Je trouve qu’aujourd’hui beaucoup de théâtres considèrent qu’ils sont dans le politique et dans l’inclusif uniquement parce qu’ils traitent de ces sujets. Ça, c’est un peu un problème, parce que ces sujets, certes fondamentaux, deviennent des paravents, des faire-valoir. 

On en revient à la question de la forme. On peut donner un vernis à cette forme, mais si ça s’adresse toujours à un public extrêmement restreint et déjà convaincu, l’effet politique est très faible. On est dans un monde professionnel qui s’est cristallisé sur cette opposition entre action culturelle et création. Malgré les discours actuels sur l’inclusion, structurellement le monde théâtral est pris dans des contradictions fondamentales et un entre-soi. 

Le travail de médiation qui est mené est énorme mais ne permet pas d’ouvrir beaucoup. On ne peut pas non plus se targuer sans arrêt d’avoir un discours d’émancipation sans interroger les structures fondamentales du théâtre, notamment le fait que l’action culturelle soit beaucoup moins valorisée que la création. Ça fait aussi qu’il y a moins d’argent sur les questions du public. C’est moins valorisé en termes de financement et aussi moins valorisé en termes de carrière. Actuellement, on a pas non plus intérêt à faire un travail trop populaire, puisque ces pratiques sont disqualifiantes au sein du champ. 

C’est ça qui est difficile à entendre souvent: au-delà des discours, il faut regarder les pratiques. Ce que j’essaie de montrer, c’est que tant qu’on ne réfléchit pas aux valeurs et aux croyances, notamment cette croyance dans un art intrinsèquement émancipateur, cet idéal du choc esthétique, etc, eh bien, ça va être compliqué de repenser la question de la relation entre l’art et le public. Et quand je dis ça, je ne dis pas qu’il n’est pas possible de montrer de l’avant-garde un public populaire, mais que c’est un processus qui se travaille. 

Il me semble qu’on est dans un contexte bloqué. Et si ce système devait changer, les acteur·ices théâtraux dominant·es perdraient beaucoup, parce qu’on est dans un système très inégalitaire: les artistes les plus reconnu·es en termes de création bénéficient d’une très grosse fraction de l’argent public, tandis que les gens qui travaillent l’action culturelle, qui sont souvent des plus petites compagnies, rament pas mal. Les gens qui sont décisionnaires ou qui participent aux décisions, n’ont ainsi pas vraiment intérêt à voir changer les choses. 

Pour autant, on voit réapparaître depuis 10-15 ans une injonction à retravailler la question populaire. On est actuellement dans une phase de revisibilisation des classes populaires au niveau médiatique. Ça ne veut pas dire qu’on les entend beaucoup s’exprimer, mais disons que les partis politiques tentent de retrouver leur légitimité auprès d’elles. Entre les gilets jaunes, les élections, le vote RN qui monte, on voit bien que dans les théâtres, ça commence à se dire qu’il va falloir bouger un peu là-dessus. 

Le secteur est plein de bonnes volontés, très sincères, qui viennent redonner aussi un sens très politique à l’action. Ça déplace un peu la position prééminente de la création, même si tant que ce secteur ne repensera pas ses structurations, les critères d’évaluation qui sont les siens, ce déplacement restera marginal.

J’ai fait des études non pas théâtrales, mais plutôt de sciences politiques. J’étais très militante à l’époque et je suis arrivée à la culture par la troupe du théâtre amateur de la fac de sciences politiques où j’étais. Je viens d’une famille de classe moyenne supérieure, mais mes parents n’avaient pas beaucoup de pratique culturelle. 

Pour moi, découvrir le théâtre a été une espèce de révélation. J’ai eu un peu le choc esthétique. J’étais persuadée que le théâtre pouvait changer le monde parce que pour moi, ça avait eu cet effet. Après mes études de sciences politiques, j’ai fait une école pour être administratrice dans le secteur et je me suis retrouvée à travailler dans une compagnie de théâtre vraiment très contemporain. J’aime bien dire aussi que ce sont des esthétiques que j’apprécie personnellement, qui correspondent à ma socialisation théâtrale. Avec ma troupe, on a beaucoup travaillé pendant deux ans à la production d’une pièce avant de la jouer. Lorsqu’on l’a joué, la salle était pleine, mais en fait, au fond, on s’en foutait un peu de qui était dans la salle. Enfin, il fallait que ça se remplisse, c’est important d’avoir une salle remplie. Mais au fond, ce qui nous intéressait, c’était de savoir combien il y avait de pros dans la salle, combien de journalistes, et quelle serait la teneur du papier de la journaliste, si les pros allaient acheter ou pas, s’iels allaient en parler dans les réseaux, etc. 

La question de qui était le public, le public qu’on avait pensé, on s’en fichait totalement. J’ai travaillé comme ça, je crois, cinq ans dans cette compagnie. À un moment, je me suis sentie très écartelée, j’ai perdu le sens de ce qu’on faisait. Et c’est d’autant plus compliqué de perdre le sens, puisque le monde du théâtre est extrêmement concurrentiel. Quand on y est allée pour changer le monde et qu’on se retrouve en fait dans des petits machins de stratégie, de trucs internes, bon, voilà… Et donc, moi, j’ai voulu effectivement un peu comprendre comment je m’étais retrouvée moi-même prise dans ces contradictions.

Le misérabilisme et le populisme sont deux manières de penser la question de la relation aux classes populaires, une manière de les inclure dans le monde social. Le misérabilisme, c’est ce qui correspond au théâtre, avec l’idée de leur montrer la bonne culture, de leur donner les grands classiques, parce qu’ils ne les connaissent pas et qu’il faut bien leur donner des clés, etc. Il y a donc un aspect très condescendant. De l’autre côté, le populisme, c’est à l’inverse ce que faisait Jack Lang, de dire, «vos pratiques populaires, c’est super, on reconnaît, et puis ça ira bien comme ça». Ces deux aspects-là ont des effets nauséabonds, avec de la condescendance, en fait, dans les deux cas, et ne règlent en rien les hiérarchies culturelles qui sont à l’œuvre.

J’ai été et suis encore invitée à pas mal d’endroits: par les syndicats, les partis, etc. La question de la culture fait débat dans les milieux politiques. Après, la réception est ambivalente. Souvent, les syndicats, partis, petites compagnies sont souvent très en défense de mon travail, et du côté des gros lieux, évidemment, c’est un peu compliqué à entendre. Mon travail peut être accusé de populisme; Mais ça, c’est une critique très classique qu’on faisait aussi aux endroits, aux gens qui disaient qu’il fallait faire de l’action culturelle. On disait «mais c’est populiste, il ne faut pas aller dans le sens de ce que veut le peuple, etc.» Dans le contexte actuel en France, quand on est accusé de populisme, on est accusé d’être à l’extrême droite. 

Mais en même temps, il y a plein de gens, y compris des gens qui sont à la direction de lieux, qui ont été, à mon grand étonnement, très ouverts à la question, et prêts à une autocritique. Il y a un tabou très fort en France, et j’ai l’impression qu’en Suisse c’est pareil, en tout cas en Suisse romande, sur la question des programmations, de les modifier, de revenir sur des choses trop difficiles, etc. C’est impossible. Moi, c’est là-dessus qu’on m’accuse de populisme. Là, la déconstruction, elle ne parvient pas à s’opérer, tant du côté des programmateur·ices que des artistes, où la question de revoir la forme, c’est impossible. 

Je rappelle régulièrement qu’entre l’après-guerre et le milieu des années 70, il n’était pas du tout rare de montrer une maquette à des gens qui ne venaient jamais au théâtre et de prendre des retours puis d’ajuster le spectacle pour que ce soit plus compréhensible, plus dynamique, moins chiant, et ça faisait partie du travail de création. Aujourd’hui, c’est inenvisageable. Il y a une norme professionnelle qui s’est imposée, et que personne ne conteste.

Propos recueillis par Clément Bindschaedler