Culture en lutte pour l’hiver

Nos recommandations: trois bandes dessinées, trois romans, six essais, un film et un podcast pour occuper vos vacances –
si vous en avez.

Deux cases de la bande dessinée "Clémence en colère" de Mirion Malle
Deux cases de Clémence en colère de Mirion Malle
Bandes dessinées

La rage et la reconstruction

Clémence en colère est le dernier album de la dessinatrice et autrice de bande dessinée Mirion Malle. C’est un ouvrage qui aborde la diversité des stratégies collectives et individuelles qui peuvent se mettre en place pour se reconstruire après des faits de violences sexistes et sexuelles ; du groupe de parole à l’art-thérapie en passant par des actions de collective revenge qui consistent à afficher publiquement les auteurs de ces violences dans les lieux qu’ils fréquentent. 

La bande dessinée parle aussi de la rage et de l’impuissance que l’on peut ressentir, lorsque l’on est une personne occupant une position dominée au sein du système cis hétéro-patriarcal, face à la dimension quotidienne et transversale des violences de genre patriarcales et des outils par lesquels, progressivement, ces émotions peuvent se transformer en une colère bénéfique ; vectrice d’engagement et de lutte. L’ouvrage aborde finalement l’importance des liens d’amitiés, d’adelphité et d’amour queer dans les existences de ces personnages et rappelle une nouvelle fois la force du slogan et de la pratique féministe selon lesquels le privé est politique. NR

Les débuts du punk en france

Vivre Libre ou Mourir: Punk et Rock Alternatif en France, 1981 – 1989 est une bande dessinée écrite par Arnaud Le Gouëfflec, artiste, écrivain et musicien. L’ouvrage parcourt le contexte d’arrivée du punk et du rock alternatif en France dans les années 1980. Il déroule l’histoire de ce chaos créatif musical sous toutes ses formes, mais aussi l’histoire politique de ces années, via les témoignages des groupes de l’époque. 

L’émergence et les inspirations du mouvement punk sont dessinées au fil des pages grâce au style unique de Nicolas Moog, également touche-à-tout artistique, qui nous offre un récit choral bien retracé sans être lisse ou linéaire. Une œuvre superbe, grisante dans sa manière de retracer cette créativité qui ne part de rien, tournant avec des bouts de ficelle, mais qui crée une contre-culture qui marque encore notre monde, tant par ses réussites que échecs, idéaux et désillusions. 

La bande-dessinée aborde aussi la politisation du mouvement et sa réaction face au mouvement skinhead, qui n’a pas toujours été situé à l’extrême droite. À mettre dans les mains des initié·exs qui adoreront les références et anecdotes comme des profanes qui auront pléthore de groupes à découvrir! FB

Le long chemin vers l’acceptation de soi

Coming in, roman graphique paru en 2021 par Élodie Font, journaliste et autrice française connue pour ses podcasts sur la procréation médicalement assistée. Elle y relate avec humour et sensibilité le parcours de Élo, qui découvre et accepte progressivement son homosexualité de ses 15 à 30 ans, en creusant la distinction entre révéler son orientation aux autres (coming out) et se l’avouer à soi-même (coming in).

Ce récit fort est illustré par le trait poétique de Carole Maurel. Il aborde plusieurs thèmes autour de cette quête d’identité dans laquelle se reconnaîtront bien des personnes queer, comme le déni de son identité, la peur et l’acceptation de soi, les difficultés et la souffrance de la queerphobie interne comme externe, mais aussi la libération et la joie d’être soi-même et les relations avec les proches. À mettre entre toutes les mains!

Ce roman s’inscrit dans le prolongement du podcast intimiste que Elodie Font a réalisé pour Arte radio en 2017, dans lequel elle raconte la découverte puis l’acceptation de son lesbianisme, pour lequel elle a reçu le prix queer «Out d’or» en 2018. FB

Romans

La fillette sauvage et l’ordre des choses

Le roman Madelaine avant l’aube nous raconte l’histoire d’une petite fille surgie des bois, recueillie par une vieille dame, Rose. Le cadre spatiotemporel de l’œuvre nous plonge dans un village français en pleine époque féodale. Madelaine va, peu à peu, se nouer d’amitié avec les habitant·es des fermes voisines, sans jamais s’acclimater réellement au système sociétal: sauvage, fougueuse et entière, elle ne se pliera pas aux injustices sociales et agira toujours en suivant son instinct. Figure de la révolte, Madeleine va faire craqueler un ordre social figé.

Ce roman rappelle que l’injustice sociale d’un système politique a toujours des retentissements majeurs sur les classes populaires qui luttent pour leurs besoins élémentaires. L’œuvre thématise notamment les violences sexuelles et dénonce «les mains [des hommes] qui se croient tout permis.» 

Le récit engage également une discussion sur l’écologie. En nous ramenant à une époque durant laquelle le rapport de notre espèce avec la nature n’était pas encore prométhéen. Le texte nous rappelle que celui-ci n’est en aucun cas figés et que la nature peut, à tout moment, nous prendre au dépourvu par des catastrophes climatiques ou des famines. ZS

Face À la guerre civile

Algérie, 1988. Après les premières émeutes sauvagement réprimées, le mouvement islamiste montre sa puissance grandissante. La jeune Selma vit dans la proche banlieue d’Alger. Elle n’a qu’une passion, l’équitation, qu’elle pratique dans un centre non loin du village de Sidi Youcef, où se déroulera en 1997 l’un des épisodes les plus atroces de la guerre civile. Elle consacre tout son temps libre au dressage d’un cheval que tout le monde craint, tandis que les déchirements de l’histoire traversent sa famille comme toute la société algérienne: certain·es sont farouchement opposé·es au FIS (Front Islamique du Salut), d’autres le soutiennent, d’autres encore profitent du chaos pour s’enrichir. 

C’est dans ce contexte tragique que Selma apprendra à grandir, trouvant dans la relation avec son cheval et avec la nature un antidote à la violence sociale. Loin de la littérature culturaliste et caricaturale promue par la bourgeoisie raciste française, l’ouvrage travaille finement et dignement la mémoire de la guerre civile algérienne. AE

Quichotte l’insoumis

Je fais partie des quichottophiles assumés, comme l’autrice et l’auteur de deux livres récents. 

Après l’été 2023, William Marx a écrit Un été avec Don Quichotte d’après une série d’émissions radio de France Inter. Il donne une unité à la personnalité du chevalier à la triste figure, écrit par Miguel de Cervantes au début du 17e siècle. 

L’auteur interpelle Miguel de Cervantes et son personnage. Par sa plume, Don Quichotte devient un interlocuteur à part entière, devenant presque l’auteur de sa propre biographie. Il apostrophe Cervantes et l’accuse de malmener son personnage en l’amenant dans des aventures dans lesquelles il est toujours vaincu. Mais avec ses actions et réflexions, Don Quichotte nous questionne, dans notre quotidien et la nécessité de nous battre contre les moulins à vent du capitalisme régnant.

Rêver debout de Lydie Salvayre est une lecture attentive de Don Quichotte et de sa quête pour la liberté et de la justice sociale. Ce roman est écrit sous la forme de quinze lettres qu’elle envoie à Cervantes, pour défendre son personnage et mettre en exergue sa tendresse, sa drôlerie, son militantisme, son anarchisme, son féminisme et son anticléricalisme. Elle défend ce personnage, protecteur des pauvres et porteur d’une critique profonde d’une société hiérarchisée et dominée par la religion. 

Le discours qu’il prête à Marcelle, personnage du livre maîtresse de son destin, sur le désir de liberté des femmes et le droit de décider de leur vie et de leur corps, font de lui un féministe avant l’heure. Don Quichotte n’est nullement impressionné par ceux qui portent l’uniforme, les bedeaux, archevêques, diacres, chanoines… Comment peut-on être impressionné par un costume? Pour l’autrice, Don Quichotte est un anarchiste jusqu’à la moelle. À vous de juger. Une lecture qui vous donnera forte envie de vous plonger dans le roman de Miguel de Cervantes. JT

Essais

Philosophes invisibilisées

Nous pouvons tou·tes dresser une liste de philosophes… composée presque exclusivement d’hommes. Si nous devions nommer des femmes, la liste serait plus courte. Partant de ce constat et du rôle que jouent les femmes philosophes dans les parcours des études en France, Elodie Pinel se pose la question: où sont les femmes dans l’histoire de la philosophie? Pourquoi leur apport en philosophie est encore minimisé ou relégué dans le champ des études de genre? 

Pour répondre à ces questions, l’autrice retrace les contraintes des femmes qui ont réfléchi, pensé et agi comme philosophes. Elle nous parle d’écoféminisme, de cyberféminisme, des penseuses du socialisme et de l’anarchisme… des femmes philosophes qui ont fait de la parole une action. 

Elle retrace la vie des toutes ces femmes qui ont été invisibilisées et mises à l’écart dans l’histoire de la pensée, les mettant au cœur de sa réflexion. Conclusion: même aujourd’hui, pour être reconnu·e comme une idole de la philosophie, rien ne sert de tenir de solides réflexions et publier d’excellents livres: mieux vaut encore être un homme. Seul regret à cette lecture, l’autrice se centre principalement sur les philosophes françaises et anglophones, gardant hors-champ ce qui existe ailleurs. JT

Un colonialisme au parfum de muscade

À partir du génocide perpétré en 1621 par les colons hollandais sur la population de l’île de Banda Besar à l’ouest de l’océan Indien, Amitav Ghosh propose une contre-histoire environnementale de la modernité coloniale. La malédiction de la muscade se place du point de vue des populations ayant face à elles «quelqu’un […] qui a le pouvoir de mettre fin à notre monde et [qui] a l’intention de le faire.» Il montre que les destructions des environnements naturels exécutées par les Hollandais pour s’assurer le monopole du commerce de la noix de muscade se rejouent sans cesse dans de nouveaux processus coloniaux d’appropriation capitaliste et guerrière. 

Rédigé dans le contexte de la pandémie de coronavirus et de mobilisations antiracistes, l’ouvrage prête une attention aux voix dissidentes et résistantes – des humains, mais aussi des animaux, arbres, volcans, ou noix de muscade – étouffées par plusieurs siècles d’écrasement colonial. En les écoutant, il n’est peut-être pas trop tard pour réparer le monde de la catastrophe en cours AE

Les multiples chemins de la décroissance

Depuis 2012, le journal Moins! porte les idées de la décroissance en Suisse romande avec une publication bimestrielle. En douze années d’existence, les contributions se sont accumulées: l’ouvrage La décroissance, chemins faisant permet ainsi d’en faire le bilan, à partir d’une sélection d’articles relativement exhaustive par rapport au contenu du journal. Les thèmes abordés sont ainsi variés, permettant ainsi aux lecteur·ices de saisir le caractère global du projet décroissant. 

La présence des questions féministes laisse apparaître un positionnement plus clair de Moins! sur l’émancipation sociale, en comparaison d’autres publications décroissantes francophones ayant connu une dérive réactionnaire ces dernières années – comme le journal La Décroissance en France, désormais englué dans une croisade anti­wokiste. 

En conclusion du livre, la mise en évidence des proximités entre la décroissance et l’écosocialisme ou l’écoféminisme dont se revendique solidaritéS permet d’ouvrir des pistes pour un dialogue fécond entre nos courants politiques. AD

Les classes sociales face à l’enjeu environnemental

Le livre Écolos mais pas trop du sociologue J.-B. Comby se fonde sur des études qui croisent les regards portés sur les enjeux écologiques et l’espace des classes sociales bourdieusien. 

À travers des portraits qui témoignent de la diversité des rapports sociaux différenciés face à l’enjeu environnemental, qui varient selon les capitaux économiques et culturels, l’ouvrage met à jour les dynamiques propres aux fractions de classes sociales. D’abord une dynamique sociale de convergence en haut, capable notamment de «remodeler la critique pour la rendre appropriable par le monde de l’entreprise». Ensuite une dynamique de divergence selon qu’on se trouve dans les secteurs de la petite bourgeoisie culturelle ou économique, en ascension ou non. Enfin une dynamique de fragmentation dans les classes populaires, désunies mais convaincues de l’inadéquation de l’écologie dominante, réformatrice, impulsée par les élites.

Avec à l’appui de références auxquelles on aimerait ajouter quelques travaux écosocialistes et d’écologie sociale, l’ouvrage invite à promouvoir une écologie non-capitaliste, seule à même de fédérer les classes populaires avec l’apport de la petite bourgeoisie culturelle. Une lecture utile sur une thématique… capitale!

La lutte contre l’antisémitisme instrumentalisée

Le recueil Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations réunit des voix juives et non juives qui s’alarment du procédé consistant à accuser d’antisémitisme les organisations de la gauche radicale et décoloniale, solidaire du peuple palestinien. 

Ce mécanisme fonctionnait déjà avant les événements du 7 octobre 2023 (l’attaque du Hamas contre des localités à la frontière sud d’Israël): il fut utilisé en Grande-Bretagne contre Jeremy Corbyn à l’époque où celui-ci dirigeait le Labour Party; en France, il est utilisé contre la France insoumise et le NPA.  Ce mécanisme fonctionne aussi en Suisse, y compris au sein du Parti socialiste – dont un conseiller aux États zurichois, Daniel Jositsch, dénonçait récemment comme «antisémite» l’adhésion de la Jeunesse socialiste au mouvement Boycott-Désinvestissement-Sanction (BDS).

Comme l’avait relevé le regretté Eric Hazan, ces accusations veulent faire taire les critiques contre la politique sioniste de colonisation de la Palestine. L’ouvrage donne des arguments pour répondre à ces calomnies. HPR

Podcast

DISSÉQUER LE RACISME INSIDIEUX

Un mardi sur deux depuis octobre 2024, la journaliste Donia Ismail passe au crible le racisme «qu’on dit ordinaire, mais qui n’a rien d’ordinaire» dans un nouveau podcast diffusé par le média Slate

À travers des entretiens avec des chercheur·ses, des auteur·ices ou des militant·es, Je ne suis pas raciste, mais analyse la façon dont les idées racistes et discriminatoires se développent insidieusement à tous les niveaux de la société: dans les institutions et les textes de loi, dans les médias, dans le vocabulaire… Même si les épisodes se concentrent sur des cas et exemples français, les propos développés ne sont pas moins pertinents quand on les transpose à la situation en Suisse.

La force de ce podcast réside par ailleurs dans le fait qu’il donne principalement la parole à des personnes racisées ou directement en contact, par leur travail, avec ce mal insidieux. La multitude de sujets abordés permet de se rendre compte de la place importante qu’occupent les idées racistes dans tous les secteurs de la société. Enfin, le compte Instagram de l’émission regorge aussi de recommandations de livres, documentaires ou expositions qui permettent d’explorer cette question avec toute la profondeur nécessaire.

Roman Gobet

→ À écouter sur Slate.fr

Film
Affiche du film Dahomey de Mati Diop

D’un enfermement à l’autre

Le film Dahomey de Mati Diop, Ours d’Or de la Berlinale 2024, raconte l’histoire de la restitution de 26 objets d’art parmi les milliers pillés par les troupes françaises au Dahomey (actuel Bénin) à la fin du 19e siècle. Après leur mise en boîte au Musée du Quai Branly, les statues et artefacts sont accueillies dans une fête populaire mais également très officielle à Cotonou.

Entre des séquences poétiques dans lesquelles la statue nº 26, en fait celle du roi Guézo, interroge sa situation, c’est bien un grand débat sur cette restitution très partielle, organisé à l’Université d’Abomey-Calavi qui forme le cœur du film. Critique du nombre infime d’œuvres retournées, qualification du processus comme une «charité» de la France face à la perte de son influence régionale, interrogation sur la pertinence d’enfermer ces objets dans un cadre muséal à l’occidentale, questions sur l’accessibilité de la population pauvre à l’édifice… chaque intervention des étudiant·es aurait mérité un développement. C’est la limite de ce court film d’effleurer seulement ces questions complexes.

→ À voir sur l’excellente plateforme Mubi