Le procès Pélicot
Une affaire extraordinairement patriarcale
Depuis plusieurs mois, le procès de l’affaire Pélicot, dite aussi l’affaire des viols de Mazan, dépasse le cadre local et intime pour devenir une affaire publique et un symbole. Après trois mois et demi de procès, le verdict a été rendu le 19 décembre dernier et les 51 hommes accusés, dont Dominique Pélicot, sont reconnus coupables.

Depuis plusieurs mois, le procès de l’affaire Pélicot, dite aussi l’affaire des viols de Mazan, dépasse le cadre local et intime pour devenir une affaire publique et un symbole. Après trois mois et demi de procès, le verdict a été rendu le 19 décembre dernier et les 51 hommes accusés, dont Dominique Pélicot, sont reconnus coupables.
Par son envergure et sa gravité, ce procès, qui connaît un fort écho médiatique, est considéré comme un moment clé dans l’histoire du traitement des affaires de violences sexistes et sexuelles, comme un moment où la honte «change de camp» pour reprendre un slogan féministe.
Une affaire ordinaire
Si l’affaire frappe par son ampleur, elle frappe aussi par sa banalité. Derrière les éléments spectaculaires qui ont attiré l’attention des médias et de l’opinion publique, on trouve un schéma tristement classique: celui des violences sexistes et sexuelles perpétrées dans le cercle intrafamilial. Ces violences au sein des familles constituent une part importante des violences sexuelles recensées. Elles sont marquées par des relations asymétriques enracinées dans des rôles sociaux que les membres se doivent d’incarner. Dans l’affaire Pélicot, cette dynamique est à l’œuvre de manière flagrante: Dominique Pélicot, en droguant sa propre épouse et en l’offrant à des inconnus, a présumé qu’il était dans son bon droit de disposer de son corps. Les violences sexuelles, dans ce contexte, figurent sur le spectre du contrôle social exercé sur le corps et l’autonomie des femmes.
Le procédé utilisé, dans ce cas la soumission chimique mais qui peut également être une soumission alcoolique, est un schéma récurrent dans les scénarios de violences sexistes et sexuelles. Les hommes mis en cause dans l’affaire sont présentés comme des individus lambda, insérés professionnellement et socialement. Leur invisibilité sociale rappelle que la violence sexuelle n’est pas l’apanage d’individus isolés, mais bien un phénomène systémique, enraciné dans des dynamiques profondément patriarcales.
Ce qui distingue cette affaire, ce n’est donc pas la nature des faits mais leur ampleur et leur durée dans le temps, qui vont leur donner une telle exposition publique et en faire un sujet social et médiatique. Extraite par les médias de la normalité et de l’anonymat souvent accordés à ce type d’affaire, celle-ci devient hors du commun.
Une affaire extraordinaire
Les médias brandissent alors cette affaire comme le stade final de l’horreur humaine sur le corps d’une femme et procèdent à un travail médiatique de création de figures. En polissant et en simplifiant les protagonistes, ils tendent à des stéréotypes parfaits de chaque acteur·rice de l’affaire. Cette caractérisation simplifiée permet au grand public d’assimiler des idéaux-types de chaque individu ; facilement transposables sur d’autres cas.
Au cœur de cette affaire se trouve Gisèle Pélicot, la victime qui endosse ce rôle à bras le corps. Les médias en font une icône de la «parfaite» victime de violences sexistes et sexuelles, celle qui coche toutes les cases. Premièrement par les actes qu’elle a subis. En effet, le nombre de viols étendus sur une longue période, ainsi que la quantité de preuves vidéo dans le dossier rendent impossible la contestation des accusations. De plus, sa sédation par soumission chimique implique qu’elle n’avait aucun moyen de consentir à ces relations; son absence de consentement – si souvent remise en question dans les cas de violences sexuelles – est donc indiscutable.
Deuxièmement, ce qu’elle représente, et les attributs que lui imposent les médias, amènent des éléments supplémentaires à sa consécration en tant qu’icône. Femme cisgenre blanche, elle nous est présentée comme une mère de famille courageuse qui n’a pour objectif que d’obtenir justice, même si cela lui impose une exposition publique et médiatique. Elle n’est pas cupide ou intéressée, bien au contraire, par son attitude combative elle devient un symbole d’autonomisation et de résistance contre les violences patriarcales.
Cette représentation a été décisive pour mobiliser l’opinion publique. Son histoire, bien que tragique, a trouvé une résonance immédiate car elle correspond aux schémas narratifs recherchés dans les médias et par l’opinion publique : une femme exemplaire, sans zones d’ombre, faisant face dignement à la monstruosité.
En face, Dominique Pélicot, son époux, est dépeint d’une toute autre manière. Il est l’auteur des faits et la tête pensante de cette horrible machination. Il reconnaît ses agissements et les explique. Un vieil homme sans notoriété, ni envergure, sans rien à perdre socialement puisqu’il n’avait aucun statut ; il n’est présenté que comme un monstre vicieux et calculateur. Sa figure semble presque trop parfaite tellement elle reprend tous les attributs associés au violeur: l’homme d’un certain âge qui, de façon réfléchie et préparée s’en prend aux femmes. Cette construction pose un problème. En le présentant comme un élément isolé, un «mauvais» homme déconnecté de la norme, on occulte une réalité plus troublante: celle de l’ancrage profond des violences sexistes et sexuelles dans nos structures patriarcales. Le «bon violeur», parce qu’il est reconnaissable et isolable, empêche de poser la question des complicités systémiques et de la culture du viol. Il devient le symbole de ce que la société cherche à rejeter.
Autour de Dominique Pélicot gravitent 50 autres accusés, présentés comme des ombres anonymes. Les médias parlent plus de leur profession et de leur âge que de leur prénom et de leur visage. L’absence d’identités individuelles en fait un groupe homogène. Par la banalité de leur existence et leur invisibilité sociale, ils deviennent tout le monde et personne à la fois. On les présente, parfois, comme des victimes secondaires du «monstre», des hommes qui se seraient égarés sous son influence, presque innocents dans leur conformisme collectif. Cette victimisation des accusés est un élément central du récit médiatique. En dissociant Dominique Pélicot de ces hommes «ordinaires», on renforce l’idée qu’il existe des monstres à bannir socialement et des hommes qui s’égarent et dont on peut espérer une rédemption.
Cette affaire n’a qu’en partie réussi à déplacer la honte. La couverture médiatique, en érigeant Gisèle Pélicot en icône féministe et son époux en monstre, a contribué à cette inversion. La honte ne pèse plus sur les épaules de la victime mais bien sur celles du coupable principal et de ses complices. Cependant, la réussite reste incomplète. Les figures mobilisées – la bonne victime et le bon violeur – sont trop stéréotypées pour refléter les réalités plus complexes des violences sexistes et sexuelles. En outre, la dimension extraordinaire de cette affaire la rend difficilement comparable aux cas ordinaires. La banalité des violences sexistes et sexuelles dans le cercle familial est ainsi éclipsée.
Cette affaire a tout de même permis d’ouvrir un débat public essentiel. Il rappelle que les violences sexuelles sont omniprésentes et systémiques, qu’elles concernent tous les milieux sociaux et qu’elles reposent sur une culture patriarcale qui autorise les hommes à disposer du corps des femmes. Mais peut-on vraiment parler d’un procès du patriarcat? Une seule affaire ne suffira pas à le faire s’écrouler, même si elle demeure une étape importante dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles.
Pourquoi cette affaire
et pas une autre?
Si nous choisissons de défendre que l’affaire Pélicot a et aura un impact significatif sur la manière dont sont perçues et appréhendées les violences sexistes et sexuelles dans l’opinion publique, une question fondamentale s’impose: pourquoi cette affaire et pas une autre qui l’a précédée?
Certes, l’aspect extraordinairement parfait de l’affaire Pélicot est incomparable. Cependant, des cas tout aussi marquants ont déjà éveillé l’intérêt médiatique. On peut citer des affaires de soumission chimique (l’affaire de la députée Sandrine Josso) ou des cas de violences intrafamiliales (les affaires Adrien Quatennens, Woody Allen, Stéphane Plaza). D’autres affaires de violences sexistes et sexuelles ont également particulièrement intéressé les médias (l’affaire Polanski, Depardieu, Ruggia). Pourtant, elles n’ont pas semblé générer le même degré d’unanimité, ni la même onde de choc sociétale, que l’affaire Pélicot. Pourquoi?
Une partie de la réponse réside probablement, mais pas uniquement, dans la notoriété des accusés. L’affaire Pélicot nous le démontre: il est plus aisé d’ériger en monstre un inconnu qu’une personnalité connue et reconnue. Ces figures publiques jouissent d’une aura qui les protège, au moins partiellement, de l’opprobre généralisée. La honte peut donc changer de camp, mais cela dépend largement des membres qui composent le camp adverse. Un homme anonyme, sans charisme ni influence sociale, est une cible plus facile que quelqu’un bénéficiant d’un capital symbolique important.
C’est ce qui rend l’affaire Pélicot particulièrement intéressante. Au-delà de son caractère exceptionnel, elle invite à une réflexion plus large sur le fonctionnement du système patriarcal. En se distançant des spécificités du cas, on peut discerner les mécanismes par lesquels la société légitime, ignore ou excuse les violences commises par certains hommes, tout en condamnant d’autres.
Il est pertinent de rappeler que tous les hommes ont intériorisé les codes sociaux patriarcaux et qu’ils sont donc susceptibles de les reproduire. Cela ne signifie pas qu’ils commettent tous des actes violents et sexistes, mais qu’ils évoluent dans un système où ces actes sont systématiquement banalisés ou tolérés. Être un bon père de famille ou un acteur talentueux n’est pas une garantie contre les violences patriarcales. Ainsi, l’affaire Pélicot ne doit pas se limiter aux portes du palais de justice d’Avignon, mais doit interroger plus largement les dynamiques patriarcales présentes dans l’ensemble de nos interactions sociales et les résistances générées par ce système sexiste. Nous devons faire de l’affaire Pélicot une clef de compréhension de ces mécanismes mobilisable dans tous les cas de violences sexistes et sexuelles. C’est le seul moyen pour qu’enfin la honte change véritablement de camp.
Effe Deux