France
Le tortionnaire meurt, ses crimes restent
Il est de ceux que l’on ne regrettera pas: Jean-Marie Le Pen est mort le 7 janvier 2025. Durant une période où son idéologie triomphe et où son passé est enjolivé par des médias passés à l’extrême droite, il importe plus que jamais de rappeler les actes ignobles de cet homme, et notamment son passé de tortionnaire. Entretien avec Fabrice Riceputi, auteur du livre Le Pen et la torture.

Pouvez-nous rappeler les faits, qu’est-ce que l’on sait de Le Pen et l’Algérie?
Jean-Marie Le Pen, dans les années 50, est un jeune militant ultranationaliste, anticommuniste, raciste et antisémite. Par exemple, il est dans le journal de l’Action française, royaliste et antisémite.
En 1954, il s’engage, pour une première fois et pour une période limitée, dans un régiment de parachutistes pour aller combattre la subversion communiste internationale en Indochine. Arrivé après la défaite cuisante de la France à Dien Bien Phu, il y reste une année environ. On ne sait pas très bien ce qu’il y fait. Lui n’en dit rien du tout. Il n’y a pas d’archive. On peut faire l’hypothèse que c’est en Indochine qu’il se familiarise avec les méthodes de la guerre contre-insurrectionnelle, qui comprennent notamment le fait de terroriser la population.
Rentré à Paris, il est élu député dans ce qu’on appelle la vague poujadiste, dans le mouvement de Robert Poujade.
La guerre d’indépendance algérienne a commencé. Il y a l’idée, à l’époque, que la guerre perdue en Indochine, on allait en prendre la revanche en Algérie. Une autre idée répandue à cette période était que la rébellion algérienne était téléguidée par Moscou, ce qui était une grave erreur d’analyse. Assez rapidement, Le Pen décide de se réengager pour une période de 6 mois, à partir du mois d’octobre 1956, chez les légionnaires parachutistes. Il va rester, en tout, seulement trois mois à Alger. Il y arrive le 28 décembre 1956. Quelques jours après, le gouvernement SFIO (socialiste) de Guy Mollet décide de donner carte blanche à l’armée, dirigée par le général Massu, pour en finir avec le nationalisme dans le département d’Alger.
Au niveau international, la France commence à être mise en accusation à l’ONU. La situation à Alger est de plus en plus tendue. Il y a des violences, des attentats, commis à la fois par le FLN et par les groupes de pieds noirs ultra. Surtout, une grève générale anticoloniale de huit jours est annoncée, fin 1956, par le FLN. Cette annonce met véritablement le pouvoir français en panique, parce que si le FLN réussit, cela démontrera au monde entier que la population algérienne soutient la cause de l’indépendance.
Le Pen se trouve donc, avec la 10e division parachutiste, impliqué dans une opération militaro-policière, dont les historien·nes ont établi qu’elle est basée sur le principe de la terreur, pour dissuader la population algérienne, musulmane, comme on disait à l’époque, de soutenir le FLN. Il n’est donc pas étonnant du tout qu’en tant que lieutenant dans ce régiment parachutiste, il soit accusé d’avoir pratiqué des interrogatoires sous la torture, et même d’avoir causé des morts sous la torture. Évidemment, lui-même n’a jamais rien raconté en détail de ce qu’il a fait à Alger. Il prétend qu’il a fait des contrôles d’identité et des barrages. Il n’y a rien dans les archives de l’armée non plus.
Une fois rentré en France, il fait l’apologie de la torture en permanence, en utilisant ce fameux scénario de la bombe à retardement, qui a été inventé par les militaires français pour justifier l’usage de la torture, même s’ils n’employaient pas le mot. C’est l’idée qu’on a affaire à des gens qui viennent de déposer des bombes à retardement, et que si on ne veut pas que ces bombes tuent des civils, alors on est bien obligé de les obliger à parler et donc de les torturer. Évidement c’est une fable complète, puisque ça ne s’est jamais produit de cette façon-là.
À l’Assemblée nationale, il fait de la surenchère, il capitalise politiquement son engagement. En novembre 1962, il fait une déclaration qui ne fait pas grand scandale, parce que Le Pen, à cette époque, ce n’est quasiment personne. Il dit au journal Combat: «je n’ai rien à cacher, j’ai torturé».
Comment peut-il revendiquer des crimes contre l’humanité aussi ouvertement, ne risque-t-il pas des poursuites?
Il le dit parce qu’il est, depuis quelques mois, couvert. L’impunité judiciaire lui est garantie, par une amnistie qui a été décrétée immédiatement après les accords d’Evian qui mettent fin à la guerre, par le gouvernement de Gaulle. Tous ces criminels revenus d’Algérie sont certains de ne jamais pouvoir être poursuivis en justice.
Que sait-on des actes de torture commis par Jean-Marie Le Pen?
En mars 1957, deux Algériens portent plainte au commissariat d’Alger contre Jean-Marie Le Pen. C’est exceptionnel, puisque les Algériens n’allaient pas se plaindre en général. Ils écrivaient, mais en général, on n’enregistrait pas leurs plaintes. Là, la police d’Alger enregistre ces plaintes, et un rapport du commissaire René Gilles qui rend compte des agissements « tapageurs » du lieutenant Le Pen et de son hostilité à l’égard de la police d’Alger est produit.
Alors, ça paraît étonnant, mais pour les parachutistes, les flics d’Alger étaient, littéralement, en cheville avec le FLN. C’était vrai pour quelques agents, mais cette hostilité provenait surtout de la présence de Paul Teitgen à la préfecture d’Alger, un farouche opposant aux méthodes des parachutistes. Il a d’ailleurs démissionné pour protester contre ces agissements et les a comparés à ceux qu’il avait subi lui-même entre les mains de la Gestapo.
Ces deux plaintes n’ont à priori absolument rien à voir avec le FLN puisqu’il y en a une qui concerne le veilleur de nuit à l’hôtel Albert Ier, que Le Pen a embarqué à la Villa Sésini (Maison d’Alger, tristement célèbre pour avoir été utilisée comme centre de détention et de torture) pour le brutaliser, le torturer, parce qu’il lui avait refusé de lui servir à boire à 2h du matin et de lui ouvrir le bar de l’hôtel.
L’autre plainte provient d’un membre d’une famille dont on dit qu’elle est plutôt pro-française, en tout cas qui n’a pas de lien avec le nationalisme.
Ces deux plaintes sont très gênantes, les autorités françaises craignent un nouveau scandale où un député serait impliqué dans ces violences. Ainsi, Le Pen quitte Alger, probablement planqué dans une ambulance, donc exfiltré, et à mon avis sur ordre.
Ce départ arrive 15 jours avant la fin de son contrat (le 31 mars au lieu du 15 avril), ce qui n’est pas normal du tout. Il est très vraisemblable qu’on lui ait dit, bien que je n’ai pas de document permettant de l’affirmer avec certitude, «ça suffit, il faut quitter Alger parce que ça pourrait mal tourner.»
Ces deux histoires font partie d’une quinzaine de témoignages présents dans mon livre, qui sont extrêmement circonstanciés, tout à fait crédibles et que j’ai longuement étudiés et comparés avec le contexte algérois de cette époque. Il n’y a donc pas le moindre doute concernant la culpabilité de Le Pen, contrairement à ce que certain·es continuent encore à dire. Nous avons toutes les preuves dont les historien·nes peuvent espérer disposer pour affirmer que Le Pen est un tortionnaire.
À partir de quelle période ce passé de tortionnaire revient-il sur le devant de la scène?
Les déclarations de Le Pen sur la torture et son implication ne font pas grand bruit à l’époque. Tout ça est oublié jusqu’à ce qu’en 1980, il commence une carrière politique de premier plan, en étant notamment candidat à la députation européenne en 1984. Des journalistes, comme Lionel Duroy, mais aussi le cinéaste René Vautier par exemple, inquiets de voir le racisme et le Front National progresser en France, vont fouiller dans son passé algérien et découvrent, sans grande difficulté, des gens qui ont été des victimes directes de ce dernier.
Il y a donc une première salve de révélations assez fracassantes dans la presse française durant les années 1980. Il y en aura une deuxième en 2002, quand Le Pen arrive au deuxième tour des élections présidentielles. Là, c’est le journal Le Monde, dirigé à l’époque par Edwy Plenel, via l’enquête de la journaliste Florence Bauger, qui publie une deuxième salve de témoignages tout à fait terribles.
Alors qu’il avait revendiqué la torture, Jean-Marie Le Pen attaque systématiquement en diffamation ces révélations, parce que ce n’est pas possible, quand on brigue les plus hautes fonctions, de laisser dire ça – même si pour le noyau dur du Front National, ce n’est pas du tout un problème d’avoir torturé des Algériens. Il arrive ainsi à faire entendre à la justice que ce qu’il faisait, ce n’était pas de la torture, mais des interrogatoires sous la contrainte, forcés, serrés. C’était la façon qu’avaient les militaires d’euphémiser leurs actes.
La justice accepte ce narratif et fait condamner de nombreux organes de presse, journalistes, personnalités, en diffamation. Il faut attendre jusqu’à la fin des années 90, pour que la justice change de paradigme, et reconnaisse que les faits reprochés à Le Pen constituent bien de la torture. Il est alors sèchement battu, débouté de ses plaintes contre l’ancien premier ministre Michel Rocard, l’historien Pierre Vidal-Naquet et le journal Le Monde.
Ça se termine définitivement en 2004, je crois, où des jugements reconnaissent que les enquêtes menées par les journalistes sont extrêmement crédibles, sérieuses, etc. Ce que j’ai fait dans mon livre, c’est que j’ai rassemblé pour la première fois tout ce dossier historique en un seul document.
Ce passé de tortionnaire, comment Jean-Marie Le Pen l’a-t-il mis à profit politiquement?
C’est quelque chose qu’il commence à faire dès 1957, quand il rentre d’Alger, il crée presque tout de suite un parti qui s’appelle le Front National des Combattants. Ce n’est qu’un groupuscule, mais il part faire une caravane à travers toute la France, avec l’aide du ministère des Armées. Il commence à rassembler autour de lui un nouveau noyau dur, dans lequel il n’y a plus seulement les groupusculaires de l’Action Française et autres, mais un nouveau public, composé de pieds noirs et de militaires, qui expriment une immense amertume concernant l’issue de la guerre.
Il a eu l’intelligence de ne pas se mêler trop publiquement de l’OAS – l’Organisation Armée Secrète – qui est l’organisation terroriste qui a causé des ravages terribles pour tenter d’empêcher l’indépendance. S’il s’était compromis avec l’OAS, il n’aurait sûrement pas pu faire la carrière politique qu’on lui connait, parce que l’OAS a été réprimée très violemment par le régime gaulliste, y compris par la torture d’ailleurs.
Pourquoi avoir publié ce livre en 2023, quelle est sa pertinence actuelle face à des faits établis il y a plusieurs décennies?
En 2023, j’ai été complètement sidéré quand, sur France Inter, j’ai entendu un réalisateur de podcasts historiques, assez sérieux, dire que Jean-Marie Le Pen n’avait probablement pas torturé. C’est quelque chose qui m’a stupéfié, parce que je fais partie d’une génération politique pour laquelle le passé de tortionnaire de Le Pen était parfaitement entendu.
Je me suis aperçu que les jeunes générations, si elles cherchaient à en savoir davantage là-dessus, auraient bien du mal à trouver des choses. Il n’y avait rien de véritablement synthétique et complet sur cette question. Si on regarde les vingt années qui nous séparent des dernières révélations dans Le Monde, c’est les vingt années de ce qu’on a appelé la dédiabolisation du Front National, devenu Rassemblement National. Semer le doute sur ces actes de torture fait partie de cette dédiabolisation.
Plus généralement quelle a été la réaction médiatique à l’annonce de la mort de Jean-Marie Le Pen?
Les propos tenus dans la classe politique et dans les médias mainstream au moment de la mort de Jean-Marie Le Pen sont encore une preuve du déni pur et simple de ses actes. Pendant la guerre d’Algérie, le Figaro utilisait le mot «torture» entre guillemets, mais au moins il utilisait le mot. Dans leur article paru à sa mort, le mot «torture» n’apparaît même pas dans la biographie de Jean-Marie Le Pen.
Des énormités ont été dites. Eric Ciotti a qualifié Jean-Marie Le Pen de lanceur d’alerte. Le Premier ministre a rendu hommage au «combattant» Jean-Marie Le Pen, un mot particulièrement (et ironiquement) bien choisi pour le désigner.
Le Pen est mort, mais l’idéologie mortifère qu’il a largement contribué à installer triomphe. Le ministère de l’Intérieur, Bruno Retailleau, fait tout ce qu’il peut pour plaire à l’électorat fasciste et raciste. Il vient de reprendre à son compte une proposition qu’on entendait chez les plus durs du RN, celle d’interdire les sorties scolaires aux mamans porteuses d’un voile. On en est arrivé à se demander ce qui différencie ce gouvernement d’un éventuel gouvernement rassemblement national.
Quels sont les restes politiques du passé colonialiste de Le Pen dans l’extrême-droite contemporaine?
Ce que j’essaie de montrer aussi dans mon bouquin, c’est qu’à propos des origines du lepénisme, on parle toujours d’un parti fondé par des collabos, un ancien Waffen-SS, des fascistes typiques des années 30 et 40, antisémites, etc. Mais on oublie systématiquement et de façon très significative la matrice coloniale de l’idéologie lepéniste, qui trouve ses origines dans la défense de l’Algérie française. Après la Seconde Guerre mondiale, ces personnes sont frappées du sceau de l’infamie pour avoir été du côté de Vichy et des nazis. Une des façons de s’en remettre, au moment de la création du Front National en 1972, dix ans après l’indépendance, fut d’exploiter et de réactiver le racisme colonial qui imprègne fortement la société française à ce moment-là : la haine de l’Algérien, les stéréotypes racistes sur l’Algérien, sournois, paresseux, assassin, à la sexualité sauvage, etc.
Dans les années 1980, Le Pen va substituer, publiquement en tout cas, le racisme anti-arabe à l’antisémitisme. Au «Juif apatride» qui était l’ennemi intérieur depuis toujours de l’extrême droite, il va lui substituer l’arabe immigré musulman avec le succès qu’on sait. Ce sont là les origines de tout ce qui nous empuante aujourd’hui en France. Le délire raciste sur le grand remplacement est aussi d’origine coloniale – en tant qu’hantise de la submersion par les colonisés.
Ce qu’il faut dire aussi, pour terminer, c’est qu’on est dans un pays où il n’est pas considéré comme particulièrement grave, particulièrement infamant, d’avoir commis des crimes contre l’humanité. La torture, les disparitions forcées, les exécutions sommaires, ça n’est pas considéré comme important, comme digne d’être dénoncé ou d’être mentionné. Pourquoi? Parce que ce n’est pas seulement l’extrême droite qui a été impliquée dans ces guerres. C’est toutes les forces politiques principales françaises, à commencer par le courant socialiste, issu de la SFIO, qui ont une responsabilité en ayant décidé de cette intensification de la terreur en 1957, de Gaulle en première place. C’est sous de Gaulle qu’on a, de 1958 à 1961, les années les plus meurtrières pour les Algériens.
Ces forces politiques n’ont jamais fait l’inventaire de tout ça, ne sont jamais revenues là-dessus, continuent à maintenir le silence sur cette histoire.
Propos recueillis par Clément Bindschaedler
L’auteur a été invité par Ugo Palheta pour un double épisode du podcast «Minuit dans le siècle»