Tchécoslovaquie 1968 Prague, du printemps à l’hiver

Tchécoslovaquie 1968 Prague, du printemps à l’hiver

L’année 68 a ceci, entre
autres, de particulier qu’elle vit des soulèvements de
masse contre l’ordre en place non seulement en Europe occidentale
et en Amérique, mais aussi dans deux autres secteurs bien
distincts, le Tiers-monde d’une part, avec l’offensive du
Têt au Vietnam et les Pays de l’Est avec le Printemps de
Prague. Anna Libera écrivit la contribution suivante en mars
1988 dans La Brèche. Inprecor l’a ensuite publiée
à plusieurs reprises, la dernière fois dans son
numéro de 538 de mai 2008.




Nous en publions de très larges
extraits, en ayant simplement supprimé la première
partie, relatant à la fois le débat sur la situation
économique dans le Parti communiste tchécoslovaque (PCT)
et ses tentatives de réformes, ainsi que l’ouverture
d’une discussion sur le bilan du stalinisme dans les milieux
intellectuels, à la suite de la déstalinisation
prônée par le XXIIe congrès du Parti communiste
d’Union soviétique.




Ces deux mouvements conjoints
débouchèrent sur ce qui ne paraissait être de prime
abord qu’une nouvelle révolution de palais. L’ancien
secrétaire du PCT Antonin Novotny est en effet remplacé
par le Slovaque Alexandre Dubcek, le 5 janvier 1968, dans un pays
encore largement stalinisé.

La nouvelle direction du PCT n’envisageait pas d’introduire
de changements profonds au lendemain de sa victoire. Elle entendait
transformer le parti graduellement et de l’intérieur,
utilisant les intellectuels pour secouer un peu l’appareil
conservateur. Au terme de ce processus graduel, un congrès, fin
1969 ou début 1970, institutionnaliserait les changements
opérés. Cependant, en accord avec ses conceptions, elle
devait laisser s’ouvrir le débat sur les problèmes
du pays.

Les contestataires de l’Union des écrivains furent
réintégrés au sein du parti et l’Union
retrouva son hebdomadaire qui, sous le nouveau nom de Literarni Listy,
allait se placer à la pointe du débat (fin
février, début mars, Listy se vendait à plus
d’un demi-million d’exemplaires). La presse, la radio et la
télévision allaient se faire les porte-parole des
questions, des craintes et des espoirs de la population.

Craintes et espoirs qui étaient alimentés par le maintien
de Novotny et de ses partisans dans les organes dirigeants et par les
déclarations d’Alexander Dubcek. La direction
réformiste allait être amenée, malgré elle,
à affronter les conservateurs.

A l’occasion du passage à l’ouest du
général Sejma, on apprit que Novotny, voyant sa cause
perdue, début janvier 1968, avait tenté d’organiser
un putsch militaire. Il était désormais impossible de
bloquer le débat sur les responsabilités des
conservateurs, selon l’appellation courante, au sein du parti et
du pays.

Au cours de meetings de masse, en mars 1968, les dirigeants du PCT
purent prendre le pouls de la population. Elle était avec eux,
mais elle exigeait que les changements engagés et promis soient
consolidés par la démission de Novotny et de ses
partisans au sein du parti.

Tous les secteurs de la société étaient
touchés: les syndicats exigeaient le rétablissement du
droit de grève, les étudiant-e-s créaient un
Parlement étudiant indépendant, des embryons de partis
politiques, des clubs divers se formaient… jusqu’aux
censeurs qui se prononçaient pour l’abolition de la
censure! Face à cette pression populaire, le 21 mars 1968, A.
Novotny démissionnait et était replacé par le
général Ludvik Svoboda à la présidence de
la République [il restera jusqu’en 1975, bien qu’il
manifeste quelques oppositions face à celui mis en place par le
PCUS, après l’intervention: Gustav Husak].

Pourtant, Dubcek et ses amis étaient bien conscients que le
problème allait au-delà de la personnalité de
Novotny. La dynamique du mouvement de masse débordait les
frontières qu’ils avaient eux-mêmes fixées.
Elle risquait de mettre en cause leur plan de transformation graduelle,
par le haut, du parti et de la société. Nombreux
étaient ceux-celles qui, au sein du PCT et dans les
organisations de masse, ne pensaient pas que la politique
d’après janvier 1968 puisse être menée avec
les conservateurs et qui exigeaient une
«institutionnalisation» de cette politique par un
congrès extraordinaire du PCT.

Le développement du mouvement de masse

Au plénum d’avril 1968 du comité central, Dubcek
s’adresse à deux publics différents: un
comité central réticent et une «opinion
publique» très en avance sur lui. Il rassure le premier en
repoussant l’idée d’un congrès extraordinaire
du parti; il tente de calmer la seconde en nommant des libéraux
notoires à des postes politiques importants: F. Kriegel à
la direction du Front National (regroupement des partis et
organisations reconnus et contrôlés), Smrkovski à
la présidence de l’Assemblée nationale et Cernik au
poste de Premier ministre. De plus, il faut adopter le Programme
d’action.

Comme souvent, ce genre de compromis ne satisfait personne. Les
conservateurs bloquent la mise en pratique du programme d’action
(pourtant modéré) ; quant aux intellectuel-le-s et
à une grande partie de la population – ils voient le
maintien en place de l’appareil conservateur et sont rendus
méfiants ; ils-elles multiplient donc les pressions pour un
congrès extraordinaire.

La création du gouvernement Cernik n’est cependant pas un
geste formel. Il va appliquer un large programme de
libéralisation: loi sur le droit de réunion et
d’association, sur la liberté de la presse, la
liberté de voyager, loi sur les réhabilitations et
compensations, l’indépendance de la magistrature, la
délimitation précise des compétences du
Ministère de l’intérieur, une loi sur les Conseils
ouvriers.

Nombre de ces mesures vont être mises à profit pour
accélérer et amplifier le débat sur les
transformations nécessaires. Au sein même de la direction
d’après janvier, des divisions apparaissent. Face au
blocage des conservateurs, un groupe dirigé par Smrkovski et
Cisar prend des positions plus radicales, qui rencontrent un
écho grandissant au sein de la classe ouvrière. Les
conférences régionales du parti, qui se déroulent
fin avril, sont très nombreuses à exiger la convocation
d’un congrès extraordinaire.

Ce sera finalement une alliance involontaire entre les conservateurs et
les progressistes qui amènera à la convocation du
congrès. Lors du plénum de fin mai 1968 du comité
central (CC), Dubcek cherche encore à temporiser. Mais Novotny
multiplie ses attaques, violemment contré par l’aile la
plus «radicale» de la nouvelle direction. Le CC exclut
alors Novotny. Ses partisans se prononcent alors pour une convocation
rapide du congrès afin de profiter des positions qu’ils
détiennent encore au sein de l’appareil pour gagner les
délégués à leurs idées. A
l’issue de ce plénum, il est donc décidé de
réunir le congrès début septembre, et de
procéder à des élections démocratiques des
délégués par les congrès régionaux.

«Les deux mille mots»

Si toutes les énergies se concentrent désormais sur la
préparation des congrès régionaux, la publication
d’un long document, «Les deux mille mots»,
écrit par Ludwik Vaculik, traduit une évolution
importante d’une partie de l’intelligentsia et de
l’opinion publique.

Tout en saluant toutes les initiatives positives prises par la
direction du parti depuis janvier, le document met en garde contre une
confiance aveugle en celle-ci et appelle les travailleurs-euses et les
jeunes à prendre eux-mêmes la direction de la lutte pour
la transformation de la société. Le texte traduisait la
frustration face aux tergiversations de l’équipe Dubcek et
la crainte de voir les quelques acquis remis en cause si la
«démocratisation» n‘était pas
institutionnalisée.

Le document sera au centre du débat pour l’élection
des délégué-e-s au congrès de septembre.
Les conservateurs le brandissent comme une confirmation de toutes leurs
craintes. Les libéraux, eux, tentent de limiter la portée
du texte en soulignant les bonnes intentions des auteurs et en ne
dénonçant que les «malheureux quarante mots»,
ceux qui appelaient à l’action indépendante des
masses.

Ce document sera avant tout le prétexte avancé par les
«pays frères» pour apporter leur aide
«internationale» au parti tchécoslovaque
menacé par l’«offensive des forces
contre-révolutionnaires».

La pression des «pays frères»

Dès fin juillet 1968, en effet, la situation en
Tchécoslovaquie sera conditionnée par
l’accentuation des pressions et menaces des pays du Pacte de
Varsovie (alliance politico-militaire) sur la direction du PCT. Les
dirigeants de l’URSS avaient observé le changement
à la tête du Parti tchécoslovaque sans
inquiétude. Alexander Dubcek était un allié
fidèle du PCUS et son projet était somme toute de plus
modéré.

Cette attitude va changer dès le mois de mars, face à
l’essor du mouvement de masse, au débat libre qui se
déroule dans le pays et à la trop grande
sensibilité des dirigeants d’après janvier à
la pression de la base. La décision de convoquer le
congrès extraordinaire du parti va accélérer les
choses. La perte de contrôle du parti était
considérée, en effet, comme le point de non-retour.

Début juillet, l’URSS, la Pologne, la RDA, la Hongrie et
la Bulgarie (dans le cadre du Pacte de Varsovie) envoient une lettre au
Présidium du PCT exprimant leur inquiétude face à
l’évolution de la situation. Le présidium se dit
favorable à des réunions bilatérales avec les
partis frères pour les informer de la situation, mais les Cinq
veulent faire «comparaître» la direction
tchécoslovaque devant eux, espérant pouvoir ainsi
utiliser les divisions qui existent en son sein. Le présidium
refuse de les rencontrer.

Les Cinq se réunissent malgré tout à Varsovie les
14 et 15 juillet et envoient une lettre à Prague dans laquelle
ils attirent l’attention des dirigeants du PCT sur
«l’offensive me-née par les réactions avec
l’appui de l’impérialisme contre le parti et les
bases du régime socialiste…» Ils expriment leur
défiance à l’égard des dirigeants de Pra-gue
qui ne voient pas ces dangers et dénoncent la présence de
contre-révolutionnaires au sein même de la direction du
PCT. La situation est tellement grave qu’elle n’est plus du
seul ressort du PCT et exige l’intervention de toute la
communauté socialiste.

Le présidium tchécoslovaque, dans sa réponse,
rejette les accusations et défend la ligne suivie depuis
janvier. Un vaste mouvement se développe dans le pays contre ce
qui est vu comme une ingérence intolérable. La lettre du
présidium est adoptée par toutes les instances du parti
et les organisations de masse. La préparation du congrès
se poursuit selon le calendrier prévu. Début juillet, les
délégué-e-s avaient été élus
par les congrès régionaux. Plus de 80% se
plaçaient parmi les progressistes (dont 10% étaient
considérés comme «radicaux»). Afin de
rassurer les Soviétiques, une rencontre bilatérale a eu
lieu le 29 juillet 1968 à la frontière entre l’URSS
et la Tchécoslovaquie. On ne sait, alors, rien de la teneur de
la discussion, mais à son retour, Dubcek informe ses amis de la
«compréhension des Soviétiques».
Peut-être cherchait-il à s’en convaincre
lui-même, alors qu’il refusait d’entendre certains
généraux qui signalaient avec inquiétude des
mouvements inhabituels des troupes du Pacte de Varsovie.
Celles-là mêmes qui allaient entrer à Prague le 21
août 1968.

Jusqu’au bout, Dubcek espérera concilier ce qui
était inconciliable dans le monde bureaucratique: la
démocratisation et le «rôle dirigeant», le
monopole du parti, l’indépendance nationale et
l’acceptation d’une subordination aux intérêts
géopolitiques de la bureaucratie du Kremlin. Il aura ainsi,
à la fois, suscité les espoirs des travailleurs
tchécoslovaques et laissé la porte ouverte à ceux
dont le seul but était de les écraser.

La résistance

L’invasion militaire soviétique de la
Tchécoslovaquie, par son aspect massif (500 000 soldats, chars
blindés, raids héliportés, etc.) cherchait
à étourdir la population, à la paralyser. Dans la
mesure où aucun secteur de l’armée
tchécoslovaque n’engagerait la résistance et
où les masses n’avaient pas conquis, au cours de leur
lutte précédente, les moyens d’autodéfense,
il était peu probable qu’un affrontement «à
la hongroise» (1956) se produise.

Donc, pour les Soviétiques, il s’agissait, dans une
première phase, d’utiliser la présence des troupes
pour rétablir le contrôle bureaucratique sur les
institutions politiques afin que, dans une seconde phase, ces
institutions puissent vaincre le mouvement populaire. La direction A.
Dubcek du PCT allait, hélas, se montrer un instrument docile
pour mener à bien ce projet.

Le mouvement spontané et massif de résistance non
armée à l’occupation révélait le
profond attachement de la masse des travailleurs et des jeunes aux
idéaux de liberté du Printemps de Prague. Mais son
ampleur même allait vite montrer tout le retard pris dans
l’apparition d’une direction politique et sociale
indépendante avant l’intervention. Malgré
l’activité de résistance remarquable de nombreux
communistes de gauche, de militant-e-s socialistes et
démocratiques, ils-elles ne réussiront pas, dans les
conditions de clandestinité d’après le 21
août 1968 (date de l’intervention qui se fait dans la nuit
du 20 au 21 août), à mettre en place une telle direction.
C’est ce qui permettra, tout autant que la capitulation de
Dubcek, la victoire de la «normalisation» au long de
l’année 1969.

L’enlèvement de la direction du PCT

La tâche des Soviétiques n’était pas
aisée. Ils ne voulaient pas d’une solution purement
militaire. Ils voulaient utiliser la pression militaire pour
«résoudre» politiquement la crise. Il leur fallait
rétablir une légalité pour un Parti communiste
tchécoslovaque aux ordres. Mais avec qui? A. Novotny
était trop déconsidéré. D’autres
conservateurs, tels Indra et Bilak, ne jouissaient d’aucun appui
ou base parmi les travailleurs. Il ne restait que l’équipe
Dubcek: c’est à elle qu’il reviendra de
défaire le mouvement qu’elle avait suscité en
partie.

Les dirigeants du Printemps de Pra-gue furent donc emmenés
à Moscou et mis à rude épreuve, comme l’a
bien raconté l’un des participants, Zdenek Mlynar, dans
ses mémoires.

Ce n’est pourtant pas ces pressions qui expliquent avant tout
leur capitulation et leur signature dudit protocole de Moscou qui
accepte le «stationnement temporaire» des troupes du Pacte
de Varsovie sur le territoire de la République
tchécoslovaque. Après tout, un des membres de la
direction, Frantisek Kriegel, a refusé de le signer. La cause
principale de cette reddition réside dans les conceptions
politiques de la direction dubcékienne, dans son attachement
prioritaire aux intérêts de l’appareil
bureaucratique du PCT et du «mouvement communiste
international», soumis au pouvoir du Kremlin, qui prennent le pas
sur les intérêts des masses populaires de
Tchécoslovaquie.

Certes, le PCT avait des divergences avec Moscou, mais elles
étaient aux yeux de Dubcek et des siens d’ordre tactique
et ces derniers n’avaient jamais envisagé qu’elles
puissent déboucher sur une rupture. L’attitude de Dubcek
à Moscou, mais surtout lors de son retour à Prague, le
montre bien: à aucun moment, il n’envisagera de
répudier le protocole de Moscou et de s’appuyer sur le
mouvement de résistance qui regroupait l’écrasante
majorité de la population tchécoslovaque.

Le congrès clandestin du PCT

Dès l’annonce de l’invasion, la direction du parti
de Prague avait pris l’initiative, lançant un appel
à la résistance pacifique et à la fraternisation
avec les soldats russes, créant un réseau de
communication par la radio et la télévision et convoquant
la réunion immédiate du XIVe congrès du PCT dans
l’usine CKD de Prague.

Dès l’annonce de la signature du «protocole de
Moscou», le 27 août 1968, le nouveau comité central
le rejeta. Mais la direction dubcékienne, de retour à
Prague, déclara le XIVe congrès nul et non avenu et
restaura le comité central (CC) de 1966, en y adjoignant
malgré tout certains des membres élus le 22 août.
Mais, noyés dans la masse des conservateurs, ils n’avaient
aucune chance d’influencer les événements,
même s’ils n’hésitèrent pas,
malgré les pressions, à s’élever contre
l’occupation, lors de la réunion du CC du 31 août
1968 (ce fut le cas en particulier de Jaroslav Sabata).

Le résultat immédiat de ce comité central fut de
mettre un frein à la mobilisation de masse, car il n’y
avait d’autre autorité que celle de la direction Dubcek.
Dans la population, une attitude attentiste prévalut en
septembre et début octobre, dans l’espoir que Dubcek
réussirait quand même à sauver l’essentiel
des réformes du Printemps.

Etudiants et ouvriers résistent

Si l’heure n‘était plus aux manifestations de rue
contre l’occupant, elle n’était pas non plus
à la confiance aveugle dans la direction du PCT. C’est au
cours de cette période que l’auto-organisation des masses
a fait un saut qualitatif, avant tout par l’élection de
conseils ouvriers dans toutes les entreprises. Cette élection
avait été prévue par la Loi sur les Conseils
ouvriers, mais elle prenait, dorénavant, une dimension
directement politique qu’elle n’aurait probablement pas eue
dans d’autres circonstances. De même, les
étudiant-e-s renforçaient leurs organisations
indépendantes.

Bien vite, les timides espoirs placés dans la direction
dubcékienne de l’après-invasion commencèrent
à se dissiper. Fin octobre 1968, les manifestations reprirent.

Le 28, jour du 50e anniversaire de la création de l’Etat
tchécoslovaque, des milliers de manifestant-e-s défilent
dans Prague en exigeant le départ des troupes
soviétiques. Les manifestations sont encore plus fortes les 6 et
7 novembre lors des célébrations officielles.
Réponse du pouvoir: les trois journaux les plus en pointe dans
la résistance – Politika, Literarny Listy et Reporter – sont
interdits.

Les étudiant-e-s furent les premiers à comprendre
qu’il était nécessaire de relancer l’action
contre l’occupation et de mettre en place une direction
indépendante de l’équipe dubcékienne. Ils
décidèrent de prendre l’initiative à la
veille du comité central de novembre qui était
considéré comme un test des intentions réelles des
dirigeants du PCT.

Ils créèrent un comité d’action,
représentant toutes les facultés, qui se transformera en
décembre en Parlement étudiant. Sous l’impulsion de
Karel Kovanda, Petr Uhl et Jiri Müller, le comité
d’action appela une manifestation le 17 novembre 1968. Elle fut
interdite et immédiatement transformée en occupation des
facultés et les lycées durant deux jours, dans tout le
pays. Les étudiant-e-s lancèrent alors une «Lettre
aux camarades ouvriers et paysans», qui affirmait, entre autres:
«Nous ne pouvons pas accepter d’être souverains en
paroles, alors que, en réalité, une pression continue
s’exerce sur nous de l’extérieur… Nous ne
pouvons pas nous satisfaire de quelques vagues déclarations sur
la nécessité d’une politique soumise à
l’examen du peuple alors que, en réalité, nous
disposons de moins en moins d’informations sur
l’activité de nos dirigeants… La classe
ouvrière est courageuse, sage et diligente. Elle ne panique pas,
elle n’abandonne pas, elle désire la paix et
l’amitié avec tous les pays, la justice, le socialisme
démocratique, le socialisme à visage humain, elle hait la
violence et l’injustice, l’humiliation,
l’oppression…»

Le texte n’avait rien de remarquable sinon le fait
d’exister, d’exprimer tout haut la lassitude face aux
manœuvres de la direction Dubcek qui commençait à
se répandre parmi les travailleurs-euses.

La lettre fut, en fait, le signal d’une relance des
activités des organisations de masse. Elle fut
télexée d’usine en usine. Les étudiant-e-s
furent invités à prendre la parole dans les ateliers; des
délégations ouvrières se rendirent dans les
universités occupées. De nombreuses usines
s’engagèrent à faire grève si les
étudiant-e-s étaient attaqués.

L’assemblée des ouvriers-ères de l’usine
Skoda de Pilsen se prononça pour l’élection
d’une nouvelle direction qui «s’engage à
appliquer le processus de démocratisation politique et
organisationnelle»; les 22 000 ouvriers-ères des
aciéries de Kladno exigèrent la démission des
dirigeants opposés à la démocratisation. Des
prises de position similaires furent adoptées par les mineurs
d’Ostrava, les ouvriers-ères de l’usine CKD de
Prague. Ces derniers firent même une grève
préventive le 22 novembre lorsque les étudiant-e-s de
Prague défièrent l’ordre d’évaluation
que leur avait donné la police. La «communauté
intellectuelle» s’investit elle aussi totalement dans le
mouvement.

Dubcek réprime

C’est face à ce mouvement que la direction Dubcek mit
elle-même fin à tous les espoirs qu’elle aurait
encore pu susciter: elle renforça la présence
policière à Prague, décida la censure de toutes
les informations sur la grève étudiante. Elle
lança une campagne de dénonciations des irresponsables
qui l’animaient.

Pourtant, au moment où la confiance illusoire des
travailleurs-euses dans la direction du Printemps de Prague
s’émoussait, le mouvement de masse n’avait pas vu
naître de direction jouissant d’une large autorité.

Les étudiant-e-s l’admettaient eux-mêmes
lorsqu’ils mirent fin volontairement à leur grève
le 21 novembre: «Les événements ont pris une
ampleur et une gravité que nous n’avions pas
envisagées… C’est au cours de cette crise que nous
nous sommes rendu compte combien nous étions mal
préparés…, personne n’avait envisagé
que les événements puissent prendre ce
caractère…»

Une large avant-garde s’était développée
dans l’action autour d’un front unique entre les
étudiant-e-s et les syndicalistes des grandes entreprises. Un
pacte fut signé entre le puissant syndicat de la
métallurgie et le syndicat des étudiant-e-s de Pra-gue
qui se voulait un véritable programme d’action et qui,
selon le président du Front national normalisé, faisait
ressembler les Deux mille mots à une «comptine».

Des pactes similaires furent signés entre de nombreux autres
syndicats et cette liaison continua à fonctionner jusqu’au
printemps 1969, pourtant, une mobilisation de l’ampleur de celle
qui existait ne pouvait se maintenir indéfiniment sans un
projet, une perspective politique. Or, les cadres susceptibles de
transformer cette puissante action de résistance en une
offensive politique qui auraient pu diviser la direction du parti et,
ainsi, miner l’instrument politique des occupants, restaient
dispersés.

Très actifs dans la résistance ils étaient
noyés dans les organisations de masse, sans lien entre eux, sans
avoir pu définir un projet, une orientation.
L’expérience, la première, avait été
brève.

Smrkovski démis

Deux événements allaient contribuer à
démoraliser la résistance début janvier 1969.
Depuis l’automne, des différences étaient apparues
au sein de l’équipe dubcékienne. Husak et Stroufal
avaient commencé à se ranger ouvertement du
côté des Soviétiques et multipliaient les pressions
pour hâter la «normalisation».

En décembre, Husak commença à réclamer
publiquement la démission de Smrkovski, de son poste de
Président de l’Assemblée nationale. De nombreuses
résolutions de soutien à Smrkovski arrivèrent de
toutes les usines du pays. Mais, le 5 janvier 1969, ce dernier apparut
à la télévision pour dénoncer ceux-celles
qui le défendaient. Deux jours plus tard, il était
démis. C’était le signe qu’un des dirigeants
les plus populaires du Printemps de Prague désertait le combat.
Ce fut aussi le signal pour de nombreux cadres et permanents encore
hésitants de choisir leur camp à temps et de se ranger
aux côtés de Husak.

Le suicide de Jan Palach, qui s’immola par le feu en plein centre
de Prague le 16 janvier 1969, allait, symboliquement, montrer que si la
population restait prête à se mobiliser massivement, elle
avait perdu tout espoir de trouver un relais dans le PCT et de pouvoir
vaincre.

Le 21 janvier, 100 000 manifestant-e-s défilent Place Wenceslas.
Pour la première fois, le drapeau de la République
tchécoslovaque de 1918-1939 a remplacé le drapeau rouge
à la tête du cortège, marquant le changement
d’at- titude de la population face à ce qui était
sanctionné comme une «trahison historique du PC» en
relation avec ses objectifs proclamés.

Lors des funérailles de Palach, le 25 janvier 1969, un million
de personnes défilent en silence dans les rues de la capitale.
Elles n’ont plus d’exigences, sinon le droit de se taire.

Fin février 1969, Dubcek déclarait devant une
assemblée de miliciens: «Nous avons réussi à
surmonter la phase la plus aiguë de la crise de janvier». Il
avait raison. Il n’était désormais de plus aucune
utilité pour les occupants.

Le 28 mars 1969, un vendredi, l’équipe de hockey sur glace
tchécoslovaque infligea une défaite – 4 à 3 –
à l’équipe d’URSS. Un symbole et un acte
politique.

Les manifestations se multiplient dans les villes… contre
l’occupation. Le Kremlin va dès lors mettre en place la
seconde partie de l’intervention: les généraux
Grechko et Semyonov mettent Husak en place et démissionnent
Dubcek. Ce dernier sera envoyé comme ambassadeur en
Turquie… où il se taira. Rappelé en janvier 1970,
il sera alors expulsé du parti. Le fidèle est
remercié.

Il a fallu des centaines de milliers d’expulsions du PCT, de
licenciements, le chantage aux études des enfants, l’exil
forcé, l’emprisonnement, pour défaire le mouvement
de masse.

La normalisation à l’ombre des chars soviétiques se
fit aussi en opérant des concessions au plan économique,
avant tout dans le domaine des biens de consommation.

A la différence de la Pologne des années huitante, la
Tchécoslovaquie des années septante connut une croissance
relative. Mais la force de l’opposition au régime,
regroupée au sein de la Charte 77, témoignait encore,
vingt ans après, de l’ampleur et de la profondeur du
mouvement qui secoua la Tchécoslovaquie en ce printemps
1968. 

Anna Libera