États-Unis
Les dynamiques de l’élection présidentielle étasunienne
L’élection présidentielle étasunienne a été bouleversée cet été par une série d’événements dramatiques qui ont inversé les prévisions électorales des partis démocrate et républicain, tandis que des candidats alternatifs, dits third-party, de gauche tels que la candidate écosocialiste du Green Party, Jill Stein, et l’intellectuel radical Cornell West se battent pour accéder au scrutin dans de nombreux États.
Lorsque Joe Biden a cédé à la pression des grand·es donateur·ices qui avaient commencé à réduire leurs contributions financières à la campagne, et qu’il a passé le flambeau à sa vice-présidente Kamala Harris, les démocrates ont bénéficié d’un regain d’énergie surprenant. Lorsque Harris a annoncé la nomination de son colistier, le gouverneur démocrate Tim Walz, un homme politique de centre gauche en mesure de séduire les électeur·ices du Midwest, sa campagne a bénéficié d’un regain d’enthousiasme et les dons ont afflué.
Face à l’extrémisme de Trump, Harris et Walz se présentent comme un rempart contre le retour des États-Unis à la période d’avant les droits civiques et les droits des femmes, avec le slogan «nous ne reviendrons pas en arrière». Cela sans proposer le moindre élément de rupture avec la politique de Biden.
Un programme très modéré
Les déclarations politiques de Harris sont plus populistes que progressistes. Lors de la convention démocrate, elle s’est prononcée, avec d’autres, en faveur de la défense des droits reproductifs. Mais d’autres déclarations ont également été formulées sur la lutte contre la criminalité et le projet de mettre en place des contrôles frontaliers stricts, des projets généralement associés au Parti républicain.
Alors que Trump et les expert·es de droite se sont emparé·es des appels de Harris en faveur d’un contrôle des prix pour lutter contre l’inflation afin de la qualifier de «communiste», la mesure qu’elle propose est populiste, et pas anticapitaliste. Il existe d’ailleurs un précédent: le président républicain Richard Nixon avait instauré un gel des salaires et des prix pendant 90 jours en 1971.
Les deux campagnes sont confrontées à un défi programmatique sur une question clé qui pourrait être décisive pour chacune d’entre elles.
Gaza, le talon d’Achille de Harris
Harris est associée au soutien de Biden à l’assaut meurtrier d’Israël contre Gaza, ce qui a affaibli sa position auprès des Arabes-Étasunien·nes et des jeunes, comme en témoignent les nombreuses abstentions «non engagées» lors des primaires du Parti démocrate. Confrontée à des manifestants de soutien à la Palestine lors de l’un de ses premiers événements de campagne, Harris a répondu sèchement en leur demandant s’ils souhaitaient la victoire de Trump.
Quelques jours plus tard, elle a solidifié sa position, se déclarant favorable à un cessez-le-feu à Gaza et au retour des otages israélien·nes. Mais pendant ce temps, Joe Biden approuvait un programme d’aide militaire de 3,5 milliards de dollars à Israël pour l’achat d’armements de haute technologie.
Une série de marches et d’événements pour la Palestine et en faveur des droits reproductifs et des LGBTQI ont été organisés en marge de la convention démocrate. Mais ces manifestations ont été décevantes et peu suivies. Une manifestation à l’appel de la Coalition to March on the DNC, qui s’est déroulée le premier jour de la Convention, a rassemblé environ 3000 personnes. Les organisateur·ices avaient espéré une participation dix fois plus forte, étant donné que la région de Chicago compte 50000 Étasunien·nes d’origine palestinienne. Cette participation décevante est due notamment à la difficulté d’obtenir de la ville de Chicago les autorisations de manifester, ainsi que l’approche sectaire de Freedom Road Socialist Organization (une organisation maoïste, NDLR), qui a étroitement contrôlé l’organisation des marches.
Si un accord de cessez-le-feu était conclu, Harris pourrait regagner une partie des électeurs et électrices qui se sont détourné·es de «Genocide Joe» Biden en raison de son soutien à l’assaut israélien contre Gaza.
Trump et les droits reproductifs
Trump est confronté à un dilemme similaire en ce qui concerne les droits reproductifs. Le courant anti-avortement est très fort dans son parti, mais Trump comprend que le droit à l’avortement est soutenu par une majorité d’Étasunien·nes, y compris des Républicain·es. Il a tenté de surmonter cette contradiction en affirmant que la question devait être tranchée au niveau des États. Cette tentative de paraître pro-vie aux yeux de l’aile anti-avortement de son parti sans aliéner les républicain·es pro-choix semble se retourner contre lui. L’aile républicaine la plus farouchement opposée à l’avortement, qui rêve d’une interdiction nationale de l’avortement, estime qu’il a abandonné sa cause. Vance, le candidat à la vice-présidence de Trump, a récemment déclaré à un journaliste que Trump opposerait son veto à une interdiction nationale de l’avortement, tandis que les républicain·es pro-choix soulignent qu’il s’est fièrement attribué le mérite de l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade grâce aux trois juges réactionnaires nommés par ses soins.
Le champ de bataille des États
Le système électoral présidentiel étasunien – mis en place peu après que les colonies américaines eurent gagné leur indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne dans les années 1790 – est basé sur le système électoral winner-take-all. Chaque État dispose d’un nombre de voix déterminé par sa population. Le·a candidat·e qui obtient la majorité simple des voix dans un État se voit attribuer toutes les voix de cet État. Le·a candidat·e qui obtient la majorité – 270 des 538 voix du collège électoral – remporte la présidence.
Au cours des dernières élections, de nombreux États sont devenus très majoritairement républicains (rouges dans le langage politique étasunien actuel) ou bleus (démocrates). Les États où l’écart est suffisamment faible pour qu’ils puissent pencher d’un côté ou de l’autre, parfois appelés «violets», jouent un rôle prépondérant dans les élections nationales serrées. Un facteur clé de l’élection sera la capacité des démocrates à reconquérir les électeur·ices de la classe ouvrière dans les États clés comme le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin, où de nombreux travailleur·ses ont abandonné le Parti démocrate, qui bénéficiait du soutien des syndicats jusqu’à ce qu’il démontre son incapacité à trouver des solutions aux fermetures d’usines généralisées qui ont décimé les syndicats, les communautés ouvrières et réduit drastiquement le niveau de vie à partir des années 1980. La victoire de Trump dans l’État industriel et anciennement bleu du Michigan a été décisive face à Hillary Clinton en 2016.
Les syndicats et les élections
Les syndicats américains ont été l’un des piliers de la coalition New Deal du Parti démocrate avec les organisations de défense des Black civil rights, qui s’est formée sous la présidence de Franklin Roosevelt dans les années 1930. Bien que les syndicats n’aient reçu grand-chose en échange de leur soutien, les bureaucrates syndicaux sont restés fidèles au Parti démocrate.
Le président du syndicat United Auto Workers (UAW), Sean Fain, un syndicaliste très lutte des classes qui s’est imposé comme l’un des leaders de la classe ouvrière, a d’abord refusé de soutenir les candidat·es, avant d’apporter son soutien à Harris au nom du syndicat. Fain a souligné que Biden avait participé à un piquet de grève et soutenu verbalement les grévistes lors de la grève menée par l’UAW au début de l’année, alors que Trump a organisé des rassemblements avec des travailleur·ses non syndiqué·es. Fain a commencé à dénoncer publiquement Trump comme un représentant de la «classe milliardaire», hostile à la classe ouvrière.
Trump a clairement exprimé ses opinions antisyndicales lors d’un entretien avec l’entrepreneur Elon Musk sur X en le félicitant d’avoir licencié des travailleurs pro-syndicats. Fain a bien sûr raison au sujet de Trump et du Parti républicain, même si – alors que Biden, Harris et Walz sont loin d’être eux-mêmes des milliardaires – le parti démocrate est lui aussi contrôlé par les 1%, par les plus riches. Outre l’UAW, certains des plus grands syndicats des États-Unis, comme le Service Employees International Union (SEIU), l’American Federation of State, County and Municipal Employees (AFSCME) et l’American Federation of Teachers (AFT), ainsi que la fédération syndicale AFL-CIO, soutiennent Harris et Waltz.
L’action politique indépendante ou le «moindre mal»
Les États-Unis restent le seul pays industriel avancé à ne pas disposer d’un parti ouvrier de masse, socialiste ou communiste ayant des liens forts avec le mouvement ouvrier. La gauche débat depuis des décennies des stratégies de «moindre mal» (voter pour les démocrates comme un moindre mal). Les partisan·nes de cette stratégie affirment que le Parti républicain, historiquement pro-entreprise et antisyndical, est qualitativement pire pour les travailleur·ses et les opprimé·es que le Parti démocrate. Les opposant·es à cette stratégie soulignent l’importance d’une politique indépendante de la classe ouvrière, c’est-à-dire en dehors du Parti démocrate, en soutenant des candidats third-party de gauche qui mènent des campagnes de propagande et soutiennent les luttes actuelles des travailleur·ses et du mouvement social, ainsi que la rupture avec les démocrates.
Pour les élections de 2024, les partisan·nes du «moindre mal» soulignent les dangers d’une nouvelle présidence Trump. Certain·es à gauche ont proposé des systèmes d’échange de votes par lesquels un électeur·ices de Harris dans un État à majorité démocrate «sûr» (non gagnable par Trump, NDLR) accepterait de voter pour la candidate du Green Party Jill Stein en échange de la promesse d’un·e partisan·e de Stein dans un État «non sûr» de voter pour Harris.
La plus grande organisation socialiste des États-Unis, Democratic Socialists of America (DSA), a résisté à la dynamique du «moindre mal» et n’a pas soutenu de candidat·e. Lors de l’élection présidentielle de 2020, Solidarity, organisation sympathisante de la Quatrième Internationale, a soutenu le candidat du Parti Vert et membre de Solidarity Howie Hawkins. Cette année, il y a eu très peu de soutien au sein de Solidarity pour un vote de «moindre mal» en faveur de Biden. L’organisation socialiste révolutionnaire appelée le collectif Tempest, n’a pas soutenu de candidat·e, mais a publié des articles contre le choix du «moindre mal» sur son site internet.
Jill Stein a appelé à un cessez-le-feu à Gaza et à un embargo sur les armes contre Israël, et a gagné un soutien très important dans la communauté arabo-américaine. Un récent sondage a montré qu’un pourcentage impressionnant de 43% des Arabes-Américains du Michigan soutiennent Stein. D’autres sondages montrent qu’elle est soutenue par 1% des électeurs et électrices du Michigan. Stein devrait être présente sur les bulletins de vote dans 35 à 40 des 50 États. Dans plusieurs États, le Parti démocrate s’est efforcé d’exclure Stein et d’autres personnes du scrutin, tandis que les Républicains ont cyniquement déposé une pétition pour que l’intellectuel noir progressiste Cornell West soit inscrit sur le bulletin de vote. Il n’a cependant obtenu l’accès au scrutin que dans une poignée d’États.
La crise n’est pas finie
Si Trump l’emporte en novembre, nous pouvons nous attendre à des attaques virulentes contre les immigrés et les personnes LGBQI+, à une tentative d’interdiction de l’avortement à l’échelle nationale, à un encouragement de la misogynie et du racisme des nationalistes chrétien·nes blanc·hes, à des attaques contre les syndicats et les droits de vote des minorités, à la suppression de la sécurité des travailleurs et des protections environnementales, et à une augmentation de l’exploration des combustibles fossiles.
Le Projet 2025, préparé par le «groupe de réflexion» de droite Heritage Foundation et des dizaines d’ancien·nes collaborateur·ices de Trump pendant sa présidence est une liste de courses rassemblant toutes sortes de propositions réactionnaires.
La gauche pourra pousser un soupir de soulagement si Harris bat Trump, mais il restera le soutien des États-Unis à Israël, une grave crise du logement, d’énormes inégalités sociales et la tâche historique de construire un mouvement politique de masse de la classe ouvrière et un parti indépendant des partis des classes dominantes.
Kay Mann
Version abrégée d’un article publié sur le site Inprecor. Coupes de la rédaction.