Une étude sur le Parti socialiste face aux crises et au néolibéralisme
L’historien Hadrien Buclin, militant de solidaritéS et député de la coalition Ensemble à Gauche au Grand Conseil vaudois, vient de publier aux Éditions Alphil une étude intitulée Vents contraires. Le Parti socialiste suisse face aux crises économiques et à l’essor du néolibéralisme (1973–1995). Entretien.
Peux-tu nous dire en quoi cet ouvrage est susceptible d’intéresser nos lecteur·ices, en d’autres termes a-t-il une forme d’actualité politique?
Le Parti socialiste ayant dominé l’histoire des gauches politiques en Suisse depuis plus d’un siècle, il me semble utile de mieux comprendre son évolution. Les années étudiées sont à mon avis particulièrement intéressantes car le parti est traversé par de vifs débats internes, en particulier impulsés par une aile gauche qui, dans le sillage des mouvements de 1968, critique la participation gouvernementale, appelle à un retour à l’opposition et souhaite mettre au centre du programme une perspective autogestionnaire à la tonalité anticapitaliste.
Ce sont aussi des années marquées par des difficultés grandissantes – affaiblissement du lien avec les ouvrières et ouvriers et les salarié·es au revenu modeste, essor d’une droite néolibérale dure – qui pèsent sur la situation des gauches politiques aujourd’hui encore, quelle que soit par ailleurs leur orientation. Ainsi, le débat interne au parti sur les mesures à prendre pour contrer le déclin d’implantation dans les milieux populaires ou sur la manière de combiner dans le programme la question sociale avec les problèmes environnementaux résonne encore aujourd’hui.
Peux-tu, rappeler quelle est la ligne générale du Parti socialiste suisse (PSS) avant la crise économique de 1974?
C’est une ligne réformiste visant à obtenir pas à pas des réformes sociales. Les dirigeants du parti sont confortés dans cette stratégie par la croissance économique très soutenue de l’après-guerre: durant ces trois décennies où les salaires réels font plus que doubler, il s’avère possible d’obtenir des concessions limitées de la part des forces bourgeoises sans confrontation politique dure: par exemple, juste avant la crise économique, les rentes AVS sont augmentées d’environ 50% en valeur réelle. En échange de l’intégration au Conseil fédéral à partir de 1943, les responsables du PSS se sont aussi engagés auprès de la droite gouvernementale à soutenir l’armée et à exclure toute alliance avec le Parti suisse du travail, d’orientation prosoviétique.
Comment le Parti socialiste suisse s’est-il positionné par rapport à la nouvelle situation provoquée par le retour des crises économiques (dont les apologistes du capitalisme réellement existant prétendaient dans les années 1960 qu’il n’aurait jamais lieu…) et quelles étaient les différentes orientations en son sein?
Après trois décennies de forte croissance, les responsables du PSS sont pris au dépourvus en 1974 et réagissent de manière hésitante face à la crise. Ils craignent qu’une politique de relance par la dépense publique ne soit contreproductive en aggravant l’inflation, déjà très forte au début des années 1970 et mettent donc du temps à formuler des propositions concrètes en ce sens. Ils se concentrent, dans une première phase, sur le renforcement de l’assurance chômage, qui n’est alors pas encore obligatoire.
De manière plus générale, la récession met en cause la stratégie réformiste adoptée dans l’après-guerre, puisqu’il est désormais beaucoup plus difficile d’obtenir des concessions de la droite. Une situation durable car la Suisse est touchée dans les années 1980 puis 1990 par deux nouvelles crises économiques, celle des années 1990 s’avérant même particulièrement profonde. En réaction à cette nouvelle donne, l’aile gauche du parti réclame dès le milieu des années 1970 une ligne plus combative, qui passe en particulier par un retour à l’opposition et par des revendications moins consensuelles vis-à-vis de la droite patronale, comme la réduction du temps de travail afin de lutter contre le chômage, une perspective aussi mise en avant à ce moment par les forces de la gauche radicale post-1968, alors très actives.
Au début des années 1990, le PSS, à l’image de toute la gauche politique et syndicale, se trouve dans une situation difficile face à une offensive néolibérale qui s’intensifie. Les concessions auxquelles il se livre, notamment concernant le relèvement de l’âge de départ en retraite des femmes de 62 à 64 ans, suscite à nouveau des débats mouvementés en son sein que je retrace dans l’ouvrage.
Justement, si une partie de la génération post-1968 a construit des organisations à la gauche du PSS et du PST-POP (Progressive Organisationen der Schweiz (POCH), Ligue marxiste révolutionnaire/Parti socialiste ouvrier, entre autres), une autre partie est entrée au PSS et y a formé une aile gauche (comme le groupe d’Yverdon, avec des personnalités telles que François Masnata et Françoise Pitteloud). Quel a été l’impact réel de cette aile gauche et quel bilan peut-on tirer de son activité? A-t-elle réellement influencé la ligne générale du parti?
L’aile gauche est restée minoritaire et, à ce titre, elle n’est pas parvenue à imposer un réel tournant politique. Néanmoins, elle a réussi à impulser au sein du PSS une ligne plus critique du consensus bourgeois sur des dossiers importants comme l’énergie nucléaire, la défense nationale ou le rôle de la place financière suisse dans l’assèchement des ressources des pays à faible revenu.
Par exemple, en 1978, le PSS se prononce contre la construction de nouvelles centrales, à l’issue d’un bras de fer avec le conseiller fédéral socialiste Willi Ritschard en charge de la politique énergétique, qui s’est vivement opposé à ce tournant antinucléaire. La même année, le parti lance, à l’initiative de l’aile gauche, une initiative populaire contre «l’abus du secret bancaire et de la puissance des banques» qui prévoit notamment des dispositions significatives contre la fraude fiscale des plus riches. Cette initiative connaîtra toutefois un échec cuisant en 1984, non seulement parce qu’elle s’est heurtée à une forte mobilisation du patronat bancaire, mais aussi parce que l’aile consensuelle du PSS s’est montrée très réticente à mener campagne en sa faveur…
La non-élection au gouvernement des candidates officielles du parti (Lilian Uchtenhagen en 1983 et de Christiane Brunner en 1993) avaient suscité à ces deux reprises un débat sur la sortie du PSS du Conseil fédéral. Pourquoi l’option gouvernementale l’a-t-elle finalement emporté?
Dans l’après-guerre, la participation gouvernementale à l’échelon cantonal et fédéral a permis à des responsables socialistes d’accéder à des fonctions attrayantes, par exemple au sein de l’administration fédérale, de la direction des PTT, des CFF, de la Banque nationale, des banques cantonales ou des administrations publiques. Lorsque la participation gouvernementale est en jeu, on constate à chaque fois une forte mobilisation, à l’interne du parti, des personnes qui craignent pour leur poste en cas de retour à l’opposition. Comme le remarquait en 1984 la conseillère nationale du PSS Yvette Jaggi lors d’un débat télévisé sur la participation gouvernementale, celles et ceux qui sont le plus favorables à une sortie du Conseil fédéral sont surtout des femmes et des jeunes car iels ont moins de places et d’avantages à préserver… Des responsables syndicaux attachés à la paix du travail ont aussi pesé en défaveur d’un départ du Conseil fédéral.
Il existe, surtout en Suisse alémanique, une fraction publique intitulée «Plateforme réformiste : les sociaux-libéraux au sein du Parti socialiste». Dans quelle mesure, à ton avis, ce courant pèse-t-il dans l’orientation du PSS? Rappelons-nous que son prédécesseur en 2003, «Le manifeste du Gurten», était signé entre autres par Simonetta Sommaruga, future conseillère fédérale.
Alors que dans d’autres partis sociaux-démocrates européens, comme le Labour Party en Grande-Bretagne sous Tony Blair à partir de 1994, l’orientation sociale-libérale est devenue clairement majoritaire (sauf durant l’intermède Jeremy Corbyn, en 2015–2020), ce n’est pas le cas en Suisse. Cependant, l’aile sociale-libérale, disposant d’un bon accès aux médias et de mandats influents comme, à l’heure actuelle, celui du conseiller aux États zurichois Daniel Jositsch*, joue un rôle de contrepoids important par rapport aux partisan·es d’une ligne plus combative, en particulier actif·ves dans la Jeunesse socialiste en Suisse alémanique.
Le maintien de sensibilités politiques aussi différentes au sein d’un même parti permet également de ratisser large d’un point de vue électoral. C’est l’un des atouts du PSS depuis les années 1970, alors qu’au sein d’autres partis sociaux-démocrates européens, l’aile centriste et l’aile gauche ne sont pas parvenues à cohabiter dans la durée au sein d’une même formation politique: ainsi, dans le cas du Labour, l’ascension de Tony Blair s’est combinée à de nombreuses exclusions frappant les militant·es de l’aile gauche. Au même moment, en Suisse, le président du PSS Peter Bodenmann cherche plutôt à gagner au PSS des militant·es de la gauche radicale, de crainte, explique-t-il lors d’une séance interne de la direction du parti, qu’ils·elles ne rejoignent le mouvement écologiste…
Quelles peuvent en être les conséquences au sein du PSS du conformisme des élu·es socialistes au Conseil fédéral (les récents cas d’Alain Berset et d’Elisabeth Baume-Schneider qui ont défendu en toute collégialité des projets anti-sociaux comme, PV2020, AVS 21 et LPP21 et qui ont combattu l’initiative pour une 13e rentehttps://solidarites.ch/journal/438-2/lpp-une-reforme-inique-pour-sauver-un-systeme-malade/)?
La contestation interne de l’alignement des conseiller·ères fédéraux·ales socialistes sur la politique bourgeoise a été vive durant les premières années que j’étudie dans le livre; c’est moins le cas aujourd’hui, notamment en raison de l’essoufflement de l’aile gauche dès la deuxième moitié des années 1980. Aujourd’hui, celle-ci est moins structurée au sein du PSS. Autant que je puisse en juger de l’extérieur, j’ai l’impression qu’une large partie des membres du PSS sont résigné·es à ce grand écart entre la ligne défendue par leurs conseiller·ères fédéral·es et celle du parti, comme s’il s’agissait du prix à payer pour participer aux exécutifs, au niveau fédéral comme aux échelons subalternes, compte tenu aussi de tous les avantages matériels qu’en retirent le parti et ses responsables. Cela dit, si l’austérité aujourd’hui mise en œuvre par le Conseil fédéral se durcit encore et surtout si cette politique suscite des réactions populaires et un regain des mouvements sociaux, il est tout à fait possible que ce débat ressurgisse au sein du PSS.
Propos recueillis par Hans-Peter Renk
* Lieutenant-colonel dans l’armée suisse, Daniel Jositsch est le seul membre «de gauche» au sein du groupe d’amitiés Suisse-Israël du Parlement fédéral. Comme la droite, il a dénoncé la sentence de la Cour européenne des droits de l’homme sur la plainte des Aînées pour le climat contre l’inaction de la Suisse officielle en matière de réchauffement climatique (HPR).