État espagnol

L’épuisement d’un régime dans le cadre d’une crise multiple

Pour comprendre un peu mieux ce qu’il se passe dans l’État espagnol, nous avons posé quelques questions à Jaime Pastor, militant du mouvement Anticapitalistas, professeur à l’Université nationale d’enseignement à distance et responsable de l’excellente revue Viento Sur.

Une femme en combinaison médicale dans une manifestation du personnel soignant, Barcelone, mars 2021
Grève de 24 heures des travailleurs·euses de la santé, Barcelone, 10 mars 2021

L’État espagnol vit une crise sociale, politique et économique sans précédent. On compte 4 millions de chômeurs·euses (pour la plupart des jeunes et des femmes). En face, la monarchie corrompue est aux abois, tandis que la hiérarchie militaire montre son admiration envers l’ancien dictateur et déclare qu’il faut fusiller 26 millions de personnes ; sans parler d’une extrême droite qui a le vent en poupe et de la Catalogne qui cherche sa voie vers l’indépendance. 

Le gouvernement « progressiste » de coalition entre le Parti socialiste et Podemos, s’adonne quant à lui à une politique tout à droite et à une répression policière féroce contre toute dissidence, comme contre le rappeur Pablo Hasél.

Tu parles de « l’épuisement d’un régime dans le cadre d’une crise multiple », qu’entends-tu par là ? À la crise sociale, politico-institutionnelle et nationale-territoriale (la Catalogne) qui s’est développée depuis 2011, s’ajoute la crise sanitaire et économique provoquée par la pandémie, tout cela dans le cadre plus général de la crise écologique et climatique. 

En complément de toutes ces crises, nous assistons maintenant à celle de la monarchie, avec les scandales du roi-voleur Juan Carlos Ier et l’interventionnisme politique de Felipe VI, ainsi qu’à un processus de radicalisation de la droite, caractérisé par l’ascension de Vox, dans un style toujours plus « trumpiste ». 

Tout cela caractérise l’usure croissante du régime, qui n’est malheureusement pas confronté à une opposition de rupture venant de la gauche.

Quel bilan fais-tu du gouvernement de coalition entre le Parti socialiste (PSOE) et Podemos ? Il existe une frustration des attentes suscitées dans une grande partie de la gauche sociale : les rares mesures sociales adoptées ont été tardives et limitées. Par contre, les principales promesses de l’accord de gouvernement – réforme fiscale progressive, dérogation des réformes du code du travail et de la loi de sécurité citoyenne (connue comme « loi-muselière »), réforme du code pénal -, ainsi que les espoirs que les fonds européens ne contribuent pas à un retour à la « normalité » (en bénéficiant aux grandes entreprises et au modèle productiviste habituel basé sur le tourisme et la construction), ne sont pas appliquées. Ce qui augmentera la dette publique.

Que se passe-t-il avec Podemos ? Podemos s’est transformé en un parti de notables, avec une base militante réduite, toujours plus centralisé, à l’exception de la Catalogne. Certes, il tente de se démarquer davantage des décisions gouvernementales avec lesquelles il n’est pas d’accord. 

Il maintient un discours anti-monarchique et il est la cible principale des attaques de la droite, du pouvoir judiciaire et des grands groupes médiatiques : c’est le reflet d’une droite espagnole n’ayant pas rompu avec ses gènes franquistes et faisant pression sur le PSOE pour que celui-ci rompe avec Podemos. Cela explique que, malgré les critiques, une partie de la gauche se situant à la gauche du PSOE continue de défendre la présence de Podemos au gouvernement comme un « moindre mal », face à un PSOE qui semble maintenant regarder plus à droite en cherchant des accords avec Ciudadanos.

Quelle est la situation du mouvement social ? Y a-t-il des perspectives de résistance ? Le moment n’est pas bon pour les mouvements sociaux : avant la pandémie, les mouvements féministe et écologiste – tous deux rénovés par l’engagement d’une nouvelle génération – étaient en ascension, mais ensuite ils sont restés bloqués. Durant l’année écoulée, il y a eu d’importantes mobilisations en défense de la santé publique. De nombreux réseaux d’appui ont été créés dans les quartiers et les localités. Il subsiste un puissant mouvement pour la défense du droit à un logement digne. Mais sur le plan syndical, il y a eu seulement des protestations à caractère défensif dans le secteur de l’automobile. Par contre, il y a eu des protestations de type corporatiste – spécialement dans le secteur de l’hôtellerie et des services – et d’autres mobilisations, bien que limitées, de l’extrême droite. Plus récemment, nous avons vu une importante révolte des jeunes en Catalogne pour protester contre la condamnation à la prison du rappeur Pablo Hasél, symbole important du mal-être croissant au sein d’une jeunesse très affectée par cette crise multiple. Elle se sent sans futur et de plus en plus criminalisée.

Il est difficile de faire des prévisions en ce moment. Si l’on sort de la phase la plus dure de la crise sanitaire, il y aura davantage de mobilisations. Mais ce ne sera pas facile de les conduire à partir de la gauche alternative autour d’un plan de sauvetage social et démocratique commun.

Propos recueillis par Juan Tortosa
Traduction du castillan : Hans-Peter Renk