Des glaces de l'Alaska aux neiges de la Patagonie


Des glaces de l’Alaska aux neiges de la Patagonie…


Vers un nouvel eldorado néolibéral? Du 20 au 22 avril, s’est tenu à Québec le troisième Sommet des Amériques. Il a principalement été question de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA). Quelles sont les origines de ce processus?

Erik Grobet

C’est la Commission économique de l’ONU pour l’Amérique latine (CEPAL) qui, depuis sa création en 1948, a été le principal moteur de l’intégration régionale par le biais d’une union douanière. Au cours des années cinquante, la CEPAL a développé un concept de coopération régionale, dans le but de stimuler le développement économique, basé sur un système de préférences commerciales. En 1958 et 1959 sont organisées à Santiago du Chili deux réunions de consultation sur la politique commerciale dans le sud du continent qui aboutiront, par la signature du traité de Montevideo, à la création, en 1960, de l’Association latino-américaine de libre-échange1 (ALALE).


Les premiers pas de l’ALALE


L’ALALE constitue le premier projet d’importance en matière d’intégration régionale sur le continent américain. Son objectif ultime était d’arriver progressivement à la constitution d’un vaste marché commun régional dans un délai de douze ans à partir de la création de la zone de libre-échange. Au cours des premières années, jusqu’en 1964, de nombreuses négociations multilatérales ont lieu afin d’établir des listes communes et des listes nationales, produit par produit, de réductions tarifaires et l’élimination progressive des entraves non tarifaires au commerce. Ainsi se préparait la libéralisation des échanges et le démantèlement de la plupart des mesures protectionnistes dans le cadre du commerce intra-régional. En 1962, Cuba demandait sans succès à intégrer l’ALALE. En fait, dès le milieu des années soixante, on assiste au déclin du projet de l’ALALE. Les régimes militaires qui commencent à voir le jour sur le continent vont développer des politiques économiques fermées et souvent axées sur une collaboration étroite avec les idéologues états-uniens défendant les intérêts de l’impérialisme yankee.


Pourtant malgré la paralysie des négociations multilatérales qui caractérise la seconde moitié des années soixante, la Conférence de Punta del Este de 1967 proclame une nouvelle fois l’objectif d’un «marché commun latino-américain» et fixe un délai maximum de quinze ans pour y parvenir. Mais à la fin des années soixante, les divisions se cristallisent entre les pays dits «commercialistes», comme l’Argentine, le Brésil ou le Mexique, et ceux dits «progressistes», comme la Bolivie, la Chili, la Colombie, l’Equateur ou le Pérou. Ces derniers créent, en parallèle de l’ALALE, un sous-groupe régional, le Groupe Andin (GRAN), par la signature, en 1969, de l’Accord de Cartagena. Le Venezuela rejoindra le GRAN en 1973, année où le Chili de Pinochet s’en retire.


La dynamique du Groupe Andin (GRAN)


Le Groupe Andin est le premier sous-groupe régional de l’ALALE2 et a été très dynamique durant les premières années de sa constitution. Il en a acquis une notoriété du même type que celle du MERCOSUR aujour-d’hui, qui cherche à constituer un pôle de résistance, ou à tout le moins un contre poids, à l’ALENA. Le GRAN a mis en place, de 1969 à 1975, un catalogue de mesures considérables, allant de programmes de dégrèvements tarifaires à l’institution d’un parlement andin, en passant par un régime commun sur les brevets et une politique harmonisée envers le capital étranger.


Cependant, le caractère ambitieux du programme du GRAN, ainsi que la crise économique de l’Amérique latine, liée à celles du pétrole et plus tard de la dette, a mis un sérieux frein au projet de regroupement régional andin. Dès le début des années septante, une grave crise au sein des processus d’intégration traverse tout le continent et les pays de l’ALALE décident de revoir à la baisse leur programme de libéralisation régionale en repoussant à 1980 le délai de la période de transition vers une zone de libre-échange. Cette année-là, constatant une nouvelle fois l’échec de leur projet, les pays négocient un nouveau traité extrêmement flou et remplacent l’ALALE par l’Association latino-américaine d’intégration (ALADI). Les négociations multilatérales sont abandonnées, tout comme toute forme de délai relatif aux objectifs d’intégration (zone de libre-échange, union douanière et marché commun).


L’ALADI devient un cadre de négociations bilatérales pour la mise en place d’une zone de préférences tarifaires. Ainsi, tout pays pouvait signer un accord de préférence tarifaire avec un autre pays de la région sans pour autant avoir l’obligation de l’étendre aux autres nations signataires. On assiste alors à la naissance de nombreux accords bilatéraux ou «mini-latéraux» de libéralisation commerciale.


Vers le MERCOSUR ou la Zone de Libre-échange des Amériques ?
En 1986, est signé le Programme d’intégration et de coopération entre l’Argentine et le Brésil, précurseur du MERCOSUR, entre 1987 et 1989, les Etats-Unis et le Canada négocient un traité bilatéral de libre-échange (ALE) et en 1989 sera fondé le Groupe des trois, accord de libre-échange entre la Colombie, le Mexique et le Venezuela.


Dans cette période, face aux difficultés rencontrées au cours du cycle de l’Uruguay du GATT, les Etats-Unis lancent l’idée d’un grand accord de libéralisation commerciale entre les «like-minded countries», soit les pays de l’OCDE. Cette idée de ne discute qu’entre pays défendant des intérêts convergents sera reprise en 1995 avec le lancement, au sein de l’OCDE, des négociations sur l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI). En juin 1990, George Bush annonce le lancement de l’Initiative pour les Amériques, visant à étendre l’ALENA, encore à l’état de projet à cette époque, sur l’ensemble du continent américain, «des glaces de l’Alaska aux neiges de Patagonie». Le projet de Zone de libre-échange des Amériques, si cher à Bush père, et repris amoureusement par Bush fils, n’en a pas moins été également fidèlement défendu par Bill Clinton. C’est ce dernier qui a pris l’initiative de convoquer, en décembre 1994, à Miami, le premier Sommet des Amériques, qui lancera les discussions sur la ZLEA.


Résistances à la ZLEA sous tutelle états-unienne


Cependant la réalité continentale est bien différente de celle des années soixante lorsque fut créée l’ALALE. Depuis une quinzaine d’année, les processus d’intégration «sous-régionales» se sont fortement accélérés. Ainsi, l’ALENA a été créée et c’est sur la base de cet accord que les Etats-Unis aimeraient négocier la ZLEA et, aux vues des premiers textes, relatifs au chapitre des investissements, rendus publics par une ONG canadienne, il est fort à parier que la volonté états-unienne sera respectée…


Toutefois, le Groupe Andin fait preuve ces dernières années d’un regain de vitalité, tout comme le Groupe des trois et les marchés centraméricains et caraïbes, sans oublier le MERCOSUR. Les discussions semblent donc difficiles, malgré des déclarations finales plus lénifiantes les unes que les autres, et il n’est de loin pas acquis qu’un consensus se développe d’ici à 2005 sur un texte concret d’accord, tant les tensions qui s’expriment entre les différents groupes restent vives.


La signification du MERCOSUR


C’est au milieu des années quatre-vingt que le projet de Marché Commun du Sud est né de premières tentatives de coopération économiques entre le Brésil et l’Argentine. Il a été créé le 26 mars 1991, par la signature du traité d’Asunción entre l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay. Depuis 1995, avec la signature du protocole d’Ouro Preto, il est devenu une union douanière (pas complètement achevée) entre ces quatre pays. Le MERCOSUR intéresse de nombreux pays, par ses retombées économiques et surtout par sa dimension politique. Tout dernièrement, à la veille du troisième Sommet des Amériques, le Président du Venezuela, Hugo Chavez, a déclaré vouloir adhérer au MERCOSUR et même y joindre l’ensemble des pays de la Communauté Andine. Un premier accord-cadre allant dans ce sens a d’ailleurs déjà été signé en avril 1998. Par ailleurs, le Chili et la Bolivie se sont d’ores et déjà rapprochés du MERCOSUR au moyen d’accords de libéralisation du commerce réciproque.


Dans un premier temps, le MERCOSUR ne devait être qu’une simple zone de libre-échange, assurant la libre circulation des marchandises sur les territoires des pays membres. Aujourd’hui, un processus graduel d’intégration est en marche. On s’approche peu à peu d’une union douanière, c’est-à-dire d’un groupe de pays doté d’une structure tarifaire commune par rapport aux pays tiers et, ce qui sera la troisième étape du processus d’intégration : la constitution d’un marché commun avec une politique commerciale commune.


Si, formellement, le MERCOSUR est encore une forme d’association assez faible et souple et qu’il paraît bien modeste par rapport à l’UE ou l’ALENA, il n’en demeure pas moins, dans les faits, un pôle politique très significatif sur le continent américain. Dès ses débuts, bien que n’étant qu’une simple zone de libre-échange, le MERCOSUR s’est profilé comme contrepoids politique et économique à l’ALENA, notamment dans le cadre des discussions puis des négociations relatives à la ZLEA. Cette particularité a contribué à attirer des pays tels que le Chili, la Bolivie ou le Venezuela, cherchant à s’allier pour défendre leurs intérêts face aux diktats impérialistes états-uniennes.


L’ALENA


Parmi l’ensemble des marchés régionaux existant actuellement sur le continent américain, l’ALENA est certainement le plus important, économiquement et politiquement. Conclut le 12 août 1992 entre le Canada, les Etats-Unis et le Mexique, après des négociations extrêmement brèves de quatorze mois, les centaines de pages de l’accord sont entrées en vigueur le premier janvier 1994.


L’ALENA est le projet de libéralisation économique le plus ambitieux qui ait abouti en Amérique. Il a notamment comme objectifs d’«éliminer les obstacles au commerce de produits et de services», d’«augmenter substantiellement les possibilités d’investissement» et de «créer le cadre d’une coopération multilatérale plus poussée afin d’accroître et d’élargir les avantages découlant du présent accord»3. Conçu comme une zone de libre-échange, il prévoit une réduction drastique des tarifs douaniers et des entraves non-tarifaires au commerce sur quinze ans4.


Mais l’ALENA va également beaucoup plus loin en s’attaquant aux secteurs des services et des investissements5, dont la libéralisation se heurte à des résistances au sein même de l’OMC. Ainsi, l’ALENA prévoit, par exemple, l’abandon au Mexique de toute restriction relative à la détention de banques par des intérêts étrangers ainsi qu’un libre accès au marché des assurances en six ans. Dans le domaine de la propriété intellectuelle6, l’ALENA va plus loin que l’ADPIC7, et les services financiers, comme l’investissement direct, sont au bénéfice de la clause de la nation la plus favorisée et du principe du traitement national8. Par ailleurs, les nationalisations ou expropriations sont par principe exclues, sauf en cas d’intérêt national reconnu, auquel cas des indemnisations définies dans la procédure de règlement des différends doivent être payées intégralement avant l’expropriation ou la nationalisation9. C’est d’ailleurs sur la base de l’ALENA qu’ont été conçus les articles relatifs à ces questions pour le projet d’AMI.


Enfin, formellement, les pays gardent l’autonomie de leur politique monétaire et de change. Toutefois, les déséquilibres extraordinaires entre les économies mexicaine et américaine rendent cette indépendance toute relative. L’ALENA prévoit également un organe de règlement des différends10 auprès duquel les parties, mais aussi des tiers privés peuvent déposer plainte. Ces droits particuliers reconnus aux entreprises en qualité d’investisseurs ont permis par exemple à Ethyl Corp. de porter plainte contre le gouvernement canadien qui avait interdit le MMT (un additif à l’essence contenant du manganèse). On ajoutera, qu’en terme de développement, l’ALENA a eu des conséquences dramatiques sur le Mexique, notamment par l’explosion des investissements dans la zone franche où le niveau moyen des salaires a diminué de 50% en quatre ans.


La ZLEA


Comme prévu à la lettre f de l’article 102 de l’ALENA, des négociations multilatérales ont été lancées afin d’élargir la portée et l’étendue de l’Accord. Après le premier Sommet des Amériques de décembre 1994, une première Conférence des ministres du commerce s’est tenue à Denver le 30 juin 1995 pour lancer les discussions sur la ZLEA et en fixer les objectifs. C’est lors de la quatrième Conférence des ministres du commerce, qui s’est tenue à San José au Costa Rica le 19 mars 1998, que le début des négociations a été formellement préparé, afin que celles-ci puissent être lancées en avril 1998, lors du second Sommet des Amériques à Santiago du Chili.


La libéralisation du commerce des biens et des services, comme des investissements, a été le sujet principal de discussion des trois Sommets des Amériques. Lors de la première édition à Miami, la politique du GATT et les accords de l’OMC ont été défendus avec vigueur et les pays présents se sont formellement engagés, notamment par le biais de la ZLEA, à «abattre les barrières au commerce et à l’investissement»11. C’est aussi à Miami qu’a été défini en neuf points le cadre de la ZLEA. Il y a par exemple été stipulé que la ZLEA «doit être en profonde adéquation avec les politiques du GATT et de l’OMC et des marchés régionaux existants, poursuivre la libéralisation des marchés et maximiser leur ouverture par le biais de négociations multilatérales»12. Lors des différentes Conférences ministérielles tenues entre les deux premiers Sommets des Amériques, de nombreux groupes de travail ont été constitués, sur des thèmes comme les investissements, l’accès aux marchés, les procédures douanières ou la «passation des marchés publics».


Dans la Déclaration finale de la Conférence de San José, il est fait mention du travail extraordinaire mené par le secteur privé lors des nombreux «Americas Business forum» qui ont régulièrement précédé les Conférences ministérielles et qui ont permis aux investisseurs de participer activement à l’élaboration du projet de ZLEA. Cette petite phrase perdue dans la déclaration est significative des intérêts défendus par les promoteurs de la ZLEA!


A l’issue du troisième Sommet des Amériques, malgré les mobilisations extrêmement massives contre la ZLEA, les objectifs fixés en 1994 ont été confirmés. Dans la déclaration de clôture du Sommet, les participants affirment être toujours convaincus que le néolibéralisme «est le meilleur moyen de promouvoir la prospérité, d’élever le niveau de vie, de garantir des conditions de travail décentes et de protéger l’environnement». Au royaume des aveugles, le borgne est roi… Le troisième Sommet des Amériques a par ailleurs confirmé le calendrier prévoyant une conclusion impérative des négociations en janvier 2005 et une entrée en vigueur de l’accord au plus tard en décembre 2005.


Heureusement, les mobilisations qui ont eu lieu à Buenos Aires et à Québec ces dernières semaines augurent de difficultés croissantes à venir pour les partisans de l’élargissement de l’ALENA au continent américain. A l’instar de l’AMI, la ZLEA permettrait la remise en causes des législations démocratiques telles que celles visant la protection des travailleuses et des travailleurs ou la sauvegarde de l’environnement et stimulerait la privatisation des secteurs d’utilité publique, tels l’enseignement et l’eau, alors même que de fortes mobilisations ont réussi ces derniers mois à contrer de tels projets. A l’instar de l’AMI, il est non seulement impératif, mais possible, de mettre un terme à ce projet dévastateur.



  1. Les pays signataires du traité de Montevideo sont l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Chili, le Mexique, le Paraguay, le Perou, l’Uruguay, la Colombie, l’Equateur et le Venezuela.
  2. A noter qu’avant la naissance du GRAN, sont créés le Marché commun centraméricain (1960) et l’Association de libre-échange de la Caraïbe (1965), mais les pays qui constituent ces deux regroupements régionaux ne font pas partie de l’ALALE.
  3. ALENA, I Chap. 1, art. 102.
  4. ALENA, II, Chap. 3, art 302.
  5. ALENA, V, Chap. 11, 12, 14.
  6. ALENA, Partie VI, Chap. 17.
  7. Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, signé à Marrakech en 1994 dans le cadre de l’Accord final du Cycle de l’Uruguay.
  8. ALENA, Partie II, Chap. 3, art 301 et Partie V, Chap. 11, art. 1102 et 1103. La clause de la nation la plus favorisée exige que les règles les plus favorables accordées à une partie soit appliquées à toutes les autres. Le principe du Traitement national implique que les importations de biens ou de services et les investissements étrangers, une fois dans le pays, soient soumis aux même règles que celles en vigueurs pour les biens, les services ou les investissements nationaux.
  9. ALENA, Partie V, Chap. 11, art. 1110 et ss.
  10. ALENA, Partie VII, Chap. 19-20.
  11. Plan d’Action du premier Sommet des Amériques.
  12. Initiative Nine du Plan d’Action du Sommet de Miami.