Enfants déplacés, enfances perdues

Enfants déplacés, enfances perdues



De 2003 à 2007, l’Ecole
d’Etudes sociales et pédagogiques de Lausanne ainsi que
l’Université de Bâle ont pu financer des travaux
visant à rendre compte de l’histoire des enfants
placés de force entre 1850 et 1950. Ces travaux ont permis la
mise sur pied d’une exposition « Enfants
placés, enfances volées » ainsi que la
rédaction de deux livres dont Enfants déplacés,
enfances perdues. Cet ouvrage est composé de témoignages
et de mises en perspective historiques, sociologiques et
économiques. Il présente une quarantaine de récits
parmi les 270 témoignages recueillis entre 2005 et 2008
auprès de personnes placées dans leur enfance.

Ces personnes ont été victimes d’un Etat suisse
autoritaire et démissionnaire. Autoritaire : ces placements ont
été décidés pour mettre fin à des
situations de maltraitance infantile avérées, mais ont
également été le résultat d’une politique
visant à retirer systématiquement de leur milieu les
enfants appartenant à des familles jugées trop
déviantes en regard du modèle traditionnel de la famille
bourgeoise. Des enfants yenisch furent ainsi retirés à
leur famille pour lutter contre « le vice du
vagabondage », tandis que des mères
célibataires se voyaient privées de leur enfant pour
préserver les bonnes mœurs. D’autres, nombreux,
étaient des enfants de familles miséreuses, incapables de
subvenir à leurs besoins vitaux. Leur placement était
censé éradiquer la paresse et la
dégénérescence dont étaient accusés
leur parent. Périodes de chômage prolongé, accident
de travail, veuvage, faillite commerciale, autant
d’événements susceptibles d’aboutir au
démantèlement d’une famille si celle-ci n’avait d’autre
recours que l’assistance publique. Ces placements étaient
généralement définitifs et impliquaient une
rupture totale du contact entre les parents et les enfants (absence de
droit de visite), ainsi que la séparation des enfants d’une
même fratrie. Jusqu’en 1945, le système des placements de
force faisait partie de la politique sociale de tous les cantons
suisses.

    Si l’Etat suisse était autoritaire, il
était trop souvent démissionnaire quant à ses
responsabilités vis-à-vis des enfants placés. Les
autorités se montrèrent ainsi plus soucieuses de la bonne
santé des finances communales que du bien-être de ces
enfants. L’agriculture manquant de bras, bon nombre d’enfants et
d’adolescents furent envoyés chez des familles de paysans,
souvent sur de petites exploitations de montagne. Si certains des
jeunes furent choyés par ces familles et purent
s’épanouir, la majorité fut cependant exploitée en
tant que main-d’œuvre docile et bon marché. Les
autorités se contentèrent souvent de fonctionner comme
une sorte d’agence de placement de main-d’œuvre
enfantine : les familles d’accueil recevaient des sommes
dérisoires pour s’occuper des enfants, étant entendu que
ces derniers financeraient eux-mêmes leur prise en charge
par… leur travail. Les enfants furent souvent placés loin
de chez eux, voire dans d’autres cantons, exilés de force pour
travailler là où existait une forte demande en
main-d’œuvre agricole.

    S’il était à l’époque courant
que les enfants des familles paysannes participent aux travaux de la
ferme, les enfants placés eurent à travailler beaucoup
plus durement que ceux-ci. Méprisés en raison de leur
origine sociale, on leur refusa généralement
l’accès à la formation professionnelle. La
scolarité obligatoire elle-même fut souvent
négligée. Plutôt que d’être
intégrés comme membres à part entière dans
leur famille d’accueil, ils étaient souvent traités
uniquement comme force de travail et leur besoins affectifs
ignorés. Des enfants furent réduits à
l’état d’esclave. Dans ce contexte, les maltraitances physiques
et les abus sexuels ne furent pas rares.

    Les autorités finançaient les
placements a minima, elles allouaient également très peu
de ressources au contrôle des conditions de vie des enfants
placés.  Ceux-ci recevaient fort rarement des visites de la
part de leur tuteur. Cet Etat alors si prompt à
démanteler des familles s’est ainsi rendu complices de toutes
sortes de situations de maltraitance gravissimes. Un vrai
désastre.

Séverine Scott Tchuente

Marco Leuenberger, Loretta Seglia (ed.), « Enfants déplacés, enfances perdues », Lausanne, Editions d’en bas, 2009