Défendre les droits humains: c'est dangereux en Colombie

Défendre les droits humains: c’est dangereux en Colombie

Alberto*, 24 ans, est né et vit en Colombie. Il a fait quatre ans d’étude de droit à Barranquilla, sa ville d’origine, mais n’a pas pu commencer sa dernière année: le 10 juin 2004, des militaires en civil l’ont intercepté et mis en prison pour quatre mois. Motif: activités d’opposition, considérées comme terroristes, à l’encontre de l’Etat. Pourtant, Alberto ne fait que défendre les droits humains au sein d’une association: il n’a jamais rien commis d’illégal. Son chef d’accusation n’est qu’un pur montage. Ce pour quoi il se bat, c’est l’arrêt de la violence qui gangrène son pays, c’est la justice et la paix pour son peuple, rien de plus.

Sorti de prison, menacé de mort par l’armée, il s’est enfui à Bogota, où il a vécu caché chez des amis. Alberto, ce gentil garçon au large sourire et à la voix paisible, venu à Genève témoigner devant la commission des droits de l’homme de l’ONU, retourne pourtant courageusement en Colombie, poursuivre son combat. Pour sa protection, il sera accueilli par les Brigades de la paix à l’aéroport. Dans cet entretien, il nous raconte sa situation et nous explique sa lutte au quotidien.

Dans quelle association milites-tu et quelles activités concrètes y fais-tu?

Tout d’abord, il est important de signaler que l’association dans laquelle je milite ( «Comisión Justicia y paz» ) a été partiellement dissoute sous les pressions des paramilitaires agissant sans doute pour le compte du gouvernement. Certains militant-e-s continuent leur travail, mais nos activités ont perdu beaucoup d’intensité. La commission était auparavant forte d’une vingtaine de jeunes étudiant-e-s en droit, tout comme moi, qui ont tous reçu des menaces violentes, d’incarcération, voire de mort. De même, une très grande partie des militant-e-s du réseau d’associations sociales, humanitaires ou de défense des droits de l’homme actives dans ma région ont reçu des menaces similaires et ont souvent cessé leurs activités. Notre travail, que je continue de faire de mon côté de manière plus discrète à Bogotá, consiste principalement dans une aide juridique aux populations déplacées en raison du conflit et dans la réalisation d’enquêtes sur les exactions commises par les différents groupes armés. De retour en Colombie, je voudrais reprendre mes activités d’appui juridique aux villageois-e-s chassés de leur terre et accentuer ma collaboration avec les communautés de paix.

Peux-tu nous dire pour quel motif l’armée t’a mis en prison?

Je suis récemment devenu représentant de la section jeune de mon association dans la région de Barranquilla et, par conséquent, je fais également partie de la coordination des organisations luttant dans la région pour la paix et les droits humains. En plus d’être un simple militant, ce qui est déjà vu comme un acte terroriste, j’étais, de par ma fonction, encore plus en vue, et donc considéré comme un élément particulièrement dangereux. De plus, ils ont inventé de toute pièce que j’avais participé à un attentat qui avait fait un mort, alors que je participais ce jour-là à un atelier. Quoi qu’il en soit, il suffit d’être impliqué d’une manière ou d’une autre en faveur du respect des droits humains et contre les orientations pro-militaires du gouvernement de Uribe, même au plus bas niveau, pour recevoir des pressions de ce type. La prison, c’est un moyen de mise à l’écart, et surtout un avertissement, qui laisse présager le pire. Au mieux ils s’arrêtent là, ils te surveillent en permanence, au pire, ils te font «disparaître» .

Combien de temps y es-tu resté et que s’est-il passé à ta sortie?

J’y suis resté quatre mois. J’avais peur que cette fausse inculpation ne s’arrête pas là. Mon cas était toujours étudié lorsque je suis sorti, et ce n’est que pendant que j’étais à Genève que j’ai appris que j’étais réellement blanchi. Actuellement, en Colombie, lorsqu’il est vraiment impossible d’accuser un militant d’actes illégaux, l’élimination physique est souvent une solution utilisée. Pour cette raison, un groupe des Brigades de Paix Internationales (PBI) est venu m’accueillir et m’a accompagné pour me protéger jusqu’à Bogotá, où j’ai décidé de me retrancher et de passer inaperçu. La capitale est plus sûre, il y a moins de militaires et de «paras» et ils ont beaucoup moins de chance de me trouver. Je change cependant régulièrement d’appartement par sécurité.

Dans quelle mesure as-tu pu
continuer tes activités?

Avec les menaces de mort et les différents moyens de pression exercés sur les membres de mon association et des autres organisations sociales et humanitaires, il a été difficile de continuer mes activités de manière très efficace, du moins pour un certain temps. Mon association a été en partie démantelée mais, depuis Bogotá, je travaille toujours avec certain-e-s d’entre eux sur des dossiers juridiques. On verra bien dans quelles conditions je pourrai travailler à mon retour, mais je compte bien m’y remettre de pied ferme.

Connais-tu d’autres personnes dans ta situation?

Bien sûr, cette politique envers celles/ceux qui s’opposent est quasiment systématique. Récemment, un membre des communautés de paix a été tué. Il en est de même pour un des mes professeurs de droit à l’université, qui était considéré comme un élément subversif. Et la liste est longue…

Selon toi, quelle différence y a-t-il entre les paramilitaires et l’armée?

Pour moi, il n’y en a aucune. L’armée passe une première fois pour donner un avertissement et ensuite, tu peux être sûr que le la fois suivante ce seront les «paras» , mandatés pour faire le sale boulot. C’est une manœuvre habile du gouvernement pour garder les mains propres et ne pas se faire réprimander par la communauté internationale.

Comment as-tu perçu l’expérience de la Commission des droits de l’homme? Sur quel(s) plan(s) as-tu pu vraiment faire avancer les choses pour ton pays?

Ce n’est pas quelque chose que je vous apprends, il est connu qu’actuellement la reconnaissance de la communauté internationale vis-à-vis des condamnations et mesures émanant de la Commission des droits de l’homme est presque nulle. Du point de vue du droit international, il n’y a pas de mécanismes juridiques contraignants pour les Etats fauteurs. Disons que j’aurai au moins pu témoigner devant la Commission et rapporter, à travers mon expérience personnelle, un cas concret de plus qui démontre la violence d’Etat qui règne dans mon pays. Mais le plus positif dans tout cela, et largement, ce sont les rencontres et les contacts que j’ai établis dans les couloirs des Nations Unies avec diverses ONG ou organisations (Brigades de Paix, OMCT, etc.), avec des gens très intéressés à titre personnel, des militant-e-s des droits humains colombiens, qui sont aujourd’hui réfugiés en Suisse, etc. J’ai pu renforcer les liens de solidarité entre mon pays et la Suisse, stimuler quelques initiatives concrètes, et trouver des relais pour continuer de parler de notre situation. Par exemple, si à terme nous pouvons coordonner des actions du type des missions civiles menées par les Brigades de Paix dans les communautés de paix à plus grande échelle, cela serait génial. Mais au bout du compte, je crois que le plus important est l’appui moral et le fait de se sentir écouté et soutenu par des gens vivant en dehors du conflit.

Qu’attends-tu de la Suisse et plus particulièrement des militant-e-s que tu as rencontrés ici? Dans quelle mesure penses-tu que la communauté internationale puisse aider le peuple colombien à s’en sortir?

Vu la complexité et le profond ancrage de notre conflit dans la société colombienne, il n’est pas évident d’exiger de la communauté internationale qu’elle vienne nous sauver. Bien que d’autres pays soient aussi en partie responsables de ce qui se passe en Colombie (par exemple les Etats-Unis, à travers le Plan Colombie), c’est avant tout des changements internes que nous devons générer nous-mêmes. Malheureusement, tant que Uribe est là, lui tout comme ses amis américains et européens ne risquent pas de bouger d’un poil. Malgré cela, il ne fait pas de doute que nous avons besoin de soutien extérieur: la première chose essentielle serait, au niveau du gouvernement suisse comme ailleurs, de reconnaître et de dénoncer les violation des droits humains commises par les groupes armés et le gouvernement colombien. Le problème, c’est que le prétexte de la lutte contre le terrorisme n’est pas uniquement un instrument de notre président Uribe; il ne fait que donner plus de légitimation aux principaux dirigeants occidentaux, qui l’utilisent aussi pour renforcer leur propagande sécuritaire. La communauté internationale, bloquée à ce niveau-là, n’est à mon avis pas prête à sortir de sa réserve. Quant à la Suisse, neutre, ne pourrait-elle pas peut-être faire un pas de plus?

Sur le plan associatif, toute initiative, aussi petite soit-elle, est la bienvenue. Un petit groupe de personnes, qui vient en mission civile pour protéger le développement politique des communauté de paix joue un rôle extrêmement important et nous est très utile. Tout comme le relais de l’information et la dénonciation permanente des violations des droits de l’homme en Colombie.

Tu as parlé d’ami-e-s colombiens qui se sont réfugiés en Suisse: pourquoi ne veux-tu pas obtenir ce statut?

En ce qui me concerne, je ne mets que ma propre vie en danger, beaucoup d’autres ont des familles, ce qui les oblige à fuir. Par ailleurs, certain-e-s sentent qu’ils sont plus efficaces depuis l’extérieur ou ont trop peur de la rhétorique d’assimilation terroristes-militant-e-s et de ses conséquences. Moi, ma place est là-bas et mon cœur aussi. J’ai besoin d’être actif sur le terrain. Je ne pourrai pas voir mon combat autrement, pour moi c’est une chance de rester.

Tu as dit que tu allais reprendre tes activités de plus belle à ton retour malgré les menaces, n’as-tu pas peur?

Bien sûr que j’ai peur, mais cela m’est égal, je veux faire tout mon possible pour que les gens puissent vivre en paix dans mon pays, et particulièrement pour aider les plus vulnérables. Dans un certain sens, je me sens une responsabilité morale vis-à-vis de celles/ceux qui ne peuvent pas se battre (les gens désemparés, les déplacé-e-s, les pauvres). J’ai la chance de pouvoir venir en Suisse, d’avoir certains moyens à disposition que d’autre n’ont pas. Pour moi, c’est un devoir, je n’ai pas le choix. Si je ne fais rien, peut-être la situation sera encore pire pour eux et pour moi.

Entretien réalisé par Gaétan MOREL

* Nom d’emprunt.