Chili: la «révolte des pingouins bleus»

Chili: la «révolte des pingouins bleus»

L’article de C. Camus analyse la rébellion des étudiantes et étudiants chiliens (ou «révolte des pingouins bleus», en référence à l’uniforme scolaire). Malgré la répression policière, un premier fusible a sauté: le chef de la police anti-émeute, révoqué par la présidente Michelle Bachelet.

«Vashele, querimos mejor educashion». On trouve ce slogan, qui joue sur le nom de la présidente chilienne, sur de nombreuses pancartes brandies par les étudiants du secondaire, lors des manifestations de ces dernières semaines. Elle montre la situation actuelle: anglicismes, dichotomie entre ignorance et culture, sagesse et mauvaise éducation, contradiction entre les secteurs publics, gratuit (médiocre), et privé (payant). 600 000 jeunes ont manifesté pour obtenir satisfaction sur les revendications suivantes:

  • l’octroi par les autorités du billet scolaire gratuit (non-paiement des transports par trains, métros ou autres moyens);
  • la gratuité de l’examen d’entrée à l’Université et des démarches administratives;
  • la révision du système de la «journée scolaire complète» (un véritable fiasco);
  • l’annulation de la loi organique constitutionnelle d’éducation (LOCE).

Cette loi (du 10 mars 1990) – l’une des dernières promulguées par la dictature militaire – garantit «laliberté d’enseignement qui permet d’ouvrir, d’organiser et de gérer des établissements scolaires». Elaborée non par des professionnels de l’éducation, mais par des économistes liés au secteur privé, elle fixe les règles du jeu, mais pas en matière d’enseignement. Elle institutionnalise l’entrée en force d’une logique de marché dans ce secteur. En effet, les anciens collèges – publics et gratuits – ont été transférés aux municipalités et mis en concurrence avec un secteur privé (et souvent subventionné). Jusqu’en 1973 (date du coup d’Etat contre le gouvernement de l’Unité populaire), l’éducation chilienne se situait à l’avant-garde en Amérique latine. La dictature militaire l’a fait régresser à un niveau jamais connu auparavant (réduction du nombre d’élèves: plus de 100 000 jusqu’en 1982, plus de 500 000 jusqu’aux années 1990).

L’héritage d’une catastrophe

Aujourd’hui, 4 places sur 5 – dans l’enseignement primaire et secondaire – concernent le secteur privé. En 1981, les collèges publics accueillaient 78% des élèves, aujourd’hui ce chiffre est de 50%. Les collèges subventionnés accueillent 41% des élèves, les collèges privés 9%. Les professeurs du secteur public ont donc migré vers le privé (2/3 de réductions salariales durant la dictature, une punition économique dévalorisant la profession).

La loi actuelle fait prévaloir la liberté d’enseignement sur le droit à l’éducation. Elle confère le droit à la propriété d’un collège ou d’en créer un sur la base des exigences minimales fixées par le ministère de l’Education: il n’existe aucun contrôle des subventions publiques ou de la qualité de l’enseignement. Un cas unique au monde.

L’économie a investi l’école pour faire prévaloir ses intérêts intellectuels, économiques, scientifiques et sociaux. Les directeurs sont libres de choisir leurs élèves, ils peuvent donc expulser les plus pauvres ou les «cas problématiques» pour raisons financières. Les élèves exclus du secteur privé sont relégués dans les collèges municipaux.

Aujourd’hui, les étudiants contestent un système d’éducation, dont le gouvernement de la «Concertation» (partis démocrate-chrétien et socialiste) reconnaît qu’il est resté inchangé depuis la fin du régime militaire. Le gouvernement admet certaines réformes (salaires des enseignants, système des subventions), mais sans remettre fondamentalement en cause la logique du système.

Mais d’autres milieux plaident pour l’abolition de la LOCE, la revalorisation de la qualification des enseignants et celle de leurs salaires, la réforme du SIMCE (système d’évaluation de la qualité de l’enseignement). Pour sortir le pays du sous-développement, l’Etat devrait procéder à des investissements gigantesques dans la santé, la science et l’éducation (mais ce thème n’intéresse pas le gouvernement actuel, sans parler de ses prédécesseurs…). Cette mobilisation représente une avancée fondamentale pour ceux qui croient à la nécessité d’un système éducatif de qualité (qui est un droit et non une marchandise). La participation citoyenne et syndicale est fondamentale pour imposer une réforme profonde du système éducatif chilien.

Christian CAMUS

Extrait de: Inprecor para América latina (www.inprecor.org.br)
Textes traduits de l’espagnol et adaptés par la rédaction de solidaritéS


Le plus beau mois de Mai

Ces mobilisations, dirigées par des étudiants de gauche élus comme porte-parole par leurs camarades, ont surpris la société chilienne: car la dictature militaire – outre la privatisation et la dévalorisation des services publics – avait réussi à inoculer dans de larges couches de la population l’individualisme et l’apolitisme. D’où l’inquiétude face à l’ampleur de ces manifestations et le degré de conscience démontré par ces adolescents qui savent qu’il leur faut lutter pour une véritable démocratie et la justice sociale – ou subir la précarité et l’exploitation imposée par le néolibéralisme. (…) L’ampleur de ces mobilisations annonce la naissance d’une nouvelle génération critique envers le néolibéralisme, capable de construire un mouvement populaire de masse qui puisse proposer une alternative de gauche, appuyée par des millions de citoyens.

Mario AMORÒS

Extrait de la revue Diagonal (Espacio Alternativo, Espagne)